Chaque année, Alain et Sabrina, agents de l’Office national des forêts (ONF), accueillent et sensibilisent des milliers de jeunes à la protection de l’environnement. Nous les avons rencontrés à une quarantaine de kilomètres de Paris, dans les Yvelines. Et la conversation a rapidement dérivé.
Le lieu de rendez-vous a été fixé à la gare de Rambouillet. Le soleil brille en ce jour d’avril et le temps est sec, agréable. J’attends mon interlocuteur patiemment, mon calepin à la main, quand une voiture de l’ONF arrive au loin. L’homme, au volant, m’ouvre la porte. Direction la forêt, cela va sans dire… Alain, agent forestier depuis plusieurs décennies, me conduit à l’Espace Rambouillet, un parc animalier situé à une quarantaine de kilomètres de Paris, au niveau de la commune de Sonchamp. Chaque année, des centaines et des centaines d’enfants y viennent guetter les traces d’animaux sauvages avec leur école, tels des indiens flairant les pistes de leurs ennemis.
Alain m’emmène dans son bureau pour discuter au calme, pardon, au vert. Car, oui, son espace de travail se trouve entre des chênes et des rapaces. Et aujourd’hui, il me parle de son métier à l’air libre sur une table en bois. Nous rejoint l’une de ses collègues, Sabrina, qui se présente : « Je travaille à l’ONF depuis 11 ans. J’accueille les groupes scolaires qui arrivent sur place en leur donnant quelques conseils de sécurité et de prudence. J’anime aussi des visites guidées en forêt sauvage avec les groupes et, pour les plus jeunes, je m’occupe des séances d’animation pour les enfants d’écoles maternelles en salle pendant une heure », explique-t-elle.
« Quant à moi, j’y suis depuis 27 ans, enchaîne Alain. Au départ, j’ai participé à l’élevage des faisans pour le parc des chasses présidentielles – qui n’existe plus, aujourd’hui. Trois ans plus tard, j’ai effectué un service civil à La Hulotte (« Le journal le plus lu dans les terriers, celui qui raconte la vie des animaux sauvages », ndlr) et pour l’association du conservatoire de patrimoine naturel de la région Champagne-Ardennes. J’ai commencé à encadrer des chantiers nature, de sensibilisation à l’environnement et à réaliser des inventaires botaniques. Puis un an plus tard, direction : mes Vosges natales. J’y ai intégré l’association militante Oiseau nature. »
En 1994 : retour à l’ONF pour mettre en place des découvertes de la nature en foret de Rambouillet à vélo. Une activité qui n’existe plus. Après avoir obtenu le brevet d’état d’animateur d’éducation à l’environnement et en complément de cette activité d’animation, le garçon a réalisé des inventaires botanique et ornithologique. « Quelques années plus tard, se souvient le salarié de l’ONF, je suis devenu responsable de l’équipe d’animation. Un poste que j’ai quitté il y a peu : aujourd’hui, je m’occupe de la gestion des grands animaux et du suivi des infrastructures (suivi de chantiers, d’obligations législatives en matières d’accueil du public, notamment)… »
Sentir la terre, s’allonger
Après la présentation rapide de mes deux intervenants, je demande quel public il reçoit à Rambouillet. Alain s’empresse de répliquer : « Nous accueillons, chaque années à l’Espace Rambouillet environ 50 000 enfants de l’école maternelle au lycée. Les adolescents et futurs bacheliers qui viennent ne sont pas en général dans les filières classiques, mais dans des établissements agricoles. Ils suivent des BTS « Gestion et protection de la nature » et « Aménagement des territoires et de l’environnement ». La majorité des enfants que nous accueillons proviennent des écoles primaires parisiennes et de la région francilienne. »
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Dans quel cadre viennent-ils ?, demandé-je. « Les visites des élèves suivent, la plupart du temps, le programme de découverte du monde du vivant. Les animations peuvent avoir lieu en début d’année – il s’agit alors d’une sortie qui sera exploitée tout au long de l’année par l’enseignant. Soit au printemps, au moment des naissances, ou en fin d’année, afin de valider des connaissances acquises en cours. »
« C’est ainsi que j’ai découvert l’espace de Rambouillet », précise sa collègue Sabrina. J’ai grandi en région parisienne, mais je n’ai pas eu cette chance, pensé-je.
Alain en vient à un point capital :
« Cette découverte du monde du vivant n’est pas généralisée, cela dépend du bon vouloir des enseignants. A l’occasion des sorties scolaires, certains enfants visitent le Futuroscope de Poitiers, d’autres découvrent le bord de mer. Vous comprenez ? »
Il me voit hocher de la tête.
« Cela dépend surtout des moyens financiers, ajoute Sabrina : les écoles et les communes n’ont pas toutes le même budget.
– Et, ainsi, certains instituteurs ou institutrices choisissent de ne pas organiser de sortie. Ils font leurs cours à partir de manuels scolaires, de films », explique-t-il, avec une pointe de regret, avant de poursuivre son raisonnement : « Or, selon moi, tout doit s’apprendre en participant : on doit voir les animaux, toucher les arbres, sentir la terre, s’allonger, écouter le milieu forestier et rester silencieux. »
Annette Gonnin-Bolo, maître de conférence honoraire en sciences de l’éducation abonde en ce sens (du moins, si nous nous fions à l’entretien qu’elle a accordé, en 2014 au site SNUipp.fr). Selon l’enseignante, « le rôle de l’école est de donner des clés de compréhension du monde tel qu’il fonctionne. » Elle ajoute : « Les sorties permettent de sortir de l’univers protégé de l’école pour découvrir d’autres choses, de réinterroger ce qu’on fait à l’école et de l’articuler avec ce qui se passe à l’extérieur. »
Aventuriers, indiens, pisteurs
Des propos qui me font penser à une autre interview, publiée sur le même site. C’est celle d’Olivier Ivanoff, le rédacteur en chef de la revue des Cahiers de l’Animation : « Les sorties permettent de construire des perceptions visuelles, auditives, sensitives du monde réel, ce qui est ensuite réinvesti dans d’autres situations et influe globalement sur l’ensemble de leurs apprentissages. L’autre aspect important est le développement des compétences psycho-sociales et du vivre ensemble. Beaucoup d’enfants sortent de moins en moins de chez eux. Les règles de vie, le rapport à l’autre, les consignes que l’on expérimente lors des sorties ne sont pas les mêmes qu’à l’école. »
Retour à Rambouillet.
« C’est d’autant plus important que certains jeunes que nous recevons n’ont jamais vu de forêt, enchaîne Sabrina. Nous devons les canaliser – ils prennent cet espace vert comme un défouloir – et tenter de les impliquer. Toutefois, de nombreux jeunes, qui n’ont vu des espèces animales que dans les dessins animés, sont ravis. Les observer découvrir les animaux, c’est magique…
– C’est vrai : ils ont l’impression de devenir aventuriers, indiens, pisteurs, confirme Alain. Comme ils parviennent à avoir une ouïe sélective, ils ne finissent par n’entendre que les oiseaux, mais il faut parfois beaucoup de patience afin de parvenir à ce résultat. »
« La terre nous fait vivre »
Alain et Sabrina tentent d’« impliquer » ces jeunes. Mais à quoi ressemblent concrètement leurs ateliers ? Quels messages leur font-ils passer ?
« Quand je m’occupais de l’animation, réplique le premier, je leur expliquais la vie de la forêt : par exemple que le chêne est une source de vie pour de nombreux animaux, en donnant une part de ses graines aux animaux pour les nourrir. Ces derniers lui rendent service en dispersant les graines, en effectuant des réserves comme le fait l’écureuil ou le geai des chênes. Animaux et végétaux sont interdépendants ! Parfois, mon rôle consiste aussi à corriger des a priori. »
« Certains petits disent que toucher la terre est sale. Mais ce n’est pas juste : la terre nous fait vivre, elle apporte aux plantes un support de vie et par extension nous fournit nourriture et oxygène. Parfois, je lance des devinettes et demande en particulier ce que les enfants peuvent manger dans la forêt. Certains, ignorants, répliquent : la pomme. »
Je dois poser la question : vous faites goûter également en milieu forestier ?
« Nous ne faisons plus goûter les plantes comestibles, glisse Alain, mais nous en parlons. Par exemple, l’alliaire, une plante dont les feuilles ont le goût de l’ail, et qui étaient utilisées autrefois pour parfumer les plats cuisinés ou les sauces, mais aussi l’ortie, dont on redécouvre ses bienfaits : une fois débarrassée de ses cils urticants, elle se révèle riche en minéraux et en vitamines C (sept fois plus que dans l’orange !). Nous faisons découvrir ce que nous pouvons manger, comme les châtaignes et les champignons, mais aussi ce qui peut soigner, comme la sève du bouleau… Vous saviez cela ? Non ? »
Je fais non de la tête.
Selon Alain, rien de plus logique. « Les Français sont de plus en plus déconnectés de la nature, dit-il, avant de préciser sa pensée : « On le voit… d’autant plus que de moins en moins de Français ont des grands-parents fermiers – ainsi les enfants apprennent-ils moins à reconnaître les fruits et les légumes, sans oublier les rythmes des récoltes ou encore la vie des animaux d’élevage… »
Un programme riche et intéressant, mais de moins en moins enseigné. Et ce, car les sorties scolaires, notamment à la ferme, se font de plus en plus rares depuis les années 90, comme je l’avais lu avant notre rencontre à Rambouillet.
La preuve avec cet extrait d’un rapport que j’avais dégoté durant mes recherches ; un rapport de la députée de la Sarthe Béatrice Pavy (plus en poste), demandée en 2004 par le Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin.
« Les séjours se diversifient à partir de 1957 : classes de mer et classes vertes apparaissent. Le grand essor des classes transplantées intervient à compter de 1982, à l’initiative d’Alain Savary, alors ministre de l’Education nationale : de 51 000 élèves en 1967, on passe à 350 000 en 1982, à comparer aux 32 enfants partis en 1953 ! Deux affaires tragiques marqueront le coup d’arrêt de cette considérable expansion, l’accident du Drac en décembre 1995 et l’avalanche des Orres en janvier 1998.
Le souci de sécurité prend alors le dessus, chez les enseignants comme chez les parents. L’heure est maintenant aux ‘sorties scolaires avec nuitées’, encadrées par des textes réglementaires aussi contraignants que la nouvelle terminologie est rébarbative. Depuis lors, les départs ne cessent de diminuer, et les destinations peu éloignées, voire à l’intérieur du département, pour une durée très courte, sont largement privilégiées. »
Plus de sorties en forêt et moins de maths ?
Qu’en pense Alain, membre de l’ONF ?
« La société s’est rigidifiée, il y a de plus en plus de formulaires à remplir pour pouvoir effectuer des sorties scolaires. C’est un premier frein. Les subventions sont moins nombreuses pour financer ces sorties, par ailleurs. Nous avions un budget plus important pour faire de l’information d’intérêt général. A ce jour, ces actions existent toujours, de manière plus ciblées, par exemple en finançant en partie l’existence de l’Espace Rambouillet ou des journées grand public autour de la forêt. L’agent forestier a entre autres une mission d’intérêt général, il donne des cours gratuitement et reçoit les élèves des écoles environnantes. Or, son métier a évolué et il a moins de temps à consacrer à cette mission. C’était à l’époque plus incitatif. »
On fait quoi, du coup ?
« Il faudrait que les enfants viennent plus sur le terrain – la plupart des groupes ne sortent en forêt qu’une fois l’année… une heure ou deux.
– L’initiation est importante, mais elle n’est pas suffisante, ajoute Sabrina. Toutes les écoles devraient avoir le même budget et, ainsi, organiser, dans un souci d’équilibre, le même nombre de sorties au vert.
– Si, pour les écoles, les communes procurent des ordinateurs, pourquoi ne pourrait-on pas payer des chauffeurs de bus pour emmener les enfants dans la forêt ? Est-ce plus important d’enseigner les suites binaires et les algorithmes que la nature et ses rythmes ? »
Coupe-Gorge
Certaines associations, embrayé-je, vont dans les écoles, animent des ateliers, font pousser des plantes et des légumes sur les toits des établissements.
« Vous avez raison, note Alain, mais ce sont des volontés individuelles et non une politique généralisée au sein de l’Éducation nationale. Mais heureusement, c’est une bonne chose que ces actions existent. »
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A Rambouillet ne viennent pas que des enfants. Les adultes profitent également du lieu, qui n’est donc pas réservé à l’animation. Chaque année, le parc animalier enregistre 100 000 visiteurs.
« Certains sont là régulièrement, car c’est un espace clos, protégé, surveillé, analyse Alain. On y trouve aussi des amateurs de cerfs, passionnés par la période du brame vers septembre-octobre (quand le cerf cherche sa femelle et se reproduit). Ceux-ci recherchent la rareté, la sensation, quand les cerfs se battent. Il y aussi des amoureux de la nature et un public familial : des parents attentifs à l’éducation de leurs enfants.
– Certains sont venus étant enfants, et reviennent quelques années plus tard en famille », explique Sabrina.
« C’est intéressant, car de plus en plus de parents, qui n’ont pas le temps, enchaîne Alain, installent les enfants devant la télé ou devant un autre écran par facilité). Ainsi, l’attention des enfants se réduit. Leur champ d’exploration recule aussi. Ils découvrent moins par eux-mêmes.
– N’oublions pas que certains adultes ont désormais peur de laisser seuls leurs bambins. Il y a trente ans, nous les laissions plus facilement – ils allaient, pour ceux qui pouvaient, à l’école, en vélo, par exemple. Je ne laisserais actuellement pas ma fille seule, même dans une forêt », avoue Sabrina.
« Tu sais, la forêt a toujours été considérée comme un espace hostile à l’homme, rétorque son collègue, avant de se retourner vers moi. Je vous donne un exemple. A Rambouillet, vous trouvez un lieu-dit : Coupe-gorge. Pourquoi ce nom ? Car, autrefois, les diligences, à l’entrée des bois, étaient arrêtées, braquées. La légende veut que les criminels, les prédateurs se cachaient dans ces espaces verts sombres. Or, la forêt n’est pas dangereuse… La méconnaissance, en revanche, l’est. Quand on ne connaît pas, on n’ose pas, on fait des bêtises. On arrache une fleur, une branche d’arbre… »
Sa collègue sourit, puis affirme :
« Alain vit en osmose avec la nature, il ne supporte pas qu’on parle en mal des bois… »
– Oui, je suis un intégriste vert. J’ai un mode de vie assez marginal. Je suis un bobo, sourit-il. Je me caricature là.
– Oui, mais tu n’es pas un bobo parisien », ajoute-t-elle en riant, encore.
– « Je mange bio », poursuit-il.
C’est quoi, pour vous, un « bobo » ?, demandé-je.
« C’est la représentation d’une qualité de vie, liée à un art de vivre, mais c’est surtout une mode, une tendance… »
– Non, tu n’es pas un intégriste vert…
– J’ai grandi dans les bois, dans les Vosges. Là où je suis désormais, j’ai la nature comme voisine, c’est un luxe. J’essaie d’avoir une vie saine : je me nourris de mes légumes et des œufs de mes poules, qui elles-mêmes finissent parfois à la casserole.
C’est bien pour les déchets, les poules ? Question, bien évidemment, un brin provoc’.
« La poule ? Ce n’est pas une poubelle ? »
« Ça, c’est la version citadine de la poule, sourit Alain, auteur de Quelques poules dans mon jardin : Comment les choisir et bien s’en occuper (Ulmer, 2014). Cette espèce a besoin de courir, de manger de l’herbe et une diversité d’insectes. En revanche, ce n’est pas une poubelle du quartier se contentant d’épluchures de pommes traitées. Mais, oui, j’exagère : la poule est omnivore. Sabrina, tu as raison, je ne suis pas intégriste. Mais je suis curieux du monde. J’ai un problème avec le fait que des gens ne le sont pas. Pour moi, cela signifie vouloir comprendre les autres et notre environnement. Si on ne sait pas, il ne faut pas hésiter à entrer dans une forêt, à observer et à se poser des questions. Ne zappez pas vos propres interrogations. Allez au fond des choses, comme le fait le journal XXI, forcez-vous à réfléchir… »
Alain aurait pu finir journaliste… Je lui soumets l’idée, il sourit, tandis que Sabrina reprend le débat :
« Quant à moi, je n’ai pas la place pour un potager, mais je fais attention à mon alimentation. Je suis certes une plus grande consommatrice que toi, estime Sabrina, se tournant vers son collègue, mais j’essaye de consommer local, d’acheter seulement en cas de besoin, de ne pas me goinfrer d’antibiotiques, d’utiliser des huiles essentielles. J’ai une télévision, mais je ne l’allume que pour les dessins animés que mon enfant regarde.
– Je n’ai pas de télévision, tient à préciser Alain. D’autres la regardent trois heures par jour : sur une vie, cela revient à la suivre… quelques années. Des personnes regardent une émission, puis une publicité. Et ils filent faire des courses… Le discours, c’est, poursuit Alain, un brin ironique : « Je suis déprimé, cela m’a fait du bien de dépenser des sous. » Une façon d’exister… »
C’est ça, pour vous, la consommation ?, demandé-je.
« Je vous pose la même question. »
Un vrai journaliste, dans l’âme, on vous dit. Et en plus, fin amateur de XXI, que certains au Zéphyr aime par-dessus tout. Jouons avec lui.
Quant on lit, on consomme, non ? On peut consommer en échangeant des idées ?
Alain finit par craquer et répondre à la question.
« La consommation, pour moi, est liée à une vie de masse et de non-réflexion. Nous faisons les choses sans réfléchir, car nous « devons » les faire. Nous sommes formatés et disséqués par tout. Nous faisons des classements, également : tout à l’heure, nous parlions des bobos… » Alain fait une pause et lâche : « En disant cela, je ne m’exclus pas du fait que moi-même je catégorise, plus ou moins consciencieusement. »
Un peu d’auto-dérision ne fait pas de mal. Sa collègue reprend la main, après une minute de silence.
« C’est ça, la société, nous sommes un peu formatés pour devenir, en quelques sortes, des robots : nous éduquons les enfants à l’école maternelle de telle manière. Il faut qu’ils soient comme ca, comme ci…
– C’est un système, admet Alain, comme pour enfoncer le clou, mais j’y participe plus ou moins. » / Philippe Lesaffre