Julien Talpin n’est pas seulement chercheur en science politique au CNRS. Il se voit comme un acteur du changement social dans les quartiers populaires qu’il étudie. Nous avons fait quelques pas avec lui, dans les cités de Roubaix, son bureau à ciel ouvert.
Nous devions nous retrouver à Paris. Mais le chercheur n’y est guère ! Las, je lui ai proposé de venir à lui. Ce matin, je rejoins donc Julien Talpin à l’orée de la cité de l’Alma, à 10 minutes à pied de la gare de Roubaix. Il est tôt. Accoudé au zinc du café des Potes, il m’offre une noisette allongée.
J’ai lu dans Nord Éclair que vous avez choisi d’habiter à Roubaix, alors que la plupart de vos collègues, qui travaillent à Lille, continuent de vivre à Paris. Pourquoi ce choix ?
« Parce que cette ville est fascinante. La plus pauvre de France, forte tradition ouvrière marquée par la désindustrialisation, une histoire migratoire très riche. Pour comprendre toutes ces problématiques, il m’a semblé important de résider sur place. C’est ce qu’on appelle la méthode ethnographique en sociologie. Habiter dans un quartier populaire, ça peut être très sympa ! Et puis, à Roubaix, les enjeux de gentrification sont moins forts : en m’installant là, je ne prends pas forcément la place de plus pauvres que moi… »
« Comme dirait Gramsci »
Réchauffés, nous partons en tournée d’observation dans cette ville qui le fascine. Et puisque nous avons en commun d’avoir étudié à Sciences Po, je lui demande s’il avait toujours visé une spécialisation en sciences sociales ou hésité à faire de l’économie ou à passer l’ENA.
« J’ai très vite su que je voulais faire des sciences sociales, parce que j’étais convaincu que les idées mènent en partie le monde, et donc si on veut le changer, avance-t-il, ça suppose de lutter aussi sur le terrain de l’hégémonie idéologique, comme dirait Gramsci. Et puis Sciences Po reste un des hauts lieux d’étude de la science politique en France. »
Je me rends soudain compte du décalage de cette conversation dans un tel environnement, cloisonné de HLM et de petites maisons en briques à l’air délabré. Je me demande si lui, le « nomade de luxe » comme dit Jacques Attali dans son essai L’Homme nomade, si lui, le sur-diplômé, toujours en balade entre Paris, Roubaix et la Californie où il poursuit des recherches sur les quartiers paupérisés, si lui n’a pas l’impression de ne pas être à sa place ici…
« On pourrait très bien me dire que je vis sur le dos des gens des quartiers. C’est pourquoi j’essaie de ne pas être dans une posture surplombante, mais de leur être d’une certaine façon utile. Par exemple, une bonne partie de mon temps est consacré à faire une forme d’éducation populaire, via des conférences de diffusion de mes recherches, auprès de centres sociaux, d’associations, de mouvements sociaux, etc. », répond-il.
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Le privilège blanc
Oui, mais ce jeune homme qui a tant écrit sur les discriminations, en a-t-il déjà fait l’expérience ne serait-ce qu’une fois ?
« Bonne question, sourit-il. Non j’ai très peu subi de discriminations, justement. Habitant dans un quartier populaire, en tant que blanc, on se rend compte du privilège (qui plus est, quand on est de classe moyenne) de ne pas subir cette violence que sont les discriminations. En revanche, quand j’interviewe des habitants, l’enjeu des discriminations à l’embauche, dans l’accès au stage, dans l’orientation scolaire ou les contrôles au faciès par la police revient sans cesse, avance le sociologue.
C’est une problématique centrale qui explique qu’il y ait ici une telle colère et un sentiment d’injustice profond. Moi, par rapport à eux, je vis une sorte de discrimination positive : c’est d’autant plus facile pour moi de trouver un logement que c’est difficile pour eux. Quand, à Roubaix, des policiers m’arrêtent quand je conduis et que j’ai oublié mes papiers ou mon permis, ils me demandent gentiment d’aller les chercher chez moi. Je peux vous dire que ça ne se passe pas exactement pareil pour mes amis noirs ou arabes. C’est ce qu’on appelle le privilège blanc. »
À ces mots, je pense à l’Amérique et à la société américaine racialisée. Ces mots m’inspirent donc une question sur le travail de Julien Talpin dans les quartiers populaires de Los Angeles. Je lui demande quel a été le moment le plus marquant de ce voyage.
« Il y en a plein. Le meilleur, c’est de voir les gens que j’étudie, les habitants des quartiers, se mobiliser, se battre pour leurs droits et obtenir de vraies victoires, c’est magnifique ! Quand je vois le niveau de conscience politique de certains ados que j’ai interviewés, dont les parents sont en prison ou morts, qui connaissent la précarité, je me dis que les associations que j’ai suivies font un travail exceptionnel. Après, il ne faut pas enjoliver la situation dans ces quartiers. Je me rappelle justement d’une interview que je faisais dans un Burger King, et, à un moment, deux clients se sont embrouillés, l’un a sorti un pistolet, tout le monde s’est couché par terre… il n’y a pas eu de coup de feu, mais c’était chaud quand même. »
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The Wire
Voici une scène digne d’une série policière ! Sachant qu’il a aussi étudié, dans le livre L’Amérique sur écoute (La Découverte), la série The Wire sur les banlieues américaines, je lui demande si ce genre de feuilleton pourrait exister en France.
« On avait justement essayé de poser cette question dans le livre, et, outre les questions financières, il y a aussi la façon dont le monde de la télé et du cinéma fonctionnent en France et sont très éloignés des banlieues et des populations descendant de l’immigration. C’est de moins en moins vrai au ciné, avec des films comme Divines ou Swagger. Mais, plus que The Wire, c’est plutôt un West Wing que j’aimerais voir en France, où l’on verrait l’élection du premier président noir, ce serait un beau scénario, un peu à l’image du film Ils l’ont fait sur l’expérience de la démocratie directe dans les quartiers populaires.»
Pendant que nous palabrons, une bande de « jeunes de banlieue », comme disent les JT, nous toise, assis sous un porche, à dix mètres. Un smartphone crache de la musique. Et eux ?
Quel est son regard sur eux ? Sont-ils issus d’une génération perdue ?
« Pas du tout ! Ils sont plein de ressources, mais ils en prennent vraiment plein la tête en termes d’exclusion, de discrimination, de stigmatisation. C’est dur. Il y a une vraie violence sociale. On leur répète sans cesse qu’ils ne sont pas de vrais Français, qu’ils sont des délinquants en puissance. Ce qui leur manque souvent, c’est un cadre pour interpréter ces mises en cause et y résister. C’est tout le travail qu’essaient de faire des associations, des mouvements d’éducation populaire. Politiser cette colère rentrée. Mais le problème, c’est que ces acteurs ne sont pas beaucoup soutenus par les institutions. »
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Comprendre pour combattre
Nous sommes à mi-parcours, mon train pour Paris part dans une heure. Il me propose de revenir sur nos pas jusqu’à la gare. Au fil de nos échanges, j’ai saisi que Julien Talpin est plus un acteur de la vie sociale et politique locale, qu’un chercheur en observation. J’ose la formule : êtes-vous un chercheur engagé ?
« Effectivement, puisque mes questionnements sont issus d’interrogations qu’ont des militants, des activistes et toute une partie de la gauche aujourd’hui, et que j’espère que les réponses que j’y apporte peuvent les nourrir. Mais je sais aussi que la meilleure façon d’être utile à ces militants, c’est de produire des recherches sérieuses, et de ne pas être dans la complaisance. »
Comprendre pour combattre. Il y a beaucoup de l’héritage de Pierre Bourdieu chez Julien Talpin. Et je ne crois plus qu’il soit un utopiste. Lui-même se définit d’ailleurs comme chercheur d’« utopies réelles », selon le mot du sociologue américain Erik Olin Wright. « Des expérimentations ici et maintenant de ce que pourrait être un autre monde, plus juste, et les moyens d’y parvenir. Car toutes les expériences que j’étudie existent bel et bien, ce ne sont pas des chimères, mais tout l’enjeu – et c’est là que les sciences sociales peuvent être utiles – c’est leur généralisation. »
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Au moment de nous quitter, je lui offre Le Grand Combat, de Ta-Nehisi Coates, l’épopée romanesque d’un bad boy black, paumé dans le Baltimore des années 80. Content qu’il ne l’ait pas encore lu, je lui demande s’il n’a pas jamais songé à écrire un roman, pour parler autrement de la réalité des ghettos ?
« À chacun son talent », rétorque-t-il, avant d’ajouter un « à voir ! », plein de promesses. « J’aimerais bien si je savais faire, poursuit Julien Talpin. Parce qu’effectivement on touche un autre public. J’ai d’ailleurs découvert cet été les romans de Léonora Miano, qui décrit très finement ce que c’est d’être une femme noire aujourd’hui en France, c’est magnifiquement écrit, et ça, aucune recherche en sciences sociales ne pourra jamais le rendre. » Soudain, des jeunes le reconnaissent, l’interpellent, le rejoignent. Je m’en retourne alors vers Paris. Ici, Julien Talpin est définitivement chez lui. / Jacques Tiberi