Après 15 ans de carrière l’avocate pénaliste Marie Dosé est une pasionaria du barreau de Paris, engagée dans les dossiers terroristes, contre Lafarge ou Nicolas Sarkozy.

écoutez la voix de Marie Dosé et le podcast de cet entretien.

 

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L’espace est lumineux, minimaliste. Un bureau de bois. Deux fauteuils Empire. Des rayonnages lourds de dossiers rouges. Une bibliothèque, où des Unes de Libé encadrées trônent devant les codes Dalloz. À sa patère pend la robe noire. À son clou, une litho de Bernard Buffet. Maître Dosé est en retard. Elle a passé la matinée au parloir de Fleury-Mérogis.

Vous êtes une avocate pénaliste de la défense. Je vous ai écoutée plaider avec force et passion la cause de l’artiste Deborah De Robertis, arrêtée après avoir posé, cuisses écartées, devant la Joconde. Qu’est-ce qui vous anime ? 

Je crois, finalement, que je suis en lutte permanente contre la facilité. Parce que, pour moi, tout ce qui est facile conduit nécessairement à la médiocrité. Dans l’affaire De Robertis, j’entendais dire autour de moi : « Mais comment tu peux défendre une femme qui croit faire de l’art en montrant son sexe ? C’est tellement bête ! » Mais on trouve de l’intelligence dans chaque chose ! Il suffit de le vouloir, de le travailler. Décider arbitrairement ce qui est médiocre et ce qui ne l’est pas relève encore et toujours d’une forme de paresse intellectuelle dont nous devons nous défier. Il faut au contraire approfondir et questionner scrupuleusement chaque chose. Et dès l’instant où on quitte la sphère de la facilité, on pose de l’intelligence.

« On dompte un peuple par son appétence à la facilité »

En tant qu’avocate pénaliste, vous défendez les Femen, des blessés et des veuves de l’attentat de Karachi face à Édouard Balladur et vous accusez le cimentier Lafarge de financement d’entreprise terroriste en Syrie. Vous considérez vous comme un contre-pouvoir ?

Je ne m’installe jamais dans un rapport de force et ne me suis jamais pensée comme un contre-pouvoir. Je suis simplement, et presque par nature, du côté de ceux que l’on choisit de rejeter et que l’on exclut avec une assurance que je trouve parfois obscène. Ce qui m’a toujours révoltée et angoissée, c’est la capacité des individus à succomber aux poncifs et aux jugements à l’emporte-pièce, cette aisance avec laquelle ils désignent le mal ou celui qui est censé l’incarner. Je crois que je suis allergique à cela, à cette façon dont tant de gens, finalement, se rassurent sur eux-mêmes en désignant l’autre. On dompte un peuple par son appétence à la facilité.

Pourriez-vous devenir juge ?

Non. J’ai terminé peu ou prou Quand un avocat et un juré délibèrent (avec Pierre-Marie Abadie, Dalloz, 2014) par cette phrase : « Je ne me souhaite aucune autre robe que celle de la défense. » Un gouffre sépare les avocats et les magistrats, parce que la liberté de l’avocat fait peur. L’avocat est celui qui encombre, qui empêche le magistrat de tourner en rond et de prendre soin jour après jour de ses petites certitudes. Dans notre système judiciaire marqué par la violence de l’inquisitoire, la présence de l’avocat n’empêche pas qu’un justiciable soit écrasé par l’institution, mais elle l’oblige à regarder en face le désastre que peut revêtir son action : à chaque instant, l’avocat donne chair à l’homme qu’une procédure tend à désincarner.

L’avocat, c’est l’emmerdant. Et ça, je le vis depuis plus de quinze ans, à chaque seconde de mon quotidien professionnel. J’ai toujours eu des rapports difficiles avec la plupart des magistrats, et particulièrement avec les juges d’instruction. Le huis-clos de leur cabinet les confortent dans leurs certitudes et leur défiance envers le contradictoire et la défense… Je ne pourrai pas juger, parce que je ne pourrai pas oublier tout ce que j’ai vécu pendant toutes ces années. Et puis, j’aurais le sentiment de trahir le plus précieux, le plus intime de ce qui m’a été confié.

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 « Il faut ramener la prison à sa première finalité »

Dans ce cas, vous feriez un mauvais procureur…

Très franchement, requérir contre un prévenu ou un accusé exige un bagage de certitudes et une confiance en soi très particulière qui me sont parfaitement étrangers. Et j’ai très souvent envie d’opposer, à la sempiternelle question « comment je parviens à défendre un violeur » : « Mais comment peut-on soutenir chaque jour l’accusation, réclamer des incarcérations, des années d’emprisonnement, des interdictions du territoire ? Comment fait-on pour se sentir à ce point légitime à punir et à enfermer ? » Cette capacité à revêtir la robe de l’accusation, à ajouter du mal au mal ou à résoudre le mal par le mal m’a toujours déconcertée. Et tout particulièrement lorsqu’il se dégage de certains réquisitoires une certaine volupté, un plaisir malsain à écraser celui dont il ne reste déjà plus grand-chose.

Sur les plateaux de télé comme dans les diners en ville, j’entends parfois cette question : « Comment punir des gens qui n’ont plus peur de la prison ? » Quelle serait votre réponse ?

Il y a un problème dans votre question. Elle suppose que la finalité de la sanction, c’est de faire peur et de faire mal. Or, ça devrait être le contraire. Il faut ramener la prison à sa première finalité : enfermer, priver de liberté. En-fer-mer. Rien d’autre. Pour quoi ? Pour mieux punir.

Mais que faites-vous de la peur du gendarme ?

Croyez-vous qu’on apprenne à un enfant à ne pas être violent… en le frappant ? Celui qui a battu sa femme et se retrouve indigent en prison a une chance sur cinq d’être agressé dans une douche ou d’être passé à tabac dans la cour des promenades. Le problème est là. La prison, ce n’est pas un enfermement, c’est une violence républicaine, et cette violence est aussi illégitime qu’illégale. Et puis, certains hommes n’auront jamais peur du gendarme, parce que, depuis la nuit des temps, des hommes, et parfois des hommes extraordinaires, d’ailleurs, n’ont peur de rien. Et ils réalisent dans leur vie ce que nous sommes incapables de réussir, parce que, contrairement à eux, nous restons bloqués dans nos peurs.

Ces têtes brûlées libérées de nos torpeurs sont capables du meilleur comme du pire : à nous de construire des sociétés qui leur donnent envie du meilleur, à nous de construire des prisons qui leur ouvrent le champ des possibles au lieu de les conforter dans le pire. Il faut en finir avec cette fable du risque zéro. La prison ne sert à rien dans l’état où elle est, sauf – entre autres choses – à fabriquer du terrorisme. Et il ne s’agit plus seulement d’une contamination des prisonniers de droit commun par des personnes radicalisées, mais d’un traitement carcéral qui n’offre rien d’autre que cette ancrage dans la radicalisation. Croyez-vous sincèrement qu’on déradicalise un détenu en l’isolant dans sa cellule ? Certains de mes clients, mis en examen et détenus pour des faits à caractère terroriste, attendent depuis des mois de rencontrer un psychologue, et voient leur accès à toutes activités culturelles en détention limité.

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« Tout se joue en prison »

Il faudrait alors que les prisons soient des écoles…

Il m’arrive de faire faire des dictées à certains de mes clients au parloir, de leur demander de m’écrire une dissertation sur un film, ou de leur envoyer des livres. Je me souviens de l’un d’eux qui, en entrant au parloir, me balance tout de go : « Ouah comme j’l’ai kiffée, la Clève ! » La réalité est que notre société manque de courage politique. On ne peut pas se servir de la délinquance comme d’un outil ou d’un instrument électoral, promettre aux électeurs que le pire des sorts sera réservé à ceux que l’on désigne comme responsables de tous leurs maux, et assumer ensuite électoralement de donner les moyens financiers aux prisons de devenir des lieux d’enfermement où se gagne la réinsertion.

Hier, les parlementaires faisaient semblant de découvrir l’état de nos prisons ; aujourd’hui, ils se payent le luxe d’une « visite surprise » en détention et en tirent un énième rapport d’une naïveté et d’une immaturité déconcertantes. Tout se joue en prison et nous en faisons, en toute conscience, des pourrissoirs.

Si je vous comprends bien, il y aurait donc une confusion entretenue entre justice et vengeance ? Et la prison serait l’instrument de cette vengeance ?

La justice prend parfois la forme endimanchée de la vengeance, et tout particulièrement dans nos sociétés qui exacerbent l’émotion et se reposent sur une victimisation à outrance. Les victimes sont passées du statut de parents pauvres de la procédure pénale à une hystérie victimaire qui contamine tout. Or, la justice n’a pas pour objet de satisfaire ou de guérir des victimes ; elle est faite pour juger ceux qui ont commis ou non des infractions. Mais nous tombons petit à petit et depuis plusieurs décennies dans la dictature de l’émotion.

C’est cela que vous appelez le « populisme pénal » ?

Entre autres. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le focus des faits divers semblait concentré sur l’auteur avéré ou présumé des crimes ou des délits. Souvenons-nous du traitement médiatique dont a « bénéficié » Mesrine durant sa cavale, de ses entretiens à Libé, des unes que Paris Match a cru devoir lui consacrer. Aujourd’hui, la lumière et la machine médiatique se focalisent sur les victimes, et les enferment dans ce qu’elles ont vécu. Nous sommes passés du fantasme du voyou, à la sacralisation de la victime. Et une certaine droite, la plus dure et la plus vulgaire, incarnée notamment par Nicolas Sarkozy, s’est attachée à instrumentaliser l’émotion pour exciter les pires instincts. La justice a été cantonnée aux faits divers sur lesquels chaque citoyen peut facilement s’épancher, crier aux loups et au laxisme de nos institutions. Tout cela permet à un chef d’État de se placer en sauveur. Quelle schizophrénie typiquement française que ce peuple révolutionnaire qui n’aime que les rois !

Petit à petit, le droit pénal a été saccagé, et l’étranger, l’accusé ou le condamné complètement déshumanisés. Je songe à la facilité avec laquelle nous acceptons aujourd’hui ces audiences en visioconférence, ces juridictions installées dans les aéroports ou presque, ces box aux allures de cages dans les tribunaux, cette mise à mal quotidienne de la présomption d’innocence, ce goût prononcé des uns et des autres pour la délation… Et l’arrivée d’Emmanuel Macron, après un silence assourdissant sur les questions judiciaires tout au long de sa campagne, ne me rassure guère. Oser faire entrer les principales dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun en affirmant qu’ainsi, on sort enfin de l’état d’urgence, relève d’un cynisme confondant. Même Marine Le Pen n’avait pas osé inscrire ce marché de dupes dans son programme.

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« L’imaginaire du pire n’a pas de frontière »

Si je vous entends bien, nous serions déjà dans un régime autoritaire…

Non. Ce serait faire injure à tous ceux qui combattent l’autoritarisme que d’affirmer que nous vivons dans un tel régime en France. Mais c’est aussi faire aussi injure à notre démocratie que de mépriser et de maltraiter à ce point nos libertés publiques et individuelles : la France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme pour « traitements dégradants » perpétrés dans ses prisons, et toutes les associations de défense des droits de l’Homme, auxquelles s’est ajouté – excusez-moi du peu – le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, ont tiré la sonnette d’alarme sur le caractère liberticide de la dernière loi antiterroriste adoptée en France.

ais tout ceci est perçu au mieux comme des gesticulations droit-de-l’hommistes, au pire comme de l’irresponsabilité. Peu ou prou, tout passe, et avec une facilité déconcertante, puisque la priorité n’est pas de réfléchir mais de ressentir – et l’état de sidération participe à la perpétuation de ce triste procédé. Et puis, je constate que l’imaginaire du pire n’a pas de frontière : comment un groupe de parlementaires peut avoir le culot de pondre une proposition de loi visant à ce que les détenus payent une taxe d’habitation ? Qu’est-il arrivé à nos consciences ?

Comment en est-on arrivé, en France, à vouloir sonner le glas de la prescription ou presque ? Si au moins on se donnait la peine d’éduquer, de faire de la justice autre chose qu’une matière à faits divers, d’en enseigner les plus beaux principes dans les établissements scolaires. Le bien-fondé de la prescription des peines, sa raison d’être, n’importe quel collégien peut la comprendre en lisant Les Misérables, en découvrant Jean Valjean – éternellement poursuivi par Javert – devenir Monsieur Madeleine. Non mais franchement, comment peut-on accepter qu’une mission ministérielle sur la prescription des infractions à caractère sexuel soit confiée à une présentatrice de télévision qui raconte dans un livre le viol, justement prescrit, qu’elle a subi par un photographe qui se suicidera quelques mois après la parution dudit livre ? Nous sommes ici au cœur de l’ignorance et de l’indécence.

Je comprends pourquoi vous n’avez pas voulu poser pour le photographe de Libé à la manière de Wonder Woman. Finalement, vous êtes plus proche du Batman : solitaire, passionnée, mystérieuse et dure, avec une éthique extrêmement rigoureuse*.

(Elle rit.) Alors, là, très franchement, je ne connais absolument rien aux comics ! Je suis solitaire, oui, mais cette profession requiert, à mon avis, une vraie prédisposition à la solitude. L’avocat pénaliste est élevé à l’école de la solitude, de l’ingratitude, et de l’humilité, et je n’ai jamais d’ailleurs compris cette propension à l’ego chez les « ténors » de la profession. Si on fait ce métier pour être aimé de ceux que l’on défend, il faut tout de suite changer de robe !

À l’origine de Batman, il y a une cassure dans la vie d’enfant du personnage. Pour vous, cette cassure a-t-elle eu lieu le jour où, à 19 ans, on vous a dit que vous ne pourriez plus jamais jouer du piano à cause d’une maladie de peau… alors que c’était votre rêve ?

J’ai passé une grande partie de mon enfance et toute mon adolescence à travailler mon instrument trois à cinq heures par jour, et j’ai donc – durant toutes ces années charnières où chacun construit son rapport à l’autre – laissé un instrument parler à ma place. À partir de là, la prise de parole revêt pour moi quelque chose de sacré, elle est porteuse d’une immense responsabilité pour celui ou celle qui choisit d’en faire son instrument. La gravité du silence qui précède les premiers mots d’une plaidoirie est si proche de celle suspendue aux mains du pianiste au-dessus de son clavier. Je ressens la même peur, celle qui vous oblige.

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Vous n’avez jamais pensé à écrire de la fiction ?

Je vis avec un écrivain, et c’est une merveilleuse chose que de se réveiller un matin et de trouver, posée sur la table, une nouvelle écrite dans la nuit. Je veux juste continuer à être sa première lectrice.

Comment faites-vous pour vous extraire de ce métier impossible ?

J’ai les livres, le théâtre, le cinéma. C’est la culture qui me sauve, comme elle sauverait n’importe qui. Comme elle pourrait sauver tous ceux que je défends. / Jacques Tibéri

*La fameuse « no kill rule » du Batman.

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