La campagne présidentielle menée par le centriste Jean Lecanuet en 1965 peut être considérée comme l’acte de naissance de la communication politique en France.
« Le général en ballottage« , titrent les journaux du 6 décembre 1965. De Gaulle : 44 %, Mitterrand 32 %, Jean Lecanuet 15 %. Le troisième du premier tour, parti de nulle part, « a brisé le mythe (du général de Gaulle) », écrit l’historien Christian Delporte dans un numéro de la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps, « et il en a bâtit un autre, selon lequel une élection peut se gagner ou se perdre à la télévision ».
Mais comment en est-on arrivé là ? D’autant qu’avant cette campagne, la communication politique reste figée dans les « années Résistance » et se borne à placarder d’arides textes militants, sans photo ni slogan. Du côté de la radio et de la télévision, le président de Gaulle verrouille l’ORTF et monopolise le petit écran. Il y incarne l’image du « monarque républicain », dans un décorum solennel.
Or, depuis 1958, le contexte politique a profondément changé. Désormais, la moitié des foyers possède une télévision. Un objet décrit, à l’époque, par Roland Barthes, comme « magique et fascinant ». Une mutation qui intervient en même temps qu’un changement politique : l’élection présidentielle de 1965 est la première au suffrage universel. Les stratèges des grands partis ont bien conscience que ce mode de scrutin offre le pouvoir non pas au plus légitime, mais au plus présidentiable. En effet, le suffrage universel tend à gommer les idéologies, car, pour convaincre tout le monde, il faut jouer au centre. La différence entre les candidats se fera donc moins sur les idées que sur leur image. Désormais, convaincre, c’est séduire.
Une nouvelle ère
Enfin, la règle du jeu est subitement modifiée : un décret du 14 mars 1964 offre une heure d’antenne télévisée à chaque candidat. Les cinq opposants à de Gaulle peuvent donc profiter de dix heures d’images pour attaquer le général. C’est, pour ses adversaires, jusqu’à présent muselés par la télécratie gaullienne, une occasion inespérée de gagner en notoriété.
Faut-il voir dans ce geste une réponse au Coup d’État permanent publié par François Mitterrand la même année ? D’autant plus que de Gaulle annonce qu’il n’utilisera pas son temps de parole. Trop sûr le lui, le général commet ici une erreur tactique. « À 75 ans, sa figure charismatique s’étiole, nous explique, sous couvert d’anonymat, l’ancien psychanalyste de Michel Bongrand. La France du baby-boom avait envie de tuer le père ! »
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Michel Bongrand, premier spin doctor français
À cette époque, celui-ci est patron de son agence publicitaire, Service et Méthodes. Il a lancé, au début des années 60 avec succès le premier James Bond (contre Dr. No), mais a échoué à promouvoir les Beatles auprès du public hexagonal, rapporte La Croix. Impressionné par la campagne présidentielle de JFK en 1960, il veut élargir sa clientèle, en proposant des campagnes de communication politique aux partis.
Disposant d’un réseau dans le milieu résistant-gaulliste, il leur transmet un projet de campagne. Et ce par l’intermédiaire de Jacques Foccart, « son ami », comme le raconte, quelques décennies plus tard, Jacques Godfrain, le président de la fondation Charles de Gaulle (1). Oui, le général ne veut pas se rabaisser et « faire une campagne à la Bongrand », c’est-à-dire à l’américaine, explique-t-il, avant de poursuivre que le publicitaire « se tourne alors vers Jean Lecanuet », un homme dont il partage les convictions démocrates-chrétiennes.
Persuadé que la télévision a fait gagner à Kennedy les 100 000 voix décisives à sa victoire, il convainc les directeurs de campagne du candidat, Michel Drancourt et Pierre Fauchon, d’adopter sa méthode made in USA. Michel Drancourt, alors journaliste à Réalités, se rend en RDA pour voir ce que cela donne et mobilise son réseau pour affronter François Mitterrand – leader de l’opposition – et Gaston Defferre, mieux connu depuis 1963 sous le pseudo de « Monsieur X ».
La stratégie de Bongrand est simple : créer un personnage qui raconte une histoire et mettre cette histoire en scène à la télévision. Le publicitaire vient de (ré)inventer le storytelling . Ce coup de génie fait de lui le père de la génération des « sorciers » (Jacques Pilhan), des « éminences grises » (Gérard Colé),des spin doctors (Jacques Hintzy) et autres « faiseurs d’images » (Jacques Séguéla) qui « gourouïseront » les hommes politiques des années 70 et 80.
Meetings et grands moments de télé
Alors que la campagne officielle débute, en novembre 1965, Jean Lecanuet n’est qu’un illustre inconnu pour 83 % des Français, avec moins de 4 % d’intentions de vote. Pour accroître sa notoriété, il doit à tout prix attirer l’attention et créer l’événement. Pour cela, Bongrand mise, à la fois, sur l’organisation de grands meetings populaires, la radio et surtout, la télévision.
Mais aussi sur une grande photo de Jean Lecanuet et son sourire éclatant qui raconte son histoire de, celle d’un homme jeune, élégant, sportif, fringuant qui incarne la jeunesse, le dynamisme, la modernité. Celle du « Kennedy français », face au vieux général de Gaulle. « Il est jeune, il est beau, et au fur et à mesure que l’on avance dans la campagne, les gens se rendent compte qu’il est très bon orateur », confie à Slate.fr, Catherine Bruno, à l’époque une collaboratrice du candidat.
Pris de court par ce marketing innovant, les gaullistes tentent de discréditer Lecanuet par une volée de moqueries. Ils parlent de « candidat savonnette », de « baril de lessive ken», de Monsieur « dents blanches et haleine fraîche », de « Kennedylett » (croisement entre Kennedy et le rasoir Gillette). Michel Bongrand a réussi son coup : qu’il plaise ou agace, le centriste ne laisse désormais plus indifférent. À la manière d’un véritable président, il sillonne les capitales régionales du pays dans un grand avion blanc, accompagné de son épouse et d’une équipe de campagne. D’étape en étape, il réserve de grandes salles du coin.
Pourtant, dans son organisation politique, certains ne croient pas en la stratégie Bongrand. Un jour de campagne, l’équipe de campagne souhaite organiser un meeting à Strasbourg, pour parler Europe. Sur place, le secrétaire (local) du MRP propose « une pièce de 2-300 places », explique en 2012 Pierre Fauchon, le co-organisateur de la campagne. Mais l’équipe Lecanuet ne suit pas cette recommandation et loue la plus grande salle de la ville – et ce, car il s’agit de « drainer les gens qui (doivent) s’agglutiner » autour du candidat, dit-il. Au final, 4 à 5 000 personnes sont fidèles au rendez-vous…
Michel Bongrand voit toujours plus grand pour son client et foisonne d’idées pour attirer. « Un jour, il propose de peindre la Seine en vert (la couleur du candidat) avec un colorant pendant quelques heures jusqu’à Rouen ! Et Lecanuet, d’habitude mesuré, calme, pique une colère en s’écriant : ‘J’en ai assez ! Qu’avez-vous encore inventé ?’ », se rappelle, quelques décennies plus tard, le psy du publicitaire qui l’a entendu.
Le chef d’œuvre de cette campagne intervient lors du meeting du Palais des Sports de Paris, le 30 novembre, soit juste avant le 1er tour début décembre. Pour contrer Lecanuet, l’équipe de de Gaulle, inquiète, annonce qu’il s’adressera aux Français le même soir, à la même heure, afin que les électeurs restent devant leur télévision au lieu de remplir les gradins du Palais des Sports. Un coup bas que Pierre Fauchon, un des directeurs de la campagne du centriste, pense pouvoir retourner à leur avantage : « Puisque c’est cela, dit-il en 2012, je propose de projeter sur un grand écran le discours du général de Gaulle et Lecanuet lui répondra ensuite, en direct et à chaud. »
Autre stratège du centriste, François Garcia doute quant à la réussite de ce stratagème. « Tu creuses le tombeau de Jean Lecanuet ! Ce sera un raté monumental ! » prédit-il. De leur côté, les barbouzes gaullistes du SAC, menées par Charles Pasqua, menacent : « Le meeting sera torpillé. Jean Lecanuet sera liquidé… vous verrez ce qui se passera le long de la route. » Le jour J, Fauchon chercher Lecanuet chez lui, à Boulogne. Du coup, « Jean (Lecanuet) craint un attentat et a demandé mon aide », confie au Zéphyr le psychanalyste. « Mais j’étais en déplacement à ce moment là… alors, Fauchon y est allé armé». Et au bout du compte, il sera entouré de 7 000 personnes qui répondu présent à l’invitation du centriste. Un record.
« Du jamais vu »
Accueillis par de pimpantes hôtesses habillées de vert, les spectateurs reçoivent des goodies « Lecanuet » : des foulards, des stylos, des porte-clés, des chapeaux. Dans un angle, deux écrans : un grand (pour Lecanuet) et un plus petit (pour diffuser de Gaulle). C’est l’heure de l’intervention présidentielle : le général apparaît. Le plan rapproché choisi par le réalisateur vieillit les traits de chef actuel de l’Etat et l’éclairage façon ORTF est si fort que son visage semble livide, usé. Plus tard, Alain Peyrefitte, qui suit la retransmission en tant que ministre de l’Information, écrira avoir cru que son appareil était mal réglé.
La suite est contée par la journaliste Michèle Cotta, alors reporter au Crapouillot :
« Soudain, tout s’éteint et l’immense portrait de Jean Lecanuet, qui se trouve situé derrière la tribune, se lève majestueusement. Derrière lui se révèle un écran deux tiers plus petit. Un projecteur bleu éclaire le portrait du candidat au moment où le président de la République apparaît sur l’écran. Soudain, il paraît vieux et boursouflé (…). Sur les gradins, quelqu’un se met à rire, puis quelqu’un d’autre, puis des travées entières. Du jamais vu… De Gaulle, pour ces 7 000 personnes qui ont probablement voté pour lui à 90 % en mai 58, est un dieu mort lorsque la lumière se rallume. Un projecteur blanc traverse toute la salle et se pose sur une minuscule porte en bas et à droite de la tribune. Moment de silence. La porte s’ouvre. Jean Lecanuet entre. Ce n’est plus un homme, c’est une mécanique. Comme pour n’importe quelle vedette de cinéma ou de chanson, la salle hurle. Il monte à la tribune, les deux mains au-dessus de sa tête comme un boxeur. Ensuite, il peut dire n’importe quoi. De toute manière, il est acclamé. »
La force de Bongrand, notamment par rapport à Mitterrand, est d’avoir immédiatement compris que la télé est un média « froid », où l’homme politique se « met en vitrine ». Il pense donc les interventions télé de son candidat comme des « affiches en mouvement ». Jean Lecanuet y prend la pose « avec une chemise bleue ciel, moins réverbérante qu’une blanche », précise Michel Drancourt, et s’astreint à un mediatraining très similaire à ce qui se pratique aujourd’hui : visionnage des débats Nixon-JKF, répétitions face caméra et débriefing des prestations.
Le discours prononcé est simple, toujours construit sur un même plan ternaire : « je », « nous », « vous ». Comme s’il s’agissait de son slogan, le candidat introduit ses prises de parole par le leitmotiv : « Je suis Jean Lecanuet, j’ai 45 ans, c’est l’âge des responsables des grandes nations modernes. » De plus, ses arguments sont émaillés de mots clés qui résument son projet politique : avenir, progrès, demain, moderne, train-train gaulliste, revenir à la vie quotidienne. Enfin, puisque le décret de 1964 autorise le candidat à être interrogé par la personnalité de son choix, le candidat à la présidentielle confie au journaliste vedette Léon Zitrone, à la fois « populaire, consensuel et rassembleur » (dixit Delporte), le soin de le relancer.
Les Français se prennent de passion pour cette première campagne télévisée. « Les dîners, les sorties, les invitations s’organisent autour des « horaires de passage » » écrit Philippe Labro dans son édito du JDD. Très vite, la presse s’emballe : l’effet outsider joue à plein. Mais certains éditorialistes, surpris par cette révolution cathodique, dénoncent quand même une forme de décadence de la politique. Gilbert Cesbron, du Monde, parle d’une « foire grossière où les visages comptent d’abord » et Roger-Gérard Schwartzenberg écrira, dix ans plus tard, dans L’Etat Spectacle que, depuis ce moment, « le public est assommé et drogué par l’industrie de spectacle politique ».
L’historien François Furet, de son côté, estime que les médias, séduits par l’inédit, auraient surestimé l’importance de la télévision dans la campagne, car, analyse-t-il, « la sympathie qui s’y exprime pour le candidat ne se transforme pas mécaniquement en bulletin de vote ». En effet, malgré tous ses efforts, Jean Lecanuet ne dépassera jamais les 16 % d’intentions de vote : et ce n’est pas lui, mais Mitterrand, qui met de le président de la République en ballottage… même s’il y a contribué, tout de même, un peu.
Lire aussi : notre portrait de André Henry, ancien ministre du Temps libre de François Mitterrand.
Malgré les attaques, Michel Bongrand, après 1965, a travaillé pour la… majorité gaulliste en concevant la principale affiche de sa campagne des législatives. Le début, pour le publicitaire, d’un partenariat avec l’État, qui lui confiera, notamment, la première campagne de sécurité routière, pour laquelle il imagine, en 1977, le fameux slogan « boire ou conduire, il faut choisir ». / Jacques Tiberi