André Henry a été ministre du Temps libre de 1981 à 1983. Deux années, durant lesquelles il a tenté de « changer la vie » des Français. Notamment en mettant en place les chèques-vacances.

écoutez la voix d’André henry et le podcast de cet entretien.

 

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Le hasard des affinités a voulu que je partage le café et quelques viennoiseries avec ce fringuant retraité de l’éducation nationale. « Ça me rajeunit !, » sourit André Henry qui fêtait, il y a peu, son 83ème anniversaire. « Je reçois chaque année deux ou trois chercheurs qui font des thèses sur les temps libres. L’idée du temps libre étonne toujours ! » Il faut dire que la chose se fait rare ces temps-ci. Alors, que reste-t-il du temps libre ? demandé-je, taquin.

« Pas grand chose ! » lance-t-il, avant de se redresser dans son fauteuil, croiser les mains et redevenir, pour une petite heure, Monsieur le ministre. André Henry n’est pas un politicien, encore moins un apparatchik énarque. Originaire des Vosges, dont il conserve une pointe d’accent, il grandit entouré de sa mère et de sa grand-mère. Précoce, il rejoint à 17 ans l’École normale et à 20 ans, il entre au Syndicat national des instituteurs.

Quinze ans et un service militaire plus tard, il rejoint le bureau national du syndicat, dont il devient permanent en 1969, à Paris. Là, il s’emploie à réformer l’école de l’intérieur et à construire une carrière qui le porte à la tête de la puissante Fédération de l’éducation nationale (FEN) et, dans les coulisses du Parti socialiste, auquel il adhère en 1974. Sept ans plus tard, un socialiste s’installe à l’Élysée et le voici qui est chargé, selon la formule officielle, de « conduire par l’éducation populaire, une action de promotion du loisir vrai et créateur et de maîtrise de son temps ».

Le Zéphyr : De qui vient l’idée de créer un ministère du Temps libre ?

André Henry : De François Mitterrand. Il faut dire qu’avant cette proposition j’avais été sollicité pour être ministre de la Fonction publique. Proposition que j’ai refusée. Pierre Bérégovoy était venu me chercher car j’étais, depuis déjà plus de 6 ans, le seul leader syndical capable de réunir tous les syndicats qui se faisaient la gueule. Le seul lieu où se réunissaient les syndicats, s’était à la FEN, dont j’étais le secrétaire général.

Mais j’ai expliqué que ce n’était pas possible, pour moi, de prendre ce ministère-là. J’avais été très flatté de cette proposition, j’ai dis à Pierre que j’étais très content, mais non. Et c’est donc François Mitterrand qui m’a invité, un soir. Je sortais d’une conférence sur la laïcité, quand un inconnu est venu me porter un message de François Mitterrand, me disant: « Il vous attend rue de Bièvres. » Il était onze heures du soir !

Mitterrand était chez lui, en robe de chambre. Et il me dit : « Ce ministère du temps libre, c’est une manière de renouer avec Léo Lagrange, le Front populaire, les deux semaines de congés payés… ». J’ai demandé 24 heures de réflexion et j’ai dit oui. Puis, le jour où le gouvernement a été désigné, j’ai appris que j’étais ministre du Temps libre, de la jeunesse, des sports et du tourisme ! Je l’ai appris en écoutant la radio, lors de la composition du gouvernement lu sur le perron de l’Élysée. On me flanquait d’une ministre déléguée (Edwige Avice, déléguée à la Jeunesse et aux Sports) et d’un secrétaire d’État (François Abadie, au Tourisme). Mais, en réalité, cette idée de temps libre, je ne pense pas que ce soit François Mitterrand qui l’ait eue. Car, un an avant, Pierre Mauroy – qui était le parton de la Fédération nationale des clubs Léo Lagrange – avait lancé l’idée d’une « Confédération générale du Temps libre ». Donc l’expression « temps libre » existait déjà. Je suppose que Mitterrand a été conquis par l’idée et l’a reprise à son compte.

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« Ministre est une fonction étrange »

Pourtant, deux ans plus tard, ce sera justement Pierre Mauroy, devenu Premier ministre, qui supprimera le ministère du Temps libre…

C’est donc un ministère exceptionnel, puisque je n’ai eu ni prédécesseur, ni successeur ! Il faut voir que c’est l’époque de la dévaluation. C’est l’époque où l’on dépasse la fameuse « crête des 2 millions de chômeurs ». Le chômage continuait à grimper. Je voyais bien ce qui se passait, puisque je me déplaçais chaque semaine en province. Et on me disait partout où j’allais : « Monsieur le ministre vous avez raison, on est d’accord avec ce que vous dites, mais le souci, ce n’est pas le temps libre, c’est le travail ! On va nous fermer nos usines, est-ce que vous croyez qu’on a envie de parler de vacances ? »

À tel point que je revenais de mes déplacements les poches pleines de motions syndicales à remettre à Mitterrand. Alors, je les donnais à son cabinet, mais au bout d’un moment, on m’a dit : « Écoute, tu n’es pas là pour ça ! » On sentait bien que ce qui dominait, c’était le chômage, les difficultés économiques.

Et puis, la relance par une forte augmentation du SMIC n’a pas profité a notre industrie, mais à l’Allemagne ! Car la France importait énormément de matière premières et de produits de la vie courante. Petit à petit, l’idée de temps libre et d’équilibre de la vie est donc passée au second plan et le ministère à disparu, comme ça, tout simplement. On peut ajouter une autre raison : André Henry n’a pas su vendre, il n’a pas su faire son boulot et s’imposer !

Pensez-vous avoir été un « bon » ministre ? 

Ministre est une fonction étrange. On est le VRP d’une politique. Et puis on devient un personnage. On incarne. Une anecdote m’a marqué : dans le Tarn, il y avait une petite entreprise que j’avais visitée comme syndicaliste, quelques mois avant pour les soutenir, pendant une grève. Quelques mois plus tard je deviens ministre et, sous cette fonction, je décide de revenir dans le Tarn, à la préfecture. Ils m’avaient prévenu. Devant la préfecture, il y avait une rangée de syndicalistes, qui m’ont dit : « On ne te laissera pas entrer. » Je leur ai réponduléo: « Je vais arriver seul et tenter de forcer le passage, symboliquement, par principe. » Ensuite, je suis passé avec un cordon de police. Et, puis, on les a faits entrer et on a bu le coup ensemble, bien sûr !

Mais symboliquement, cette mise en scène voulait dire : « Tu étais syndicaliste, mais, là, tu es ministre. » J’ai compris là que, quand on devenait ministre, les choses changeaient radicalement. Mais je suis fier d’avoir pu apporter ma contribution pour améliorer la vie des gens. Notamment avec le chèque-vacances (4,2 millions de bénéficiaires en 2017, ndlr) qui a permis à des petits salaires de partir en vacances. Et ça fonctionne encore très bien aujourd’hui. Je me souviens aussi, en 1982, d’avoir mis en place une série de publicités à la télévision pour prôner l’engagement associatif. Ce fut une belle aventure.

En 2017, pendant la campagne présidentielle, Benoît Hamon a promis de ressusciter le ministère du Temps libre, vous a-t-il consulté ?

Il ne m’a pas consulté. Mais son idée n’était pas choquante. Je crois que ce ministère est venu trop tôt. Certes, en 1981, on a fait les 39 heures et la 5e semaine de congés payés. Mais, pour moi, le seul moyen d’avoir une vraie politique du temps libre, c’était de faire les 35 heures. Or, à l’époque, on ne les a pas faites. Mais, avec Martine Aubry, qui a fait les 35 heures, il aurait pu être relancé. Quand à demain, je crois que la révolution numérique, qui n’en est qu’à ses débuts, va provoquer une véritable métamorphose des modes de vie. Je ne dis pas révolution. C’est bien plus qu’une révolution. C’est un changement complet de société.

Et je pense qu’on reviendra à un « ministère de l’Organisation du temps », pour coordonner temps de travail et temps libre. Les deux sont liés ! L’idée de revenu individuel de base – qui, au passage, n’est pas nouvelle mais date du XVe siècle – prend sa source ici. Il ne faut pas se leurrer, demain, avec la révolution numérique, on aura besoin de moins en moins de gens. Et là, il faudra une politique du temps libéré. Je dis temps libéré, et pas « temps libre ». Le père de Martine Aubry, Jacques Delors, a écrit maintes et maintes choses sur cette notion de « temps libéré ». Et je pense que cette notion est meilleure que celle de temps libre.

Comment définiriez-vous cette idée de « temps libéré » ?

Je vais vous raconter une anecdote. Mon premier déplacement a été pour les fouilles historiques du Grand-Pressigny (Indre-et-Loire). Je marchais dans la rue, avec tout l’aréopage qu’un ministre a derrière lui – c’est un peu ridicule – et je croise une dame, d’une soixantaine d’années, devant sa porte, qui regardait le « défilé ». Je m’arrête – un nouveau ministre s’arrête – pour dire : « Bonjour, Madame, je suis le ministre du Temps libre. » Elle me regarde. Elle ne dit rien. Elle s’en fout ! Et puis, je lui pose la question, imprudente : « Madame, pour vous, qu’est-ce que c’est le temps libre ? »  Et elle me répond : « Monsieur, le temps libre, pour moi, c’est un temps vide entre deux temps de travail. » C’était une véritable claque. Et, là, j’ai compris que mon boulot c’était de donner un sens à ce temps, pour qu’il ne soit plus vide. Alors qu’est-ce que c’est que le temps libéré ? C’est un temps pour soi. Un temps intime – on peut faire l’amour ou lire, écouter de la musique.

Mais c’est aussi un temps civique, un temps citoyen d’engagement dans la société. Un temps de vie sociale qui permet de s’enrichir, non pas en argent – comme le travail – mais autrement. Mais pour cela, il faut que les municipalités et les associations soient aidées pour proposer des activités culturelles, sportives, scientifiques, civiques, tout ce qu’on veut. Il n’y a que les communes qui soient à même d’adapter l’offre à leur population. D’ailleurs, j’ai rencontré beaucoup de gens des associations, lors de mes déplacements. Et j’ai découvert leur extraordinaire capacité à faire. Des gens engagés, passionnés, bénévoles. J’ai mesuré là que la France disposait d’une force considérable. Il faut simplement les aider à mettre en place des activités, pour le temps libre ne soit pas un temps vide ou un temps récupéré – par la société de consommation.

On a souvent montré du doigt la politique du temps libre comme une idéologie soixante-huitarde, déconnectée de la réalité économique…

Grossière erreur ! Le temps libre n’est pas qu’un vœux humaniste. Le temps libre a été mal compris, parce qu’on a d’abord imaginé que ce n’était que les vacances. « Plus de vacances un point c’est tout. » Eh bien, non ! Il y a aussi une dimension économique majeure. L’organisation du temps de travail doit être conçue de telle façon que les entreprises ferment le moins possible pour perdre le moins d’argent possible. Comment peut-on imaginer que des commerces et des entreprises ferment le dimanche ou pendant trois semaines de congés ? Enfin, c’est stupide ! Aucun pays au monde ne fait ça… et on s’étonne d’être en perte de vitesse économique ! Mais, moi, je voulais réduire les vacances d’été pour que les entreprises continuent à tourner.

Je voulais aussi qu’on étale les congés tout au long de l’année. Regardez comment sont organisées les vacances d’été en France. On a deux mois. Deux mois ! Alors que partout dans le monde, partout, les congés sont étalés pour que les chaînes industrielles ne s’arrêtent pas. Comment font les Allemands ? Eh bien, ils étalent les vacances d’été du 1er mai jusqu’au 30 octobre. Et ils ont raison, car, depuis 30 ans tous les météorologues vous disent que les meilleurs mois de l’année, en termes d’ensoleillement etc., c’est juin, puis viennent juillet, septembre et enfin août. Et On prend nos vacances en Juillet-août. Stupidité complète ! On perd 3 % de PIB pendant les vacances d’été parce qu’on ferme des entreprises ou des commerces ! C’est quand même pas rien !

En France, on ne sait pas organiser le temps de vacances. Un exemple : les stations de ski. Ces gens travaillent 6 mois de l’année, mais que font-ils les 6 autres mois ? Et puis, il ne faut pas oublier que le tourisme, c’est la première industrie de France. C’est notre première source de devises étrangères aussi. C’est un ministère qui doit promouvoir la France. Dans chaque ambassade, il y a un conseiller détaché aux questions de commerce. Il devrait y en avoir un pour le tourisme !

Alors, que pensez-vous des 35 heures, qui, dans leur mise en œuvre actuelle, n’ont fait qu’accroître ces temps de « pause économique » en France ?

Quand on a fait les 35 heures, on a donné quatre heures aux employés. Et la foule a tout on misé tout sur le vendredi après-midi ! On n’a pas voulu repenser l’organisation du temps de travail. Pour nous, le temps libre, c’est les RTT du vendredi après-midi, du samedi et du dimanche. Ça fait bien rire les Japonais ! Eux travaillent 7 jours sur 7, mais une heure de moins chaque jour. Il faut arrêter cette stupidité du « dimanche sacré ». La loi Macron sur les dimanches, ça marche ! Bien sûr, il y a des compensations, c’est normal et tout le monde y gagne.

D’après-vous, le dimanche c’est sacré pour qui ? Pour ceux qui vont au cinéma. Mais au cinéma, il y a l’ouvreur, il y a le type qui lance le film… et lui, son dimanche ? Il a aussi une famille et des gosses. Pour aller bosser, il prend le bus. Celui qui conduit le bus le dimanche, il bosse lui aussi. Et les commerçants sur le marché ? Le dimanche, c’est sacré pour qui ? Pour des gens qui estiment que la vie c’est : samedi et dimanche libre, y compris l’école. Alors on tasse le temps scolaire… mais ça n’a pas d’importance, pourvu qu’on libère le week-end !

Je ne suis pas certain que tout le monde accepte de travailler 7 jours sur 7…

Ce n’est pas non plus l’idée ! Évidemment… Peut-on parler de temps libre à quelqu’un qui fait deux heures de RER matin et soir et qui rentre à point d’heure ? Je préférerais qu’on organise le temps de travail sur trois semaines, par exemple. Huit jours de travail et puis cinq jours de pause, etc. Dans ces conditions, on peut parler de temps libéré et on change l’organisation de la vie quotidienne des gens. Mais, d’un autre côté, si vous prenez les ouvriers des usines Rhône-Poulenc – c’est une des rares entreprises qui ne ferment pas leurs usines le samedi ni le dimanche – ils ne s’en plaignent pas ! Ils reçoivent des compensations de telle sorte qu’ils ont autant de vacances – et même plus – que les autres.

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Aujourd’hui, ces propositions de travailler le dimanche et de flexibiliser le temps de travail seraient définies comme libérales…

Ah bon ? Léo Lagrange était-il un libéral ? Quant il fait la 4e semaine de congés payés, de quoi l’a-t-on taxé ? Le patronat l’a condamné, c’était « la politique des fainéants ». On surnommait Lagrange « le ministre de la paresse » ! Certains n’ont pas compris que l’équilibre des temps est indispensable à la qualité de la vie humaine. Pour autant, quand on veut faire une politique républicaine cohérente, il faut prendre compte de tout. Et, notamment, de l’économie. Je trouve qu’il y a un mot terrible, quand on parle de vacances : on dit : « On s’évade. » Mais, si on s’évade, c’est qu’on est en prison ! Donc, il ne suffit pas de donner des vacances… Encore faut-il qu’on soit heureux le reste du temps ! C’est ça une politique de gauche. / Jacques Tiberi