Ahmed habitait Chicago lorsque Donald Trump a signé un décret scélérat. De retour de son pays d’origine, l’Iran, il a été bloqué à l’aéroport avec sa famille. Il finira par quitter les Etats-Unis, dégoûté.
Nous rencontrons Ahmed et sa famille en France après cette drôle d’expérience : une famille qui ne peut rentrer chez elle.
Le Zéphyr : Pourquoi aviez-vous emménagé à New York ?
Ahmed : Je m’appelle Ahmed. Je suis né en Iran en 1954. Après la révolution de 1979, ma famille et moi sommes partis vers les États-Unis. Nous ne voulions pas vivre sous la coupe du régime de Khomeini et, par chance, nous avons pu embarquer dans un bus qui nous a conduits vers la Turquie. De là, nous avons gagné la France puis New York.
Avec ma femme et notre toute jeune fille de huit mois, nous avons beaucoup navigué dans le pays avant de trouver un point de chute. C’est finalement l’Illinois qui nous a accueillis.
Je suis professeur dans un petit lycée depuis des années et je tiens beaucoup à ma petite vie de banlieusard. Ma femme est comptable. Elle porte le voile. Tout se passe bien pour elle. Personne ne lui a jamais fait remarquer quoi que ce soit, même en septembre 2001. Mes deux filles ne portent aucun voile. C’est leur choix. Ce sont des américaines pleinement intégrées. Elles n’ont connu que ce pays.
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« Je suis dans l’expectative la plus totale »
Juridiquement, tu es iranien ou américain ?
Les deux. D’où mon angoisse depuis la semaine dernière. J’ai commis l’erreur d’emmener les miens en Iran pour aller voir des membres de notre famille. C’était l’occasion pour mes filles de découvrir une part de leur culture et de leur histoire personnelle. Savoir que l’on est issus de deux mondes est une richesse pour moi et je veux que mes enfants le comprennent. Mais en tentant de revenir à Chicago, j’ai compris. Le décret du Muslim Ban venait de passer, alors que nous allions décoller peu de temps après pour rentrer aux Etats-Unis. Du coup, nous sommes allés, tous ensemble, en France. J’étais bouleversé de voir mon pays me trahir de la sorte.
Que veux-tu dire par là ?
En 1979, j’ai délibérément tourné le dos à mon pays d’origine. J’ai traversé la moitié du monde pour rejoindre l’Amérique. J’ai aidé à éduquer ses enfants en leur donnant mes plus belles années. Je n’ai jamais rechigné face à l’effort et j’ai toujours élevé ma famille en fonction des valeurs portées par les Etats-Unis. Quand Trump a signé ce décret, quelque chose s’est brisé en moi. Quand je parle de trahison, je le pense vraiment. Il n’y a pas d’autre mot. Bien entendu, Trump n’est qu’un locataire à la Maison Blanche, comme l’était Obama. Mais l’Amérique, aujourd’hui, ce sont avant tout les électeurs du républicain. Ces gens que je côtoie depuis des années et qui, par leur vote, ont validé cette loi xénophobe.
Mais toute l’Amérique n’est pas d’accord…
J’ai bien vu que des stars ont protesté. Il paraît que AirBnB offre des logements aux réfugiés et que Starbucks recrute des milliers de jeunes migrants. Mais je ne vis pas à côté des dirigeants de ces boites-là. J’ai également vu que des stars étaient intervenues. Mais le problème est le même. Je n’ai pas le portable d’Ashton Kutcher ou de Robert de Niro.
Comment tes filles prennent-t-elles la chose ?
Mal. Forcément. Pour elle, l’Amérique, c’est leur pays. Elles n’ont rien connu d’autre. Voir leurs parents jugés a priori et rejetés pour leur culte est un déchirement pour elles. Elles ont grandi à quelques pas de Chicago, elles sont fans des Bulls. Elles vivent et respirent américain. Leur langue maternelle n’est pas la mienne. Et je ne peux pas les consoler.
Que comptes-tu faire ?
Je ne sais pas. Je suis dans l’expectative la plus totale. Pour l’heure, ma famille et moi, nous sommes donc en France depuis le 27 janvier. Nous sommes chez des amis. Cela nous permet de souffler quelques jours en attendant de prendre une décision. Toute ma vie est là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique. Mais je n’hésiterai pas à partir d’un pays qui valide et approuve le racisme comme une loi. J’ai fui un dictateur sanguinaire. Je peux quitter un populiste xénophobe. Si je dois le faire, j’irai au Canada. Trudeau a l’air d’un type raisonnable et, même s’il s’agit d’un politique, on ne le voit pas se nourrir de la haine de son prochain pour se maintenir au pouvoir.
« Quatre ans de Trump qui s’annoncent terribles… »
Pourquoi pas la France ?
Vous êtes sur la même pente que nous. Ca ne se voit pas ? Votre extrême droite ne fait pas que se financer en Russie ou chez Trump. Elle leur ressemble beaucoup. Et quoi qu’il arrive, les électeurs français n’ont pas l’air plus vigilants que les Américains. C’est une question de vigilance, rien de plus. Les gens ne sont pas foncièrement bons ou mauvais. Mais s’ils ne décollent pas leur nez de la télévision, ils laissent passer beaucoup de choses et notamment quatre ans de Trump qui s’annoncent terribles pour les États-Unis.
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L’entretien se termine là ; nous reverrons Ahmed et sa famille quelques semaines plus tard pour en savoir plus sur leur devenir.
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Il y a eu un ajournement du décret…
À la fin de la semaine dernière, j’ai appris que des choses se mettaient en place au pays. La fameuse cour fédérale de San Francisco a mis en échec le décret du président Trump. Mais on ne sait pas combien de temps ça durera. Dans le même laps, une secrétaire d’État a été nommée à l’éducation. Je suis extrêmement sensible à ce choix dans la mesure où cette dame sera, « ma patronne ».
Betsie DeVos est une milliardaire qui n’y connaît rien aux questions scolaires. C’est sans doute le plus mauvais choix que l’on aurait pu faire à ce poste. Et même si mes filles sont grandes, leurs futurs enfants auront peut-être à subir ses futures lois. Avec tous ces éléments, je sais ce que nous allons faire. La menace reste vive. Et même si certains diront que l’interdiction de territoire ne dure que deux ou trois mois, la décision est terrible. On nous stigmatise d’office parce que nous sommes musulmans.
Justement, nous nous sommes quittés à un moment où tu te demandais ce que tu allais faire. As-tu pris une décision aujourd’hui ?
Nous ne resterons pas aux États-Unis. Nous avons pris la décision il y a quelques jours en famille. C’est quelque chose de très dur pour moi et ma femme. Nous venons d’une dictature et nous pensions trouver un refuge en Amérique. Mais ce n’est pas le cas. Cela ne l’est plus, en fait. La vie politique est quelque chose de très instable. Elle peut basculer en très peu de temps. Pour tout te dire, je suis démocrate. J’ai milité pour que le sénateur Sanders emporte l’investiture du parti. Mais les gros bonnets en ont décidé autrement. Il fallait que ce soit Hillary Rodham Clinton et on voit ce que ça a donné. Nous n’en serions pas là avec Sanders. C’est une certitude. Mais on ne va pas réécrire l’histoire.
« Nous allons vers le Canada »
Que va-t-il se passer dans les prochaines semaines ?
Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Nous repartons pour Chicago dans les prochaines heures (l’interview a été réalisée le 12 février 2018, ndlr) pour entamer les préparatifs. Nous allons vers le Canada. De la famille nous attend à Montréal et je pense que nous y serons bien.
Les filles, comment prenez-vous la chose ?
Shanna : On le prend forcément mal. Tous nos amis sont à Chicago et, même si nous restons relativement proches de l’Illinois avec Montréal, une distance va se faire entre notre vie actuelle et notre destinée. C’est inévitable. Il va falloir reconstruire quelque chose de neuf dans un pays qu’on ne connaît pas. C’est un peu ce qu’ont vécu nos parents il y a une trentaine d’années.
Aicha : Je ne pense pas rester indéfiniment au Canada. Je serai bientôt majeure et je retournerai vivre à Chicago. Ce ne sont ni les républicains ni les lois xénophobes de Trump qui m’éloigneront de ma ville et de mes amis. Pour le moment, il y a Skype. Mais bientôt, j’y retournerai.
« La première étape, c’est de quitter la France »
Aicha, quel regard portes-tu justement sur ce qui se passe en ce moment ?
Aicha : Je dois d’abord dire que je comprends tout à fait mes parents. Ils veulent nous protéger et nous donner un avenir plus serein que celui que prépare Trump. Mais la fuite n’est pas une solution à mon avis. Dès que j’en aurai la possibilité, je retournerai chez moi parce que je suis américaine. Ce n’est pas parce que mon teint est plus sombre que celui de mes copines et que certaines de mes coutumes diffèrent des autres que je suis une étrangère. L’Amérique, c’est une somme de rencontres improbables qui ont forgé un pays. On doit défendre ça, y compris contre le gouvernement.
Ahmed, comment vois-tu la vie après ce départ ?
La première étape, c’est de quitter la France. On a eu la chance d’être hébergés pendant un bon bout de temps par des amis formidables. Mais l’heure du départ a sonné. Nous avons un créneau à saisir. Il y a encore quelques jours, c’était inespéré. Des amis de l’Illinois me confient tous les jours que des mouvements de solidarité se mettent en place pour soutenir les musulmans. Mais en face, d’autres mouvements, xénophobes cette fois-ci, leur donnent la réplique. C’est ce climat que je veux fuir. Rien ne sortira de bon de tout ça. J’espère que Justin Trudeau est sincère quand il dit que tout le monde est le bienvenu dans son pays. Nous sommes des gens simples. Des gens bien. Nous ne voulons de mal à personne et si, au Canada, nous pouvons vivre dans notre foi et dans le respect des autres, nous nous y plairons. Je veux bien faire tous les boulots du monde, mais j’espère retrouver une place dans un établissement scolaire.
Tu dois avoir l’impression de revivre une situation passée, non ?
Dans un sens, oui. Mais pas totalement. Quand j’ai quitté l’Iran en 1979, j’étais un jeune homme plein de vigueur. Je n’avais que ma peau à défendre et quelques idées sur la démocratie. Aujourd’hui, j’ai ma femme et mes enfants. Mes filles sont grandes mais elles restent sous ma responsabilité. Ma vie est plurielle à présent et je ne veux courir aucun risque pour elles. Un tireur isolé comme on en voit tous les jours, une émeute, un pseudo justicier qui aura cru voir un islamiste, une loi scélérate… C’est trop d’incertitudes pour moi.
« Loin de Chicago »
Dans quatre ans, l’Amérique aura peut-être un nouveau président. Comment voyez-vous vos vies respectives à se moment-là ?
Ahmed : Sans doute loin de Chicago. Vu la tournure des événements, il y a peu de chances que les choses s’arrangent de manière radicale. On voit beaucoup de monde s’agiter. Des stars défilent et protestent. Melissa McCarthy fait des sketchs sur le nouveau conseiller presse de la Maison Blanche. Mais un numéro de clown ne nous sauvera pas.
Shanna : Je ne sais pas encore. Je suis tout ce qui se passe d’un air inquiet. Je laisse mon petit ami à Chicago et je sais qu’on va se perdre de vue même s’il me dit le contraire. La distance opère toujours. Montréal a une bonne université. On verra ce que ça donne.
Aicha : Je ne resterai sans doute pas quatre ans au Canada, mais je ne sais toujours pas si les conditions seront réunies pour que je revienne à Chicago. J’espère pouvoir le faire. Je ne serai en paix qu’en revenant chez moi. Pour l’heure, je suis une déracinée comme mon père l’a été à l’époque. À moi de vivre ça désormais.
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As-tu un message à transmettre à l’administration américaine ?
Tout ce que vous faites, tout ce que vous dites, tout ce que vous décidez… Tout cela laissera une marque indélébile dans l’âme des citoyens. Dresser les gens les uns contre les autres, ça marque une génération. Demain, vous quitterez vos beaux bureaux. Mais nous, les petites gens, nous devrons vivre avec votre œuvre et ses conséquences.