Magomed est né en 1943 à Grozny, en Tchétchénie. Entre la déportation et les deux guerres de son territoire, ses mains ont dû voir le pire de l’histoire européenne.
La main que cet homme de 72 ans me tend est une carte gravée à même la chair humaine. A sa vue, je suis parcouru d’un indicible et inexplicable sentiment, mêlant fierté et effroi. Cette main droite témoigne d’une page oubliée de l’histoire européenne. Celle des tréfonds d’un Caucase insurgé et de ses enfants perdus.
Dos au mur
Nous sommes en juillet 2014, lorsque je rencontre Magomed pour la première fois. En retard pour notre rendez-vous, j’ouvre en toute hâte la porte du bar-PMU où nous devions nous voir, manquant de renverser le plateau d’une serveuse qui passait au même instant. Agglutinés face au comptoir, les turfistes interrompent un instant leurs savantes discussions pour me lancer un regard goguenard avant de replonger dans leurs considérations équestres. Seul un homme, assis en retrait, n’a pas bougé. Dos au mur, il me fixe de ses petits yeux sombres depuis mon arrivée. Me voyant approcher, il se lève pour me saluer. Plongeant son regard dans le mien, il m’adresse une poignée de main franche et ferme sans être tout à fait brutale.
« Bonjour. Magomed. Vous êtes Jérémy ? Commençons. » Hochant de la tête pour confirmer mon identité, je m’assois finalement face à lui. Un café brûlant rapidement bu, le vieil homme m’explique qu’il préfère les rencontres dans des lieux publics aux heures d’affluence. « Une question d’habitude qui remonte à loin. On est plus tranquilles », selon lui. De taille moyenne, une casquette en velours côtelé noir rejetée sur l’arrière du crâne laissant entrevoir des cheveux blancs clairsemés, l’homme semble serein. Le calme calculé qui émane de sa personne suscite une méfiance qui confine à l’inquiétude. Je regarde avec insistance ses mains posées sur la table.
Magomed pourrait être n’importe lequel de ces amateurs de courses hippiques qui manifestent bruyamment leur joie alors que les sulkies enchaînent les tours de piste. Mais ce n’est pas le cas. Indifférent au brouhaha de la salle, il ne regarde que moi en tapotant nerveusement ses doigts sur la table. Son visage présente des reliefs accidentés auquel les rides ont donné l’aspect d’un paysage montagnard avec ses crêtes, ses failles et ses valons. Des connaissances communes m’ont dévoilé quelques détails de sa vie. Pas grand chose. Mais suffisamment pour m’interpeller. Son histoire est tumultueuse et les mains qu’il me tend en témoignent avec force. Je lui explique mon projet, mon métier. Il sourit en me disant que « c’est étrange de consacrer un article aux mains d’un inconnu, mais qu’en y réfléchissant bien, les mains d’un homme sont un peu comme l’écorce d’un chêne ».
Elles sont couvertes d’empreintes, de crevasses et d’accidents qui marquent une existence. » Pas de magnétophone, pas de photos, encore moins de vidéo. Juste lui, moi et quelques feuilles blanches. Magomed est du genre méfiant. Et il tient à sa tranquillité. Il me tend les mains pour que j’en fasse un rapide examen. « Ce sont de drôles de paluches. Hein ? » J’acquiesce dans un petit sourire de politesse en découvrant les multiples cicatrices qui en tapissent les paumes. « Je vous expliquerai un peu plus tard », m’assure-t-il. On dit parfois que nos mains portent en elles la mémoire génétique d’une famille, qu’elles ressemblent à s’y méprendre à celles d’un père, d’une mère ou d’un lointain cousin. Les mains de Magomed imitent les fins contours de celles de sa mère.
Souvenirs
« Elle est morte très jeune. Elle devait avoir 27 ou 28 ans. C’est une maladie pulmonaire qui l’a emportée. J’ai pas mal bourlingué. Mes mains en ont vu beaucoup et en ont fait encore plus. Mais malgré les balafres et les ampoules, elles conservent cette relative légèreté qu’avaient celles de ma mère ». Posées sur le formica de la table, elles semblent battre crescendo tandis que leur propriétaire se remémore quelques veilles histoires. Sa mère était gentille. Il en était persuadé. Mais elle avait une dureté dans le regard héritée de la fin des années 1940. À l’image d’une majorité de Tchétchènes, sa famille a été déportée sur ordre de Staline au fin fond du Kazakhstan. « On s’est battus comme des chiens pendant la grande guerre patriotique. On n’a pas lâché un mètre de terrain quand il a fallu défendre Grozny. On a sacrifié nos jeunes et nos vieillards.
Mais ça n’a pas suffi. Staline nous a trahis en nous accusant d’être complices des nazis. » Marquant un temps d’arrêt, il lève l’index au ciel comme pour mieux appuyer sa phrase. « Ils ont déporté plus d’un million des miens. Ils en ont massacré des milliers. Des hommes robustes, des femmes et des enfants. Les vrais nazis, ce sont ces soviétiques ! » Interpellé par son emploi du présent, je lui demande de préciser sa pensée sur les soviétiques. Trop tard. Le martèlement de ses doigts sur la planche de formica a cessé. Il décide d’interrompre notre entrevue et de remettre la suite de nos échanges à plus tard.Ma boîte e-mail indique la réception d’un nouveau message. C’est Magomed. Il m’invite à le retrouver au même endroit. Cela fait une petite semaine que je n’avais pas eu de nouvelles et je craignais qu’il n’ait renoncé à notre interview.
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Un sale type
Arrivant cette fois-ci en avance, je le vois déjà attablé dégustant ce qui me semble être un sirop de menthe. Il se lève, me serre la main et, sans autre forme de cérémonie, me demande de reprendre mes questions. Notre dernier rendez-vous l’a beaucoup fait réfléchir. Il est venu avec quelques photos, des lettres et de menus objets. Tout cela est soigneusement calé à ses pieds dans une boîte de carton jauni. « Voilà ma mère. Elle était toute jeune. C’était avant le départ » m’indique-t-il en pointant une très jeune brune du doigt. Fouillant dans la boîte, il me présente d’autres membres de sa famille, des amis, un ticket de cinéma. Il m’explique qu’il a découvert cet art à Rostov.
« Vous vouliez savoir quoi ? », me demande-t-il brusquement. « Parlez-moi de vos mains Magomed. Qu’ont-elles de spécial ? », lui dis-je d’un souffle. Elles étaient là, devant moi, crispées sur la table. Les mains de Magomed sont comme les versants d’une montagne qui, selon les précipitations et le jeu de l’érosion, offriraient un aspect radicalement différent. Leur dos est lisse bien qu’irisé de petites taches brunes déposées par le temps.
Les jointures des phalanges légèrement enflées, quelques boursouflures au détour du poignet, des ongles abîmés. Mais rien de vraiment marquant. Ces mains pourraient être celles de n’importe quel français de son âge. Mais le spectacle de ses paumes est tout autre. Serpentant de la base du majeur jusqu’à l’avant-bras, une large cicatrice confère à sa main droite l’aspect d’un paysage du Caucase, avec ses monts, ses crevasses et ses torrents. Une seconde, plus petite, accompagne la première en aval. « Vous auriez dû les voir il y a 50 ans.
L’embuscade
Elles étaient pleines de vigueur, capables de tous les efforts. J’ai fait tous les métiers. J’ai été charpentier, plombier et j’ai fait à peu près tout ce qui peut se faire dans le monde du bricolage. Je suis doué pour ça. » Profitant du propos, il me montre quelques-unes de ses restaurations. « J’ai le sentiment de donner vie à quelque chose » me dit-il. Commodes, pendules comtoises, bureau et ornements divers… Tous travaillés au ciseau à bois. Tous faits main.Aucune chance que ces cicatrices soient dues à un accident de bricolage.
A peine ai-je scruté les reliefs sinueux de sa paume que Magomed la ferme comme un coquillage surpris par un prédateur. « C’est une longue histoire, difficile à raconter. » Au début des années 1990, alors que l’Union soviétique tombe par pans entiers, plusieurs républiques incluses de force dans l’empire rouge revendiquent soudainement leur autonomie. La Tchéchénie-Ingouchie fait partie de celles-là. Attirés depuis trois siècles par sa situation géographique exceptionnelle, les russes n’entendent pas perdre ce territoire. Question de fierté, de stratégie et de domination.
Deux guerres et quelques centaines de milliers de morts plus tard, la Tchétchénie est désormais sous la coupe de Ramzan Kadyrov. Maintenu au pouvoir grâce au soutien de Moscou, il règne sur Grozny d’une main de fer. « Un sale type protégé par les vrais patrons à Moscou avec la bénédiction de l’Europe », selon Magomed dont le regard s’assombrit encore davantage à mesure qu’il décrit l’œuvre du potentat local.« J’ai pris part aux deux guerres. Dans deux camps différents. », me dit-il soudainement. « Pour la première, j’étais aux côtés des libérateurs. C’était formidable.
Nous nous battions pour quelque chose de plus grand que nous. Notre pays. La seconde, j’étais avec les tortionnaires. Les salauds. Pas vraiment par choix. C’était le prix à payer pour la sécurité des miens ». Je sens, en l’écoutant, que Magomed s’ouvre en même temps que ses mains se décrispent sur le plateau froid de la table du bistrot. Il me raconte finalement plus que je n’en aurais imaginé. Et à mesure que ses descriptions se font plus précises, sa voix s’éteint de sorte que, après quelques minutes, je m’installe tout à fait contre lui pour mieux l’entendre.
Les mois de lutte pour prendre Grozny aux mains des Russes, la lente reconstruction, la mafia omniprésente, les allers-retours des Russes, les monticules de morts, le long cycle morbide qui constitue l’histoire de la Tchétchénie.Mais de quels crimes ces mains se sont-elles rendues coupables ? De quelles sombres besognes se sont-elles acquittées avant que Magomed n’arrive en France ? La réponse n’a pas tardé. Évoquant cette période, il me regarde fixement en me disant qu’« aujourd’hui, je pourrais encore monter et démonter une kalachnikov les yeux fermés. Ce bon vieux Mikhail voulait en faire des instruments efficaces et simples. Il a bien travaillé. » Avec une certaine économie de mots, le vieil homme m’indique où et quand son unité a frappé. Tantôt en banlieue, tantôt dans la campagne environnante. À chaque fois, quelques camarades tombent. La balafre qui lui cisaille la paume ?
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« J’ai du sang sur les mains. Je le sais »
Il la doit à une embuscade en 1999. Il travaille, à ce moment-là, pour les « salauds », comme il dit. Lui et quelques hommes quadrillent un hameau à la recherche de rebelles. On leur a donné le signalement des fuyards. Tout est calme au petit matin. Le froid les saisit jusqu’aux os. Tout est très calme. Au détour d’une maison, deux types armés de longs couteaux lui font face. « Des villageois, c’est certain. S’ils avaient fait partie du camp d’en face, j’étais mort. » En un instant, l’un des deux hommes se jette sur Magomed qui, par réflexe, oppose une main.
Elle est tranchée par la lame de l’étranger. L’autre enserre un revolver dont jaillit un feu nourri qui illumine un instant la pénombre environnante. L’homme s’effondre, deux balles dans le torse. L’autre se rend sans résistance. Il est emmené pour interrogatoire avant d’être abattu dans un petit bois.« Et vos mains, Magomed, vos mains dans tout ça ? » lui demandé-je. Ses mains sont très clairement le prolongement des ordres qui lui ont été donnés. Trancher une gorge, lacérer un torse, broyer à coups de barre à mine ou déchiqueter indistinctement…
Rien ne se fait sans peine. Magomed se souvient du froid de l’hiver et des rhumatismes qui se réveillent chaque fois que le mercure plonge. Il se souvient également d’un interrogatoire qui s’est très mal passé. Il était alors avec les « salauds ». Un villageois enlevé quelques heures plus tôt par son équipe lui avait été confié. L’objectif ? Encore et toujours savoir où se trouvent les plus récalcitrants. « Le garçon était tenace. Je m’en souviens. », m’assure-t-il en se massant légèrement le poigner.
En effet, après plusieurs heures de torsions et de coups, le garçon ne pipait mot. « J’ai dû me servir d’instruments plus spécifiques ». Scalpels, bâtons, clous… Magomed prend tout ce qui lui tombe sous la main pour le faire parler. Mais rien n’y fait. Le garçon tient bon. Il est coriace. Il l’est tellement que Magomed se brise trois phalanges en lui frappant au hasard les pommettes ou le crâne, il ne « sait plus vraiment ». L’une de ses phalanges ne s’est d’ailleurs jamais vraiment remise, me fait-il remarquer.
Me voyant assez troublé par son récit, Magomed se lève et propose que l’on remette cette discussion à plus tard. Je ne peux qu’acquiescer. Ce « plus tard » a finalement lieu le lendemain matin. Je commence par une question bateau mais essentielle. Que représente la Tchétchénie à ses yeux ? « La Tchétchénie existe au delà des frontières russes. C’est un pays. Un vrai. Nous sommes un peuple différent, singulier. Nous sommes un peuple fier, têtu. Très têtu, même » assure-t-il dans un rire sonore.
« Mais nous ne sommes pas des russes. Depuis des siècles, les Tchétchènes se battent dans les montagnes pour exister. Que ce soit à l’époque de Chamil sur l’Akhoulgo (Une montagne du massif du Caucase, l’Akhoulgo abritait une forteresse qui a permis aux fidèles de Chamil – troisième imam de Tchétchénie – de résister à l’avancée des troupes impériales vers 1840), ou plus récemment, nous n’avons jamais rien lâché ».
La Tchétchénie est un pays magnifique fait de pics acérés, de vallées profondes et de plaines verdoyantes. Un paysage qui ne se prête guère aux multiples boucheries qui y ont été perpétrées ces derniers siècles.La main de Magomed ressemble à son propriétaire. Côté pile, elle se confondrait avec celles de n’importe quel petit vieux qui vient jouer aux courses dans ce bar-PMU. Côté face, elle délivre un message funeste à qui est initié au langage secret qui le compose.
Magomed ne se fait pas d’illusion sur sa propre personne et le monde qui l’entoure : « J’ai du sang sur les mains. Je le sais. Mais d’autres, ici et ailleurs, en ont tout autant. Les donneurs d’ordre moscovites, les exécutants locaux, la caste des seigneurs européens et leur complaisance criminelle… Ils ont tous le même sang sur les mains. Et on en honore certains comme des rois. » Magomed a torturé, interrogé, pourchassé pour un compte ou un autre. Il a fait serment d’allégeance à qui l’accepterait.
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Sa main en témoigne avec force. « Ma main est parsemée de souvenirs. Pas toujours très jolis. Et il me suffit de la regarder pour savoir où je finirai ». La main de Magomed est marquée par les stigmates d’une vie de violence, elle est un rappel constant de son lourd et douloureux passé. Elle semble vibrer d’une énergie sombre. Dès lors qu’un muscle, qu’un cartilage ou qu’une phalange s’anime, on se prend à imaginer. On se perd dans ses pensées pour un instant. Me levant pour prendre congé de mon hôte, je vais machinalement le saluer. « Vous me serrez la main malgré mon histoire ? » me demande-t-il dans un léger sourire. Je sais qui me fait face. Mais qui suis-je pour lui refuser ma main… / Jérémy Felkowski