Rencontre avec Sandrine Rousseau, devenue une des porte-voix des femmes victimes de violences sexuelles. L’économiste a fondé une association pour aider les victimes… à parler, notamment.

MAJ juin 2022 : Sandrine Rousseau a été élue députée (EELV – Nupes) dans la neuvième circonscription de Paris lors des élections législatives.

Auteure d’un livre puissant et nécessaire, l’économiste a fondé l’association En parler qui porte (presque) le même nom que son livre. L’idée : venir en aide à celles qui souffrent dans un silence assourdissant.

les couvertures du Zéphyr

On tombe dans un gouffre

Le Zéphyr : Qu’est-ce qui a déclenché en vous l’envie et le besoin d’écrire le livre Parler ?

Sandrine Rousseau : C’est l’impression de tomber dans l’inconnu. À partir du moment où l’enquête est déclenchée, on ne sait absolument pas ce qui va se passer d’une heure à l’autre. On tombe dans un gouffre. Je me suis demandé si des femmes avaient déjà décrit ce parcours, ces incertitudes, de manière à me permettre de me préparer aux étapes suivantes de ma démarche contre Denis Baupin (son agresseur, ndlr). Mais je n’ai malheureusement pas trouvé grand-chose. J’avais également le sentiment de perdre tous mes repères pendant cette période, de perdre toute confiance. J’avais honte. J’avais peur de l’avenir. Ce sont des sentiments auxquels je n’étais pas prête, et j’ai pensé qu’en les décrivant, je pourrais aider d’autres femmes à les surmonter.

C’est-à-dire ?

Je voulais leur dire qu’elle ne sont pas folles, que des gens sont là pour les aider et que ces difficultés peuvent être surmontées.

sandrine rousseau et son asso Parler

« J’avais l’impression de parler dans le vide »

Avez-vous reçu des témoignages d’autres victimes ?

Énormément. J’ai reçu beaucoup de messages de femmes qui me disaient qu’elles se retrouvaient dans mon propos, qu’elles se sentaient comprises et qu’elles voulaient intégrer l’association « En Parler » pour aider à leur tour.

Votre témoignage a-t-il suscité des réactions parmi vos confrères économistes ou au sein d’Europe Écologie – Les Verts ?

Il n’y a pas eu de réactions particulières chez les économistes. J’ai reçu le soutien de certains confrères. D’autres ont tenu à témoigner, mais ça s’est arrêté là. Au sein du parti, j’ai été soutenue. On m’a dit que cela permettrait de faire bouger les lignes.

Au quotidien, qu’est-ce que cela implique de vivre dans le silence ?

Je n’ai jamais vécu dans le silence. J’ai parlé dès le départ. Je n’ai simplement pas été entendue. Ce qui change, aujourd’hui, c’est que les gens entendent. C’est une grande différence pour les femmes, parce qu’à partir du moment où la société prête l’oreille à un tel sujet, elle bougera. Avant, j’avais l’impression de parler dans le vide. Ce n’est plus le cas.

Qu’il s’agisse de l’émission On n’est pas couchés ou d’autres séquences récentes, on a l’impression que les médias ont longtemps voulu désamorcer toute tentative d’expression de ce mal. Qu’en pensez-vous ?

En sortant du plateau, j’ai ressenti beaucoup d’incompréhension, de la non-écoute, du non-respect de ma parole. Cela dit à quel point la prise de parole d’une femme peut être violente. On nous reproche de ne pas parler, de ne pas porter plainte et, quand nous le faisons, la gêne est palpable. Impossible d’adopter la bonne attitude. Cette séquence illustre, à mon avis, la difficulté de la société à prendre en compte le fait que de tels actes sont ni plus ni moins que des délits et des crimes.

Quels réflexes les médias doivent-ils adopter pour réellement prendre en compte la réalité de ce problème ?

Il y a des choses à ne pas faire. La première, c’est de ne pas remettre en cause la notion de consentement ou de non-consentement. Un refus reste un refus. Il faut également éviter d’essayer de faire son opinion par soi-même. Quand on vous parle d’un cambriolage, vous ne vous interrogez pas sur la réalité de ce cambriolage. Pour les agressions sexuelles, c’est la même chose. Il faut les traiter comme les autres délits et crimes. Les médias doivent donc faire leur travail, capter les informations, les restituer au plus grand nombre sans chercher à réinterpréter la situation.

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« On est dans la colère »

Comment expliquez-vous que les médias ont prolongé l’omerta ambiante dans l’affaire Weinstein ?

Ils ne se sont pas tus volontairement. Ils ne se sont tout simplement pas sentis concernés. Des journalistes ont sans doute de l’empathie pour les victimes de cet homme, mais ils ont considéré qu’ils ne pouvaient pas intervenir.

Pensez-vous que la libération de la parole, générée sur le web, peut être le prélude à un mouvement plus profond ?

C’est la question qui nous préoccupe tous. Aujourd’hui, on est dans la colère, la dénonciation et l’expression directe. Si on reste sur l’émotion, on n’avancera pas. Il faut donc en sortir pour poser les bases d’un débat donnant lieu à l’émancipation des femmes. Il faudra également passer par la voie judiciaire pour qu’il y ait des condamnations. Ça passera, enfin, par des lois. Des lois dans le monde de l’entreprise et dans le droit commun évidemment.

« Ignorés par la société »

Selon vous, ces problèmes de violence et d’agression sont-ils fondés sur une question sociale ?

C’est exactement cela. Et cela justifie la nécessité de placer ces questions au centre du débat public. Ce n’est pas qu’un problème entre deux personnes. Les chiffres montrent que cela va bien au-delà. Une femme sur cinq a connu une situation de harcèlement sexuel au travail. 17 % des femmes auront, au cours de leur vie, à subir une tentative de viol ou un viol. 100 % des femmes ont déjà été harcelées dans les transports en commun. Ce sont des phénomènes de masse. Et, avec seulement 20 % d’agresseurs finalement condamnés, ces phénomènes de masse sont totalement ignorés par la société.

Pourquoi cet immobilisme ?

Le patriarcat et la domination des hommes sur les femmes sont tellement ancrés dans la société que cela génère un immobilisme. Le hashtag « #BalanceTonPorc » le prouve assez bien. Sa violence concerne les coupables d’agression et leurs complices, ceux qui n’ont rien fait et rien dit. Ce qui se joue ne concerne pas la parole ou l’émotion. C’est l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est très profond dans la mesure où ça implique un renversement de l’ordre établi.

C’est la libération d’une parole plus ancienne que l’actuelle génération…

Au-delà des femmes qui tweetent, il y a la mémoire des mères, des grand-mères et des ancêtres qui, elles-mêmes, ont subi ces agressions. Un ordre patriarcal ne se renverse pas d’un geste.

« Culture du viol »

Les hommes peuvent-ils contribuer à ce combat ?

Ce combat concerne en premier lieu ceux et celles qui veulent voir émerger une société égalitaire. Ils doivent s’opposer à celles et ceux qui ne veulent pas d’une telle société. Je dis celles et ceux parce qu’il y a des femmes qui n’en veulent pas. C’est plus complexe qu’une opposition homme-femme. Les hommes qui ne veulent pas voir leur mère, leur conjointe, leur(s) sœur(s) ou leur(s) fille(s) dominées et broyées par un système sont les bienvenus. Je leur tends la main.

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La culture du viol, mythe ou réalité ?

Elle existe bel et bien. Le terme culture du viol ne dit pourtant pas tout de la réalité de ce problème. Plutôt que culture, parlons de tabou, de minimisation et d’acceptation des violences sexuelles. Dans de nombreux témoignages, des femmes m’ont dit qu’elles n’avaient jamais parlé. Dans ma propre famille, ma mère ne s’est jamais livrée. Mais ce tabou est en train de se disloquer. Il ne faut pas avoir peur de cette douleur. C’est elle qui nous permettra d’avancer.

La Une consacrée par Les Inrocks à Bertrand Cantat vous a-t-elle choquée ?

Absolument. Ce n’est pas une couverture anodine. On décrit Cantat comme un artiste maudit, un homme en souffrance qui a du mal à trouver le sommeil, qui est en panne d’inspiration et qui se pose des questions sur la vie. N’oublions pas qu’à la base, Cantat est « juste » un assassin qui a tué une femme à coups de poings. Bien, évidemment, il a tout à fait le droit de vivre. Mais l’exposition qui lui est offerte est indécente. Au-delà des Inrocks et de cette Une, on pourrait également parler du film Gauguin et de sa promotion de la pédophilie.

Eric Zemmour, le polémiste, a assimilé à l’antenne d’Europe 1 l’emploi du hashtag « Dénonce ton porc » à la dénonciation des juifs lors de la Deuxième Guerre mondiale. Nicolas Bay, le vice-président du RN, a, lui, déclaré publiquement qu’un viol était une relation sexuelle entre deux parties dans laquelle la première est consentante et la deuxième pourrait faire un effort. Ces déclarations devraient-elles, selon vous, être punies par la loi ?

Comme toutes les déclarations racistes, les attaques sexistes devraient être punies par la loi. J’entends déjà les chantres de la liberté crier qu’on ne pourra bientôt plus plaisanter. Pourquoi se permettre de blesser les gens au travers d’une blague que l’on pense drôle ? Quel est le but d’une personne qui se fait plaisir au détriment des autres ? Cette condamnation n’implique pas un manque d’humour. Bien au contraire.

Parler

Causette, le magazine plus féminin du cerveau que du capiton, est en danger. Le sauvetage d’un tel titre vous semble crucial ?

Causette, c’est l’antithèse du prototype des publications féministes dites ringardes, moches et chiantes. Les membres de la rédaction ont prouvé qu’on pouvait aborder des sujets de fond tout en étant cool, intelligentes, jolies. Causette, c’est le féminisme d’aujourd’hui. Les magazines féminins traditionnels sont ambigus quant au rôle de la femme dans la société. Ils associent de vrais combats féministes à des pubs où la femme est très normée, standardisée. Causette a tout de suite dépassé cette ambiguïté en s’écartant de la pub et en s’attachant aux sujets de fond.

Au-delà du livre, il y a l’association En Parler. Comment aidez-vous les gens qui vous interpellent ?

Nous sommes dans l’interaction avec les gens qui nous sollicitent. Je réponds à beaucoup de témoignages très lourds, très durs. Instaurer le dialogue est quelque chose de très important. Pour développer davantage l’association, je voudrais mettre au point un réseau de copines. C’est le sens même de mon initiative.

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C’est-à-dire ?

Nous sommes des femmes qui ont toutes cette expérience en commun. Il faut bien comprendre que lorsqu’on a vécu une telle agression, il y a des moments où l’on ressasse cette expérience. Elle tourne dans nos têtes de manière obsessionnelle. Dans ces moments-là, on s’isole. Nos proches ne nous comprennent plus et on s’enferme. Quand une plainte est déposée, on se retrouve face à des dizaines de professionnels, des juges, des policiers et des médecins, qui veulent tous interpréter nos paroles. Il n’y a donc aucun endroit où l’on peut juste s’exprimer librement, parler entre amies, se livrer, rire de tout cela.

C’est possible d’en rire ?

C’est même nécessaire. Il arrive que, lors d’une réunion, on se libère de cette manière. Comme tout ce qui nous arrive, cette agression a une place dans nos vies. Une et pas une autre. Il faut savoir avancer, se reconstruire et tout simplement continuer à vivre. / Propos recueillis par Jérémy Felkowski