Fiction

Robert-Maurice Débois a 111 000 ans. Venu d’une autre galaxie, il vit avec son pote Brice, porte des pulls C&A, et semble totalement accro aux réseaux sociaux.

les couvertures du Zéphyr

À l’orée du bois de Boulogne, derrière une rangée de bosquets, se cache l’Allée du bord de l’eau : des berges de Seine, le long desquelles s’amarrent de vastes péniches habitées. C’est dans cette ambiance à la Georges Simenon que j’attends Robert-Maurice Débois, ce samedi-là.

Il m’a donné rendez-vous ici pour des raisons de discrétion. En effet, avec sa tête de « petit gris » (le surnom donné à l’extraterrestre de Roswell), Robert n’a pas un physique passe-partout et préfère rester discret. Je le comprends : à son arrivée, je dois refréner un mouvement de recul et une moue de dégoût. J’avais pourtant croisé sa face à de nombreuses reprises sur Facebook.

ROBERT-MAURICE DÉBOIS, L’EXTRATERRESTRE ACCRO AUX RÉSEAUX SOCIAUX

Qu’est-ce qu’elle a, ma gueule ?

M13

C’est d’ailleurs la fascination de Robert-Maurice pour les réseaux sociaux – il poste quotidiennement des selfies sur Facebook et Instagram – qui m’a conduit à m’intéresser à lui.

Le voici enfin, emmitouflé dans un trench-coat camel, le regard caché derrière un chapeau noir à larges bords. Nous sommes vraiment dans un épisode de Maigret, me dis-je. Le remerciant de sa venue, je lui assène une première question sur ses origines. « Je viens de la planète Gaïa, dans l’amas globulaire M13 », répond-il avec un étrange accent suisse allemand.

De mon côté, j’avais fait mes recherches sur cet objet astral, plus connu sous le nom de Grand Amas d’Hercule. Il regroupe plus de 500 000 étoiles et se trouve à 25 000 années-lumière de la Terre. C’est vers lui que l’humanité a envoyé, en 1974, un message binaire, à destination d’une potentielle civilisation extraterrestre, contenant, entre autres, le numéro atomique de l’hydrogène, des données sur la forme d’un humain et la position de la Terre. Normalement, il aurait fallu 25 000 ans à cette transmission pour atteindre sa cible. « La technologie de Gaïa a 12 900 ans d’avance sur la vôtre », explique-t-il, précisant qu’il avait été déposé ici par un vaisseau de transport. « J’ai pris un aller sans retour. C’était déjà assez cher comme ça. »

C’est d’ailleurs la fascination de Robert-Maurice pour les réseaux sociaux – il poste quotidiennement des selfies sur Facebook, Snapchat et Instagram – qui m’a conduit à m’intéresser à lui

Téléphone maison ?

Al₃O₃₂

Nous commençons à arpenter le quai, en direction du Pont de Neuilly. Lorsque je lui demande pourquoi il a choisi la Terre, sa bouche produit un rictus effrayant, que j’interprète comme un sourire. « Par hasard. On a intercepté le message Aricebo [le fameux message radio de 1974, ndlr]. Et je me suis longtemps demandé quelle était cette espèce intelligente qui n’avait rien trouvé de mieux à dire à d’éventuels extraterrestres quel était le numéro atomique de l’hydrogène. Et puis il y avait cette musique du groupe Les Beatles. Elle m’a longtemps trotté dans la tête. Au final, j’ai décidé de venir voir par moi-même. Depuis, je suis là, en observateur actif de votre culture. »

Mais pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour épancher sa curiosité ? « J’ai 111 000 ans – même si ma carte d’identité dit que j’ai 111 ans – alors 1 900 ans de plus ou de moins, c’est pas grand-chose. En fait, j’ai dû attendre de finir mes études. Sur Gaïa, les enfants de bonne famille – celles qui ne sont pas esclaves – ne peuvent quitter la planète qu’après avoir fini leurs études. » Là-bas, Robert-Maurice est donc un gosse de riche, au cœur d’un système esclavagiste qui m’a l’air de ressembler à la Grèce ou l’Égypte antique. Je brûlais d’en savoir davantage.

« Gaïa est une ancienne colonie de robots. À l’époque, nous extrayons pour eux le Al₃O₃₂ – je vous donne sa formule, c’est plus simple. C’est une source d’énergie très présente dans notre sol. C’est ça qui a attiré les robots. En échange, ils nous ont appris à nous servir de nos pouvoirs mentaux pour contrôler les plantes, les animaux, le climat… rien que par la force de la pensée. Et puis, quand le Al₃O₃₂ a commencé à manquer, ils sont partis. Et nous avons conservé nos pouvoirs. Grâce à eux, nous avons déployé des technologies très puissantes. Mais nous avons toujours besoin d’esclaves pour puiser le Al₃O₃₂ : car, comme c’est de l’énergie pure, nous n’arrivons pas encore à le contrôler par la pensée. »

instagrameur-influenceur

Robert et sa valise

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Mais qui est Brice, le photographe ?

Pensant inutile de me lancer, avec lui, dans un débat philosophico-politique, je préférerais revenir à des questions simples : quel est son nom d’origine, par exemple. « Je n’ai pas de nom. Nous n’en avons pas besoin. On se reconnaît à l’odeur. C’est Brice, mon seul ami ici, qui a choisi ce nom de Robert-Maurice Débois. Il trouvait que ça sonnait très français et me permettrait de m’intégrer plus facilement. Personnellement, je voulais m’appeler Demis Roussos, car je trouve sa grâce et son style magnifiques. »

Mais qui est donc ce Brice ? « C’est lui qui m’a accueilli quand je suis arrivé sur Terre le 23 mai 2015. C’est un photographe assez drôle et très ouvert d’esprit. Il m’a proposé d’habiter dans son atelier. Il m’a trouvé des fringues. J’aime beaucoup la sensation du mœurs sur ma peau et les couleurs des chemises hawaïennes. Il m’a aussi fait découvrir les kebabs à la kryptonite, les concombres et les frères Bogdanoff, dont je suis fan. Et puis il a commencé à me prendre en photo. »

Contacté à l’issue de cette interview, Brice Krummenacker m’a raconté l’histoire qui se cache de ce prénom : « C’était à Marseille, j’ai photographié un mec avec un coquard qui s’allumait une clope devant un mur tagué Robert et Maurice. Cela a été la première photo que j’ai vraiment aimé. Du coup c’est devenu le nom de mon Tumblr et le prénom de mon ami. »

facebook, instagram

Oh, le nœud pap’

« Ma tête de bite »

Soudain, un habitant d’une péniche saute à terre, en costume de ville, et se dirige vers nous, poussant son vélo. Robert-Maurice ajuste son chapeau sur son visage et se tourne, faisant mine d’admirer la Seine. Je l’imite. L’homme nous croise, en silence. Nous pouvons reprendre notre conversation.

À force de se faire photographier, Robert-Maurice a pris goût à une certaine forme de célébrité. Puis, il a découvert les réseaux sociaux. « Je n’ai pas compris tout de suite. Au départ, je pensais que vous ne communiquiez qu’à travers un petite appendice noir dans votre main. Mais Brice m’a expliqué que c’étaient des smartphones et que les gens cherchaient des Pikachu. »

Un jour, Brice Krummenacker lui offre un téléphone portable. « C’est là que j’ai découvert les réseaux sociaux, poursuit Robert-Maurice. Au départ, j’osais pas y aller… Il faut dire qu’avec ma tête de bite, je représente le contraire des normes de beauté du moment. Et puis j’ai vu qu’un Grumpy Cat [chat grincheux et grimaçant, ndlr] avait des millions de followers. Alors je me suis dit : pourquoi pas moi ? Les réseaux sociaux sont un bon moyen de rencontrer de nouvelles personnes ! C’est une source de créativité illimitée. Et ça me permettait de prouver mon existence aux autres. Depuis, ma devise, c’est je poste, donc je suis. »

frankenstein du dimanche

Chemise hawaïenne

Frankenstein du dimanche

Quand je lui demande si ça marche pour lui, l’extraterrestre m’avoue être accro aux selfies. « Au début, les gens me prenaient pour un Frankenstein du dimanche. Mais aujourd’hui, j’ai trois fois plus de followers que Brice – alors qu’il est beaucoup plus beau que moi et que ma vie est beaucoup plus banale que la sienne. Lui est photographe. Moi, j’ai une vie tout à fait ordinaire : je vais au lavomatique, à la plage, je pars en vacances sur l’astéroïde Tchoury, je mange des pâtes, j’écoute Space Oddity de Bowie… Je ne suis pas plus intéressant que ces gonzesses qui postent des photos de leur gobelet Starbucks. »

Je lui réplique qu’il a tout de même concouru pour l’élection présidentielle 2017. « Oui, enfin, j’étais loin d’avoir les 500 signatures. Ça faisait partie des activités que Brice imagine pour me sortir de ma routine. Par exemple, pour le dernier festival Circulation(s) [LE rendez-vous de la création photo contemporaine en Europe, ndlr], Brice m’a demandé de faire un strip-tease pour collecter des fonds pour une œuvre de charité… Il m’a aussi proposé de jouer dans un court-métrage d’Akim Laouar Aronsen. Sa dernière lubie : m’inscrire sur Tinder ! »

Underwater Flip . Max Future ft. Lo Swing | Akim Laouar Aronsen

Blogueur mode ou instagrameur influenceur ?

Malheureusement, les matchs Tinder se font rares. « Je ne comprends pas pourquoi ! Tout le monde me dit que je suis l’extraterrestre le plus classe de la galaxie. Je suis chaud, et, surtout, je peux me lécher le coude… Ce doit être mon âge qui éloigne les femelles. Il faut aussi dire que je suis assez exigeant. J’ai tendance à trouver que les humaines ont de trop petite tête. »

Ça ne va pas mieux côté Pôle Emploi, où ses compétences en socio-sémiotique de la relation client (analyse des pratiques communicationnelles à travers les contextes institutionnels et socioculturels) laissent les conseillers perplexes. « Je n’ai malheureusement pas encore trouvé de CDI. J’ai été secrétaire, j’ai passé une audition pour devenir le gars de la météo à la télé française… Mais je me vois plus dans la peau d’un blogueur mode ou d’un instagrameur influenceur. »

Être soi-même

Pour autant, Robert-Maurice ne semble pas gagné par le mal du pays. « Je me plais ici. Je pense que je resterai jusqu’à ce que vous ayez fini de détruire votre propre planète. » Notre promenade s’achève ainsi, à la frontière de Neuilly-sur-Seine et il me propose de partager un Uber.

Alors que la Peugeot 508 file en direction de Boulogne-Billancourt, je lui demande, comme à mon habitude, s’il a une dernière chose à ajouter ? Robert glougloute – sa façon de se racler la gorge – avant de conclure : « Finalement, qu’on soit humain ou extraterrestre, l’important c’est d’être soi-même ! » / Camille Andrade (Photo : Brice Krummenacher)