L’ex-Garde des Sceaux Robert Badinter est connu pour son combat contre la peine de mort. Son engagement pour la cause des homosexuels l’est moins.
Quelques mois après le fameux débat qui a conduit à l’abolition de la peine de mort, Robert Badinter s’est attelé à la « deuxième » abolition : celle du « délit d’homosexualité », implicitement inscrit dans des articles du code pénal hérités du régime de Vichy.
Avril 1980. Robert Badinter est invité par Jean Lévy – avocat et socialiste, comme lui – à prendre la parole devant l’Université populaire de Lille. Le futur Garde des Sceaux lui propose un exposé sur la justice et l’homosexualité. Après plusieurs jours d’hésitation, l’organisateur décline, préférant faire appel à un « conférencier local ». Dans une lettre pleine de reproches, Robert Badinter suggère, avec une ironie grinçante, à son « camarade » Lévy de faire appel à l’évêque ultraconservateur Monseigneur Lefebvre.
Cet épisode, raconté par Paul Cassia dans sa biographie de Robert Badinter, Un juriste en politique (sorti en 2009), montre combien, un an avant l’arrivée de François Mitterrand à l’Élysée, l’homosexualité reste un sujet tabou, même à gauche. Mais cela n’empêche pas Robert Badinter de s’emparer du thème. Sans doute une manière de poursuivre son inlassable combat contre toutes les formes d’injustice, après avoir aboli la peine de mort. Comme si le ministre de la Justice voulait réparer le temps volé à son père, Simon, juif déporté au camp de Sobibor (en Pologne) en 1941.
Fléau social
Pour l’avocat, le problème des violences judiciaires faites aux homosexuels est aussi grave que les violences racistes ou antisémites. « C’est révoltant car c’est une négation de la qualité d’être humain », a expliqué l’ancien membre du gouvernement Mauroy, en 2013, lors d’un grand oral à la RTBF.
Malgré les actions, depuis le début années 70, des mouvements de défense des homosexuels, comme le Front homosexuel d’action révolutionnaire ou de l’association Arcady ; malgré, aussi, la visibilité grandissante des gays et des lesbiennes dans la rue et les médias, l’homosexualité est encore vue comme un « fléau social » par l’État. La formule est tirée d’une circulaire de 1960.
La liberté de s’aimer entre personnes du même sexe reste donc un droit à conquérir. Badinter sera le fer de lance de la promesse de campagne de François Mitterrand de supprimer toute référence à l’homosexualité dans le code pénal. Certes, le risque de se mettre à dos une bonne partie de l’opinion publique est réel. Mais ce combat, avec celui de l’abolition de la peine de mort, fait partie de ceux qui motivent le plus l’avocat.
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Grand pays de liberté
Pour réaliser la promesse présidentielle, Robert Badinter soutient une proposition de loi déposée, peu après l’élection de François Mitterrand, par le député de gauche Raymond Forni, visant la suppression du « délit d’homosexualité ». Façon de démontrer que le gouvernement travaille en bonne intelligence avec le Parlement. Dans son texte, le parlementaire socialiste, connu pour son engagement pour les causes LGBT, explique que, même si l’homosexualité n’est plus pénalisée en France depuis 1791 (hormis la parenthèse vichyste), la majorité sexuelle reste fixée à 18 ans pour les homosexuels, contre 15 pour les hétérosexuels. Au prétexte de « protéger la jeunesse », la loi commet ici une discrimination inadmissible, considère l’élu socialiste. D’autant plus qu’elle prévoit des peines allant jusqu’à 3 ans de prison est 20 000 francs d’amende à « toute personne qui aurait commis un acte impudique ou contre nature avec un individu mineur de même sexe ».
Le 20 décembre 1981, devant un hémicycle presque vide (les fêtes de Noël approchant, les députés sont rentrés dans leur circonscription), Robert Badinter défend le texte en improvisant quelques phrases restées célèbres : « L’Assemblée sait quel type de société, toujours marquée par l’arbitraire, l’intolérance, le fanatisme ou le racisme, a constamment pratiqué la chasse à l’homosexualité. Cette discrimination et ces répressions sont incompatibles avec les principes d’un grand pays de liberté comme le nôtre. Il n’est que temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels comme à tous les autres citoyens dans tant de domaines ! »
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Âpre débat
Soudain, le public, venu en nombre ce dimanche, laisse éclater sa joie et applaudit. « Je m’arrête net, raconte Robert Badinter à son biographe, car le public des tribunes, depuis la Révolution française, doit demeurer absolument silencieux et se retenir de toute manifestation. Le président de séance, fiévreux, agita sa sonnette et menaça d’expulsion les perturbateurs. Je vis sur les bancs quelques députés étouffer un rire. Après un instant, je repris avec tout le sérieux convenable le fil de mon discours : ‘La discrimination, la flétrissure qu’implique à leur égard l’existence d’une infraction particulière d’homosexualité les atteint à travers une loi qui exprime l’idéologie, la pesanteur d’une époque odieuse de notre histoire.’ » Mais la ferveur s’est envolée, et c’est sous les applaudissements polis des députés de service qu’il regagne le banc des ministres.
Le texte est envoyé au Sénat – majoritairement de droite – qui promet de le voter, avant de, subitement, changer d’avis. C’est alors que le débat s’envenime. À l’Assemblée, l’opposition attaque. Le député Jean Foyer, ancien Garde des Sceaux de Charles de Gaulle, affirme que la loi « transformera la France en sodome ». Celui-ci dénonce un gouvernement qui veut « réhabiliter l’homosexualité ». « Ce que vous voulez, clame Jean Foyer, c’est proclamer par la loi l’abrogation d’une morale et l’instauration d’une morale différente. […] Votre attitude ressemble beaucoup à celle des juges de Galilée : vous niez la nature en niant l’existence d’actes contre nature ! [Accepteriez-vous] qu’un vieillard lubrique sodomise un jeune homme de 15 ans ? »
À cette saillie, Badinter réplique : « Monsieur Foyer, quel père de famille pourrait supporter la même vision d’un vieillard lubrique sodomisant une jeune fille de 15 ans ? »
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L’heure du vote
Le jour du vote, tous les députés RPR, dont le Marseillais Jean-Claude Gaudin, Jacques Chirac et François Fillon, votent contre le texte. En 2016, ce dernier, alors candidat à la présidentielle, s’expliquera, sur le plateau de L’émission politique de France 2 : « En 1981, on est dans une guerre sans merci avec la gauche qui vient de nationaliser les banques et de nous imposer des réformes extrêmement brutales. Donc, on vote contre tout. À l’époque, il y a 155 députés RPR. Les 155 ont voté contre le texte. »
Après sept mois d’aller-retour entre l’Assemblée et le Sénat, la majorité socialiste, sous le regard soulagé de Robert Badinter, adopte au final l’abrogation de l’article 133-2 du code pénal, le 27 juillet 1982.
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Trente ans plus tard, dans un discours devant le Forum mondial des droits de l’Homme de Nantes, l’avocat plaide toujours pour la dépénalisation de l’homosexualité dans le monde (ou au ministère des Affaires étrangères, en 2009, à revoir ici). L’ex-ministre constate qu’elle est encore considérée comme un crime dans plus de soixante-dix pays, dont la plupart des États du Maghreb. Ce terrible constat représente, pour Robert Badinter, « une atteinte insupportable aux Droits de l’Homme ». Le combat de l’ancien Garde des Sceaux n’est donc pas achevé : celui-ci appelle désormais à l’abolition universelle du crime d’homosexualité. / Jacques Tiberi