Qui est ce cinéaste et dissident ukrainien de Crimée, emprisonné pour l’exemple par les Russes, au fond de la Sibérie, et dont la grève de la faim en 2018 a suscité l’émoi ?
M.A.J. 10/10/2018 : On a appris qu’il cessait sa grève de la faim. Il dit pourquoi dans un communiqué, publié par le collectif de soutien au cinéaste : « 145 jours de combat, vingt kilos en moins, plus un corps déchiré, mais mon but n’a jamais été atteint. Je suis reconnaissant à tous ceux qui m’ont soutenu, et je m’excuse auprès de ceux pour lesquels j’ai échoué… » S’il avait continué, Oleg Sentsov aurait été « gavé de force sur ordre de Vladimir Poutine », croit-il savoir.
M.A.J. 7/9/2019 : Un an après la publication de ce portrait, le cinéaste a été libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers entre Moscou et Kiev. Il est aussi devenu citoyen d’honneur de la ville de Paris.
Relisez cet article, publié avant la fin de sa grève de la faim.
Dans une chambre médicalisée de la colonie pénitentiaire sibérienne de Labytnangui, sur le cercle polaire arctique, Oleg Sentsov est en train de survivre. Dans son bras : un cathéter relié au goûte-à-goûte de glucose et de vitamine. La seule concession faite aux autorités, depuis le début de sa grève de la faim, le 14 mai 2018. Du moins jusqu’à ce qu’on ne le nourrisse de force, début novembre 2018, dans un hôpital pénitentiaire.
Oleg Sentsov est ukrainien, né à Simferopole en Crimée dans une famille modeste et russophone. Dans son livre Récits (paru en 2015), il conte cette enfance passée dans une province soviétique, quelques années avant la chute de l’URSS. On y croise les différentes facettes d’un gamin solitaire, pour qui l’école soviétique est un lieu vain et violent, où il doit payer pour les autres et apprend “à ne jamais céder et à ne jamais composer”. Dans cette nouvelle, consacrée à son enfance, il écrit avoir compris que “ce n’est pas vraiment nécessaire de vouloir être comme tout le monde”.
Sa véritable école fut celle du jeu vidéo. À une époque où les consoles ne sont pas aussi répandues qu’aujourd’hui, Oleg en fait le centre de son adolescence, jusqu’à devenir un joueur internationalement reconnu. Tout au long des années 90, il mènera une vie de débrouille et se gave de films américains de série B diffusés en boucle à la télévision post-soviétique.
Après des études d’économie à Moscou, il s’essaye à l’écriture et au théâtre. Mais sa véritable passion, c’est le cinéma. Il voue une admiration à Robert Bresson, Tarkovski, Fellini… Et, parce que l’écriture scénaristique colle mieux à ses émotions imagées, il s’oriente vers des études de réalisation à Kiev. De retour à Simferopole, il ouvre une des plus grandes salles de jeux vidéos de la région – à l’époque on disait “cybercenter”. Grâce aux revenus de sa petite affaire, il financera son mariage et ses deux courts premiers métrages (Jour rêvé pour le poisson-banane, en 2008, puis La corne d’un bœuf en 2009) ainsi que son premier long-métrage : Gaamer en 2011.
Il y filme le portrait – autobiographique – de Lyoscha, un adolescent ukrainien passionné de jeux vidéos et qui rêve d’en faire son métier, au grand dam de sa mère et de sa petite amie Katya. Une satire sociale de l’Ukraine contemporaine, d’une vie faite de débrouille et d’ennui. Réalisé avec un budget de seulement 20 000 dollars, le film sera projeté, en 2012, dans plusieurs festivals internationaux, de Sao Paulo à Rotterdam, où il est récompensé.
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“Euromaïdan”
À 41 ans, sa carrière de réalisateur décolle : le succès de Gaamer lui permet d’obtenir un financement pour son prochain long-métrage Rhino(céros) qui restera inachevé. Le tournage est en effet suspendu en novembre 2013, lorsque éclatent les protestations “Euromaïdan”, contre l’annexion de la Crimée, qui aboutiront au renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Il rejoint les militants d’”Automaïdan” : dans leurs voitures, ils fournissent des provisions aux soldats ukrainiens encerclés par les forces pro-russes.
Le militant ukrainien Kostiantyn Reoutski racontera à l’AFP comment « Oleg et ses camarades organisaient des rallyes automobiles en Crimée, avec des symboles et des drapeaux ukrainiens. Ils en accrochaient aussi aux murs et ils ont continué de le faire après l’annexion, quand tout le monde était parti. Son but était de montrer que la Crimée n’était pas prorusse ». « Oleg Sentsov n’est pas un professionnel de la politique, nous précise Michel Eltchaninoff, à la tête de l’association Les Nouveaux Dissidents, c’est juste un citoyen engagé qui lutte pour sauver un mode de vie démocratique. »
Au printemps 2014, abandonnant le champ de bataille, le réalisateur rentre à Simferopole pour continuer le combat à travers son son film Rhino(céros), dont le titre semble inspiré de la pièce éponyme d’Eugène Ionesco, écrite pour condamner toute forme de dictature et dont l’ultime tirade du héro Bérenger est : « Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !«
Procès stalinien
En sortant de chez lui, le matin du 11 mai 2014, Oleg Sentsov est enlevé par le FSB, les services secrets russes. Il sera torturé durant trois semaines, avant de réapparaître au fond d’une prison russe pour être jugé par un tribunal russe. Selon les autorités, sa double nationalité russo-ukrainienne empêcherait tout transfert en Ukraine…
Le tribunal de Rostov-Don l’accuse, avec le jeune militant antifasciste, Alexandre Koltchenko, d’avoir lancé deux cocktails Molotov contre le mémorial de Lénine de Simferopol et le siège du parti politique Russie unie. Au coeur de l’été 2015, il sera condamné à vingt ans de travaux forcés pour « préparation d’actes terroristes » et « trafic d’armes », à l’issue d’un procès inique, qualifié de « parodie de justice » par Amnesty International et dénoncé par Kiev, l’Union européenne et le gouvernement américain.
Un procès filmé par le documentariste Askold Kurov, sous le tire The Trial : The State of Russia vs Oleg Sentsov (2017). On y voit l’homme se défendre, courageusement et sans flancher, derrière les barreaux de sa cage, les nerfs à vif. A l’énoncé du verdict, Stentsov et Koltchenko entonnent l’hymne national ukrainien.
Ils nient en bloc et accusent leurs accusateurs, dénonçant des témoignages à charge livrés sous la contrainte. Mais ces arguments n’ont aucune prise dans ce procès kafkaïen. Hosejko Lubomir, historien du cinéma ukrainien, explique pourquoi, considérant « que cet enlèvement était avant tout un avertissement fait aux Ukrainiens de Crimée qu’il serait vain de se soulever ».
Effrayés, son épouse et les enfants ont fui vers Israël. Il ne reste plus à Oleg que sa cousine Natalia Kaplan et son avocat Dmitri Dinze, connu pour avoir défendu les Pussy Riot deux ans plus tôt.
Kamikaze ukrainien
Détenu dans la péninsule de Yamalie, Oleg Stentsov comprend que sa vie est la seule arme qui lui reste pour résister et défendre Hennady Afanasyev, Alexei Chirnigo, Oleksandr Kolchenko et les 70 autres Ukrainiens que la Russie a enlevé, au seul motif qu’ils contestent la politique expansionniste du Kremlin.
Un mois avant l’ouverture de la Coupe du monde, il décide donc d’entamer une grève de la faim. « Je considère être au centre d’une machination politique car mon procès est basé sur des témoignages obtenus par la torture », a-t-il dénoncé, ajoutant : « Je ne vois pas l’intérêt d’avoir des principes si on n’est pas prêt à souffrir, voire à mourir pour eux. »
Oleg Sentsov demande alors la libération de « tous les prisonniers politiques » ukrainiens détenus en Russie et refuse de demander la grâce à Vladimir Poutine. « Si on ne libère que lui, il considérera cela comme un échec. C’est un kamikaze ukrainien », déclare alors son avocat.
Au début, raconte sa cousine sur Facebook, Oleg regardait la télévision, écrivait des scénarios et recevait beaucoup de lettres. « Il travaille beaucoup, sinon, il deviendrait fou à rester allongé et regarder le plafond. » Mais rapidement, l’état de santé de ce gaillard d’1,90 m se dégrade. Pourtant, alors que ses proches décrivent son état de santé comme « catastrophique », les services pénitentiaires russes le qualifient de « satisfaisant »… et refusent tout droit de visite à Amnesty International.
Hostilité personnelle
Plus le temps passe, plus son état empire, plus Oleg devient un symbole puissant. La mobilisation internationale s’intensifie en Ukraine et en Occident. Des personnalités de premier plan prennent publiquement sa défense, de Stephen King à George Clooney, en passant par Johnny Deep. En France, un appel à sa libération sera publié dans Le Monde et signé par Godard, Cronenberg, Audiard, mais aussi la ministre de la Culture, Françoise Nyssen.
Un instant, Moscou envisage de l’échanger contre le journaliste Kyrylo Vychynski, inculpé de « haute trahison » en Ukraine… mais Vladimir Poutine estimera que « [son] journaliste a été arrêté pour son activité professionnelle. Monsieur Sentsov, lui, a été arrêté en Crimée non pas pour ses activités de journaliste, mais pour préparation d’un attentat ». Un haut responsable ukrainien déclare plus tard à Paris Match voir dans cette fermeté le signe d’une hostilité « personnelle » du président russe envers Stentsov.
De plus, selon Michel Parfenov, directeur de la collection Lettres russes, chez Actes Sud, Poutine n’aurait « que faire de l’opinion internationale ». Pour Michel Eltchaninoff, « Poutine ne veut pas paraître faible en cédant à la pression étrangère. Ou trop clément, par rapport à la Crimée ».
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« Enfant, j’avais peur »
C’est pourquoi le rendez-vous de l’ambassadeur de France pour les Droits de l’homme, François Croquette, à l’ambassade de Russie à Paris, ou le coup de téléphone « inquiet » d’Emmanuel Macron au président russe, en août 2018, sont restés lettre morte. « Une chose pourrait peut-être le faire bouger, nous explique Michel Eltchaninoff : la menace de nouvelles sanctions économiques. Cette histoire n’est pas terminée. »
Dans son testament – publié dans le recueil Récits – Oleg Stentsov écrivait : « Enfant, j’avais peur de mourir. Maintenant, je n’ai pas peur – maintenant je sais que je vais mourir. Je ne sais pas comment je vais mourir, mais je ne veux certainement pas mourir en vieillissant décrépit au milieu des parents gémissants. » / Jacques Tiberi