Highbury, à Londres. En 1967, Nigel – qui a aujourd’hui 77 ans – y tenait une petite boutique de disques, véritable temple de pop local, jusqu’aux années 80. Souvenirs.

les couvertures du Zéphyr

Il arrive que le quartier dans lequel on a tout connu, tout vécu, tout entendu, s’évanouisse sous les coups de boutoir de la modernité. C’est le cas de ce petit quartier, coincé entre deux siècles, qui a longtemps abrité une population populaire tiraillée entre deux passions : le foot et la pop. Nigel le disquaire a participé, à sa manière, à l’éducation des gamins du coin, avant d’aller travailler dans le monde de la production musicale, après la fermeture de son store, dans les années 80.

Highbury, de mon temps…

Le Zéphyr : Comment était Highbury quand tu étais jeune ?

Quand j’étais jeune, tout était différent. Je suis né en 1940 et j’ai sans doute entendu le fracas des bombes allemandes avant de découvrir un bon tempo. Comme le reste de Londres, Highbury a pas mal souffert des raids aériens. Bien entendu, je ne me souviens pas des nuits passées dans les abris de fortune que me racontait ma mère, mais pendant longtemps, les murs des maisons du coin ont gardé des traces de cette période.

Highbury, de mon temps, n’était pas du tout le quartier qu’on connaît aujourd’hui. Quand j’étais gamin, je traînais dans les ruelles jouxtant le stade. Le seul vrai stade d’Arsenal, celui qui portait fièrement le nom de notre terre et qui nous rendait fiers à notre tour. J’étais là pour le match du sacre en 1953. On avait lutté jusqu’au bout contre Preston. Et ce n’est qu’une différence de buts qui nous a sauvés. Mais c’est une autre histoire.

Le football n’était pas la seule passion des jeunes de l’époque, non ?

Effectivement, dans les années 1950 et 1960, on a senti monter une énergie folle en nous. Ça s’explique sans doute par les années de privation et de difficultés entraînées par la guerre. Quand on a pu émerger, on s’est lancés à corps perdu dans la fête, la pop… et un tout petit peu la drogue aussi (rires). Il faut bien l’avouer. C’était une époque démente que, vous, les petits français n’avez connue que par procuration.

« Hey Nigel, le disque des Beatles est-il arrivé ? »

En 1967, tu étais le patron d’une petite boutique de disques…

C’était un petit magasin qui ne payait pas de mine. Je le gérais seul avec mon meilleur pote. Tout tenait dans quelques mètres carrés. On avait l’impression qu’en se retournant, une pile de vinyles allait nous tomber sur la tête. À cette époque, pas un mois ne s’écoulait sans que nous recevions un ou deux grands disques. Il n’y avait ni Internet ni les réseaux sociaux et encore moins Spotify. Il fallait donc attendre que les studios se décident à nous faire parvenir leurs nouvelles créations.

On n’était jamais totalement certains des dates alors les jeunes du quartier venaient plusieurs fois par semaine et me posaient toujours la même question : « Hey Nigel, le disque des Beatles est-il arrivé ? » Il y avait une sorte de fièvre, d’impatience chez ces gamins qu’on ne retrouve pas aujourd’hui. À l’époque, la vie était dure dans notre quartier. Le chômage était déjà élevé et les jeunes qui venaient acheter un disque étaient franchement émouvants.

C’est-à-dire ?

Je ne me souviens plus vraiment du prix d’un 33 tours. Ils coûtaient quand-même quelques livres. En revanche, je me rappelle avec précision que les jeunes qui poussaient la porte de ma petite boutique accrochaient tout de suite mon regard dans l’attente d’un signe de ma part pour savoir si leur album était enfin arrivé. Je les revois s’avancer vers le comptoir et sortir de leur poche un billet froissé et quelques pièces.

À l’époque, on n’achetait pas un disque aussi facilement qu’aujourd’hui. Le pouvoir d’achat n’était pas le même, et les gamins voyaient les vinyles comme des objets sacrés. On n’aurait pas pu abîmer un disque devant mes clients, c’est certain.

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Quels sont les artistes qui t’ont marqué à l’époque ?

Je ne pourrais pas citer un seul artiste. Il serait facile de dire que j’ai adoré les Beatles et les Rolling Stones, mais ça serait trop facile. Avec le temps, les gens ne se rendent plus compte de la chance qu’on a eu de vivre cette époque. Oui, c’était la galère. Il y avait du chômage. Mais on avait la musique. On avait des gens qui expérimentaient, qui tentaient des choses. Je me souviens encore des Beatles qui trafiquaient leur bande son à la main, directement sur les machines, pour donner des effets inédits. C’était un temps où l’on pouvait créer, ou c’était l’ambition même des artistes.

C’était une fucking good époque (sic). Pour les noms qui me reviennent en tête, je garde toujours une petite place dans mon cœur pour le Procol Harum, les Grateful Deads et les Doors. Leurs sons étaient atypiques, iconiques. Quand je passais « Whiter shade of pales » dans la boutique, tout le monde se figeait et écoutait. Aujourd’hui, aucune chanson ne fait cet effet. C’était invariable, irrépressible. Quand les premiers craquements du diamant laissaient la place aux notes et la voix du chanteur, les gens fixaient le tourne disque.

Depuis cette époque, le son a évolué ?

Oui. Et les gens aussi (rire). Le son a pris une claque, je dois l’avouer. On n’a pas vraiment retrouvé cet esprit d’aventure qu’on aimait tant dans les années 1960. Avec l’émergence des radios libres, la musique est devenue un bien de consommation courante alors qu’elle était considérée comme une forme d’art majeur.

On achète ou on télécharge des centaines de titres. On zappe et on vire ceux qui ne nous plaisent pas. La subtilité d’un son, quand elle existe, échappe aux oreilles et aux cerveaux endormis. À partir des années 1980, les choses ont commencé à dérailler. Certains petits malins ont voulu surfer sur la New Wave pour faire n’importe quoi. Et ils ont vendu quand même. N’est pas Depeche Mode qui veut.

le stade d'arsenal

« L’Emirates stadium ne porte même pas notre nom »

Que reste-t-il de cette époque ?

Pas grand chose, j’en ai bien peur. Il reste quelques artistes comme AC/DC ou Deep Purple, mais la plupart de ces groupes ont été amputés de leurs meilleurs éléments. Depuis la mort de Jon Lord, Deep Purple n’est plus le même. Et les concerts hommages à Queen n’ont plus la saveur de Wembley en 1986, même si Brian May est encore dans la bande.

Penses-tu qu’on pourrait revoir un tel état d’esprit ?

Pas sans un vrai changement. Le génie de cette époque-là vient, en grande partie, des conditions de vie et d’expression qu’on affrontait. Des difficultés naissent parfois les beaux engagements, et c’est ce qui s’est passé dans les années 1960. On sortait d’une période noire avec l’après-guerre, un pays à reconstruire, une jeunesse à exprimer. Aujourd’hui, tout se passe sur le web, les jeunes vivent dans un confort de façade et ne remettent rien en cause. On dit que le punk n’est pas mort. Pour moi, il est en soins palliatifs. Pour que l’on revoie l’esprit d’expérimentation des années 1960, les gens vont devoir se bouger le cul. Et ils ne le feront pas de leur plein gré.

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Highbury, aujourd’hui…

… n’existe plus. Le prix du mètre carré a explosé. La population change imperceptiblement. On a rasé le stade, mon stade, on y a fait une espèce de quartier d’affaires. L’esprit d’Arsenal est mort avec lui. L’Emirates stadium ne porte même pas notre nom. Ma boutique a fermé il y a des années, et c’est tant mieux. Je n’aurais pas supporté voir s’aligner des artistes de seconde zone dans les bacs. Les jeunes ne le savent pas, mais ils méritent mieux que ça…

Propos recueillis par Jérémy Felkowski