Marina Abramovic use de son corps comme d’un terrain d’expression politique. Retour, entre coups d’éclat et introspections, sur la carrière d’une artiste totale.
Meurtres, épuration, soif de domination… Plus que tout, ces termes font écho à l’œuvre de Marina Abramovic. Serbe d’origine, l’artiste a lutté durant une centaine d’heures contre son propre corps, contre le temps et l’indifférence des pouvoirs politiques pour incarner l’indicible
Balkans baroques
Quelque part dans le vieux Venise, une femme gît à bout de force. Autour d’elle, deux tonnes d’os de bœuf jonchent le parquet de la galerie où elle s’est retranchée voici quatre jours. Sans cesse, elle a gratté, récuré, décapé fémurs et tibias, plongeant indistinctement les mains au fond de l’énorme monticule de chair et de sang tandis que les photos de ses proches étaient projetées sur les murs voisins. Est-ce la démence qui a poussée Marina Abramovic à se cloîtrer ainsi, seule, face à la nuit glaciale de la Biennale et aux photos de ses parents projetée sur les murs voisins ? Sans doute. Mais pas seulement. Nous sommes en 1997 et quelque centaines de kilomètres plus au sud, loin des immeubles cossus et de l’atmosphère feutrée de la Cité des Doges, la Yougoslavie subit les affres de la folie humaine.
Là bas, on tue. On viole. On profane et on brûle. On domine et on soumet des peuples au joug des puissances martiales. Au centre de la galerie, la plasticienne frotte frénétiquement, récurant jusqu’au dernier fragment de chair collé sur les os dans l’une des trois grandes bassines de cuivre remplies d’eau savonneuse.
Autour d’elle, trois écrans sont disposés à la manière d’un triptyque religieux. Deux d’entre eux racontent son histoire ; celle d’une jeune femme issue de l’intelligentsia locale dont les parents, monténégrin et serbe étaient de fervents défenseurs du régime de Tito. Le dernier la présente en tenue de scientifique faisant l’exposé de la création du « rat-loup », un mystérieux animal aux tendances autodestructrices.
Lorsque les organisateurs de la Biennale ont contacté Marina Abramovic, ils entendaient lui confier un rôle d’ambassadrice en lui attribuant la représentation du pavillon de la Yougoslavie. Outre le fait d’être la toute première femme à représenter les Balkans lors de l’événement, elle ne pouvait ignorer l’exposition publique que cette mission lui conférait. Son pays était en guerre et elle devait le faire savoir. Elle devait dénoncer les rouages qui avaient conduit la région dans ce bain de sang. Et c’est ce qu’elle fit au travers de Balkan Baroque, l’une de ses installations les plus marquantes. Durant quatre jours et six heures, curieux et connaisseurs se sont succédé sous le pavillon Yougoslave pour assister au funeste spectacle.
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Interroger le monde
Depuis ses études à l’académie des Beaux-Arts de Belgrade au début des années 1970, Marina Abramovich a voué sa carrière à la transgression et à l’appréhension des limites de sa propre endurance. A l’image d’un René Descartes qui interrogeait sans cesse le monde et sa réalité, elle nous parle du corps dans la société et du dialogue inaudible qui unit l’artiste et son œuvre.
Très tôt, elle met en pratique sa démarche en usant de psychotropes pour éprouver sa résistance au travers d’installations dangereuses. Née en novembre 1946 alors que la Yougoslavie de Tito n’avait pas encore marqué pris ses distances avec l’URSS, l’artiste est fortement marquée par l’engagement politique et la stricte éducation de ses parents ; en découle une radicalité exacerbée qui filtre au travers de ses performances.
Repoussant ce qu’elle perçoit comme étant SA limite, elle travaille sans relâche, provoque, s’agite et sert l’émergence d’une contre-culture bouillonnante. En 1974, elle enroule par exemple un python autour de sa tête comme un turban, et se couche au centre d’une étoile de flammes. De 1976 à 1988, elle collabore avec Ulay, amant et âme sœur artistique, avec qui elle réalise une série de happenings. Leurs « relation works » mêlent volontiers le temps, l’espace et le rapport à l’autre.
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Dans les mémoires
En 1988, alors que le couple est sur le point de se séparer, Abramovic et Ulay entreprennent un dernier projet commun. L’un de la région du Hebei à l’Est, l’autre de celle du Gansu à l’Ouest, les deux artistes partent pour un périple de trois mois et de 4000 kilomètres. Chacun marchant vers l’autre jusqu’à l’épuisement, ils se rejoignent finalement dans la province de Shaanxi. Paradoxe de cette performance, ils officialisent leur séparation au moment même où leurs routes se croisent face aux montagnes verdoyantes du centre de la Chine.
Au-delà son apparition, le corps dans l’art est également affaire d’expression. En 2010, à la faveur d’une rétrospective dédiée à son œuvre, Marina Abramovic prépare « l’artiste est présent », une installation qui restera dans les mémoires. Le dispositif est simple : une table, deux chaises et le silence… Seule, assise au milieu de la grande salle au sixième étage du MoMa (Museum of Modern Art ) de New-York, elle fait face au cortège de milliers d’inconnus. Sans mot dire, elle plonge son regard dans le leur.
Certains restant quelques minutes, d’autres plusieurs heures, chacun peut ainsi se confronter à la présence réelle et physique de l’artiste, sans artifice, sans discours et sans cérémonial. Seule l’apparition d’Ulay fit réagir l’artiste. Voyant son ancien amant s’installer face à elle, elle se mit à pleurer, brisant le silence qui avait soudain envahi les lieux. Pour tout discours, laisser parler son corps… Marina Abramovic s’est progressivement imposée comme une figure tutélaire du Body Art ; un courant qu’elle transcende par la vidéo, la photo, la sculpture et le soin avec lequel elle règle la scénographie de ses performances. Comme les ultimes traces de son art, ces documents circulent sur le web et dans les galeries, parfois à prix d’or. / Jérémy Felkowski