Comment le cinéma met en scène tout ce qui touche à la cuisine ? On en a discuté avec Marc Rosmini, professeur de philosophie à Marseille et auteur de plusieurs livres, notamment sur le 7e art et l’alimentation.
Cette interview est extraite du Zéphyr n°7 – Refaire le monde autour de la table (septembre 2020). Commandez le numéro sur la boutique
“La vie est un long fleuve tranquille, désolé, je ne peux pas en parler, car je ne l’ai pas revu récemment.” Marc Rosmini, professeur de philosophie et cinéphile invétéré, s’excuse. Puis : “J’aimerais bien le revoir quelques années plus tard, au niveau sociologique, il doit être intéressant, il a marqué son temps.” Voilà comment a démarré cet entretien avec l’auteur de Pourquoi philosopher en cuisinant ?.
Avec lui, on avait envie de réfléchir à la représentation de la cuisine dans le cinéma. Marc a l’habitude d’étudier le septième art ; à Marseille, l’enseignant conçoit ses cours sur les grands concepts en philosophie à partir de films cultes.
Silence, ça tourne. Action.
« Philosopher en cuisinant »
Pourquoi avoir voulu philosopher sur l’alimentation ?
Marc Rosmini : Depuis l’adolescence, j’ai un fort intérêt pour la cuisine, et je passe beaucoup de temps devant les fourneaux. Je ne suis pas un artiste, je me contente d’une cuisine familiale et traditionnelle, mais j’ai un rapport jubilatoire à la nourriture. Mon ami Vladimir Biaggi, professeur de philosophie aujourd’hui à la retraite, m’a commandé, en 2005, l’ouvrage Pourquoi philosopher en cuisinant ? Des méditations autour de 10 recettes de Lionel Lévy. Je l’ai préparé avec un chef, car je ne voulais pas parler de philosophie culinaire de manière abstraite. J’ai préféré tout enraciner dans une pratique.
À partir de recettes préparées, une discussion s’est engagée sur de nombreux sujets, comme le lien entre l’âme et le corps, le rapport entre la connaissance sensible et la connaissance intelligible. On a exploré l’approche sensorielle du monde. On a étudié notre rapport à la nature, les questions liées aux tabous, aux mythes, aux symboles… Le toucher et l’odorat sont méprisés par la philosophie dominante. Pour Platon, le théoricien de la distinction entre l’âme et le corps, la cuisinier est une figure repoussoir.
“Le chef manipule le faux plaisir pour Platon”
Pourquoi ?
Dans le dialogue Gorgias, il explique que la cuisine est à la médecine ce que la rhétorique et la sophistique sont à la philosophie. Le chef s’occupe de notre corps comme le médecin s’occupe de notre corps, sauf que ce dernier sait ce qui est bon pour lui, et il peut y avoir des denrées désagréables à ingérer (les remèdes amers mais bon pour la santé). Alors que le cuisinier, de son côté, comme le rhéteur ou le politicien manipulateur, cherche, dit-il, à nous séduire immédiatement. Mais il est nuisible car, à long terme, celui-ci ne saurait pas ce qui est bon, ni mauvais, pour la santé. Le vrai plaisir, explique Platon, est durable, donc l’alimentation n’en fait guère partie – en d’autres termes, la cuisine ne s’adresse qu’aux sens, qu’aux apparences. Et le chef manipule ainsi le faux plaisir.
Du coup, vous évoquez le livre à vos élèves pour inciter à la réflexion à propos des grands concepts de la philosophie ?
Les élèves ont l’habitude de regarder sur le Net qui sont leurs professeurs, et ils voient vite à qui ils ont affaire. En l’occurrence, dans mon cas, ils tombent rapidement sur une vidéo dans laquelle je suis en train de cuisiner. J’explique une recette de caponata, en expliquant en quoi elle peut donner à penser.
« Je construis mes cours à partir de films »
Cela plaît aux élèves, car la cuisine touche tout le monde ; elle est universelle, contrairement à d’autres thèmes, sur lesquels j’ai pu m’attarder pour des livres, comme le western ou l’art contemporain. Avec la cuisine, on parle de tradition, d’identités culturelles.
Et, de la même manière, vous parlez de cinéma en classe ?
Plus que ça ! Je construis mes cours à partir de films. Récemment, j’ai été co-auteur, avec Vladimir Biaggi et Guillaume Monsaingeon, d’un manuel scolaire chez Nathan (distribué à partir de la rentrée 2020), dans lequel nous travaillons sur Scarface, de Brian de Palma, Django Unchained, de Quentin Tarantino, Minority report, de Steven Spielberg, Nosferatu, fantôme de la nuit, réalisé par Werner Herzog, Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki et, enfin, Les Misérables de Ladj Ly.
Ce dernier film permet de nous interroger sur les notions de justice, la protection du faible contre le fort. Que peut une parole contre la violence ? En quoi la vérité est-elle une valeur indispensable pour que les mots pèsent autant que les actes ? Voilà des exemples de questions que nous développons à partir de l’oeuvre de Ladj Ly. On peut aussi se demander, en regardant Scarface, si Toni Montana, en devenant de plus en plus riche, est de plus en plus libre. / Propos recueillis par Philippe Lesaffre
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