Hicham a tout perdu dans son pays, la Syrie. Il s’est réfugié en France pour reconstruire sa vie. Mais comment y parvenir après avoir connu l’enfer ?
Nous avons croisé la route d’un Syrien, paumé à Paris. Au-delà de sa propre histoire, il raconte celle d’un pays en ruines.
« L’an dernier, trois amis ont tenté la traversée jusqu’en Italie. Ils sont partis des côtes libyennes et devaient nous contacter pour nous donner des nouvelles. Nous n’en avons jamais eu. » C’est par ces mots que Hicham commence son récit. À 43 ans, cet homme robuste semble fléchir sous un fardeau intérieur. Les mains caleuses, le regard parfois absent, il parle dans un anglais approximatif en prenant le temps de choisir chacun de ses mots.
Ancien ingénieur dans une usine de la région de Damas, il a perdu les siens dans les bombardements de 2017. « Je ne saurais pas vous dire, Monsieur, d’où venaient les bombes qui ont tué ma femme et mes cinq enfants. Mais, ce dont je suis certain, c’est que les rebelles n’ont jamais eu de flotte aérienne à leur disposition », tient-il à préciser avant de poursuivre.
Sirotant un café brûlant à la terrasse d’un de ces bistrots typiques du Quartier latin de Paris, Hicham se livre pour la toute première fois. Personne, selon lui, n’avait encore pris le temps de tendre l’oreille pour écouter son récit. Construire sa vie, voir naître et grandir le fruit d’un amour, espérer et rêver… puis tout voir s’effondrer, en un instant.
Né en 1975 dans la banlieue de Damas, au beau milieu d’une guerre dont il ne comprendrait l’impact réel que des années plus tard, Hicham a passé le plus clair de son enfance à courir. « À l’époque, on avait le pied léger et c’était préférable. La guerre faisait rage à quelques kilomètres d’ici et on avait tous peur que le conflit se propage jusque dans nos foyers », dit-il dans un sourire léger. Empêtrée dans le chaos libanais dès 1976, la Syrie de Hafez el-Assad voit l’équilibre de la région ainsi que sa place sur l’échiquier du Moyen-Orient profondément modifiés.
Mais, pour un enfant haut comme trois pommes, l’affaire est tout autre. « Quand j’avais cinq ou six ans, j’entendais des informations à la radio. Les nouvelles étaient inquiétantes. Les mouvements de l’armée israélienne, ceux des Libanais, la formation de la force de dissuasion… Tout nous inquiétait. Cette inquiétude, c’est sans doute ça qui a le plus marqué mon enfance », se souvient-il.
«Sur un trône de crânes »
Quand la guerre est revenue pour frapper aux portes de la Syrie, Hicham était adulte et père de famille. Malgré le temps et le long travail de l’oubli, les vieux réflexes sont revenus. Quand les premiers affrontements ont éclaté en mars 2011, Hicham était loin de penser qu’ils embraseraient toute la région. S’il se disait plutôt favorable au régime dans les premiers temps, ce qu’il a vu en quelques mois a profondément marqué son esprit. « Derrière les photos officielles, les défilés et les réceptions au palais présidentiel, Bachar s’assoit sur un trône de crânes », assure-t-il. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, la guerre qui fait rage depuis sept ans a déjà causé la mort de plus de 350 000 personnes. Parmi elles, on dénombre 106 390 civils, dont 19 811 enfants et 12 513 femmes.
350 000 personnes… À une certaine échelle, les chiffres deviennent totalement abstraits. Pour les replacer dans une réalité palpable, expliquons les choses différemment. En sept ans, c’est l’équivalent de la population de Nice qui a été décimée dans un déluge de feu et de gaz mortels. Au cœur de l’interminable liste des victimes, six noms surgissent soudainement.
Aïcha, Adnan, Sofia, Miran, Nizar et Qamar… Six noms gravés à jamais sur le bras droit de Hicham. « Ça peut paraître bête, mais j’ai ressenti le besoin de faire ça en arrivant en Turquie. C’était à Izmir et le type qui s’en est occupé ne m’a rien demandé en échange quand je lui ai raconté l’histoire de cette liste », affirme-t-il, en retroussant sa manche pour découvrir l’intégralité des noms de ses proches.
«J’ai enseveli les miens»
Ils sont morts un matin, brusquement. Hicham était parti au marché. Ce dimanche-là, il faisait un grand soleil sur Damas et les gens ressortaient après des semaines d’angoisse. Les bombardements étaient fréquents, mais restaient généralement assez éloignés du quartier où la famille vivait depuis toujours. Prenant le temps de s’exprimer, égrainant les mots comme les perles d’un chapelet, il raconte l’épreuve de sa vie comme s’il la découvrait lui-même : « J’étais face à mon marchand de légumes préféré. Ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas vus. Il était en train de me donner des nouvelles de son petit fils quand j’ai entendu une explosion. » Hicham n’a pas eu besoin de se tourner pour savoir où la mort avait frappé. Le bruit assourdissant et le nuage de fumée avaient fini de préciser la sentence.
L’immeuble a été soufflé en un instant. Comme un château de cartes, il s’est effondré à l’impact et n’a laissé aucune chance à la vingtaine de personnes présentes sur les lieux. Certains préparaient le repas d’un bébé, d’autres s’affairaient autour d’un projet, d’une révision, d’un dessin. Certains, encore, regardaient peut-être dehors en espérant des jours meilleurs. Dans l’appartement d’Hicham, les enfants jouaient dans le petit salon, tandis que leur mère Aïcha cuisinait. Une scène pour le moins ordinaire brusquement interrompue.
Difficile de dire s’ils ont compris ce qu’il se passait à l’instant où l’explosion a retenti. Hicham ne se pose même plus ce genre de question. Avec le temps, il s’est décidé à occulter cet aspect du drame pour aller de l’avant, comme il le dit. « Au moment où j’ai enseveli les miens, j’ai compris que j’enterrais également ma vie en Syrie. Je ne retournerai plus jamais dans mon pays. Ce n’est plus mon pays. C’est un album où toutes les pages sont tachées de sang », dit-il, en finissant sa tasse de café.
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Quand on décide de partir du jour au lendemain, on ne prend généralement pas le temps de tester les meilleures options, de peser le pour et le contre, de savoir quel parcours est le plus simple et le plus sécurisé. On fonce. On fait un bagage léger. On emporte le strict minimum et on part. C’est ainsi que le père de famille a pris le large, direction la frontière turque. « Un cousin m’a tout simplement dit qu’il connaissait un passeur qui pourrait m’aider à rallier Istanbul. Ça m’a coûté tout ce qui me restait, mais ce genre de chose n’a pas vraiment d’importance dans un tel cas, n’est-ce pas ? », semble-t-il me demander.
Une fois passé la porte de l’Europe, c’est l’aventure… ou plutôt l’odyssée. En Europe, personne n’est prêt à accueillir des réfugiés. La solidarité et la compassion s’arrête bien souvent à une question de pigments et de confession. Hicham n’a pas fait exception. « Quel pays peut se priver d’un ingénieur ? Vous pouvez me le dire ? Ce qui se passe dans la plupart des pays européens est absurde », dénonce-t-il.
Même en plein Paris, il continue de jeter des coups d’œil furtifs aux alentours. Quand le serveur revient pour encaisser notre commande, il le fixe d’un regard foudroyant, comme s’il s’attendait à le voir dégainer un pistolet. Un homme qui a traversé l’enfer ne connaîtra plus jamais le repos. En sortant de Syrie et en passant la Turquie, Hicham pensait que le pire était derrière lui. Les événements ont tôt fait de le contredire.
« Le plus difficile n’a pas forcément été de traverser les Balkans et leur froid glacial. J’ai réellement souffert en entrant en Hongrie. Là-bas, dans ce pays développé, civilisé, raffiné, j’ai été traité comme un chien », se souvient-il. Depuis des mois, le nationaliste Viktor Orban mène une politique agressive à l’encontre des migrants. Forgeant son pouvoir en attisant la peur des Hongrois, il multiplie les réformes, s’attaque aux ONG et glisse de plus en plus vers une droite extrême.
« Les conditions d’un grand malheur »
Hicham est resté quelques semaines en Hongrie. Baladé d’un camp à l’autre, il a croisé la route d’autres âmes perdues. En rassemblant ses esprits, il s’est soudainement souvenu d’une phrase glissée par un compagnon d’infortune, un Afghan arrivé un mois plus tôt : « En partant, on pense arriver dans un monde civilisé. Mais on se rend compte que les barbares sont les mêmes d’un bout à l’autre du monde. »
Presque imperceptiblement, Hicham est reparti dans ses pensées. Il était de nouveau dans la banlieue de Budapest, là où quelques mains amicales s’étaient dressées contre une bande de petites frappes venue pour « en découdre avec l’envahisseur » comme le disaient les médias d’État. En Hongrie, il est désormais proscrit de venir en aide aux réfugiés qui arrivent dans le pays. Une loi votée il y a quelques jours criminalise officiellement les activités des organisations de défense des droits de l’Homme qui travaillent avec les migrants. Une volonté de Viktor Orban que le parlement (largement rallié à sa cause) s’est dépêché d’appliquer.
Après son passage en Hongrie, Hicham a voulu rallier l’Allemagne via l’Autriche, mais le parcours était compliqué et l’homme à bout de force. Après plusieurs mois d’un périple exténuant, il voulait tout simplement se poser quelques temps, réfléchir, reprendre des forces. Prendre au nord jusqu’aux forêts bavaroises ou au sud vers l’Italie ? C’est finalement l’Italie qui a été retenue. Mais là encore, les choses n’ont pas été simples.
« Que ce soit la Hongrie, l’Autriche ou l’Italie, ce que vous appelez l’extrême droite est en pleine progression. Je suis ingénieur, mais je connais assez bien l’histoire de l’Europe. Et ce qui se passe en ce moment ne m’est pas inconnu. Quand on déshumanise son prochain, qu’on instrumentalise les peurs et que l’on monte les hommes les uns contre les autres, on met en place les conditions d’un grand malheur. »
Allah m’a laissé la vie, il doit bien y avoir une raison
Arrivant finalement en France après huit mois de voyage, Hicham est très rapidement aidé par des associations locales, des hommes et des femmes qui, malgré la menace de poursuites dont font l’objet celles et ceux qui aident les migrants, lui ont tendu la main. Désormais affublé de l’étiquette « migrant », il arrive en région parisienne il y a quelques semaines. C’est là, pour la première fois depuis son départ, qu’il croise des visages amicaux. Les bénévoles des associations solidaires travaillent sans relâche pour venir en aide aux plus démunis, sans distinction d’origines. Et c’est à leurs côtés qu’il a pu se poser quelques temps pour prendre du recul. « Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Allah, dans sa grande mansuétude, m’a laissé la vie. Il doit bien y avoir une raison à cela », lance-t-il.
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Au moment de le saluer et de prendre congé, une question surgit : que voudrait-il faire s’il restait en France ? La réponse fuse rapidement. Il voudrait éventuellement donner un coup de main aux nouveaux arrivants, offrir ses services pour donner des cours à ceux qui n’ont pas d’instruction, écouter… Les idées ne manquent pas. C’est surtout un besoin plus qu’une mission, un besoin d’aller de l’avant, de repartir, de continuer de vivre. Lui qui n’a pas choisi sa destination alors qu’il fuyait l’absurdité et la folie meurtrière s’est finalement retrouvé à la terrasse d’un café parisien pour livrer son histoire. Se relevant après cette discussion qui a paru durer des heures, Hicham s’est fendu d’un sonore « au revoir » dit dans un français bredouillant. / Jérémy Felkowski