FICTION – Le blanc-bec Lucien Chardon, qui se prend pour Frédéric Beigbeder, monte à Paris pour faire un stage, écrire et sortir avec les filles. Mais rien ne se passe comme prévu.
Vous en êtes à la troisième et dernière partie.
Chapitre 9 : Le retour de bâton
Ce matin, Justine s’est levée à 6h30, comme tous les jours. C’est Lucille, sa fille de 2 ans qui l’appelle de son lit, et Justine, malgré le peu d’heures de sommeil, fonce la chercher dans son lit. Son mari Marc prépare à tous oranges pressées et biberons de lait. Et c’est le petit Lou qui appelle à son tour. Ce rituel de tous les jours rend Justine heureuse, car elle puise sa force dans ce réveil généralisé. Et quand elle quitte l ‘appartement, même si elle sait que sa journée sera longue, pavée d’arrestations, d’humiliations, et de malheur à tous les étages, elle garde des rires et des réveils chafouins dans un coin de sa tête, bien enfouis.
En ce moment, c’est cette histoire d’hôtel particulier qui la hante. Elle ne sait pas pourquoi mais elle a l’impression qu’un destin va se briser à cause d’elle. Comment faire pour que ses enfants ne basculent pas dans un plan foireux comme celui qu’elle a eu sous les yeux ? Comment les protéger assez longtemps pour qu’ils ne fassent pas la mauvaise rencontre, celle qui va faire basculer leur vie dans le moche ou le sordide.
Ce Lucien, qu’elle a face à elle ce matin-là, il ressemble à un lapin pris dans les phares d’une voiture, il est aux abois, malgré tous les efforts qu’il fait pour se donner une contenance. C’est un beau jeune homme, plutôt apprêté, avec beaucoup de finesse dans les traits, ses cheveux sont savamment coiffés, une mèche passe juste au dessus de ses yeux bleus perçants.
Justine sait ce qui s’est passé, mais elle n’a aucune preuve. Malgré son manque d’intuition, le peu de temps qu’elle a pu consacrer à l’enquête et le joli minois de Lucien, elle se doute de ce qui s’est passé dans ce salon cet après-midi-là. Il se sont retrouvés tous ensemble, ont pris des drogues diverses, ont bu, ne sachant pas où tout cela allait les mener. Et puis, l’un d’entre eux a voulu se taper la copine d’un autre, alors ils se sont battus. Et Lucien a poignardé Mehdi, entraîné par les deux autres, Lucien a l’air influençable.
Mais, finalement, les deux amis se sont mis d’accord sur la version à donner, ils ne veulent pas d’embrouille, et entre temps se sont pardonnés, excusés parce que la drogue, ça fait faire n’importe quoi. Les trois autres compères sont repartis, jeunesse dorée vivant au gré des rencontres et des soirées jet set de leurs parents, contents d’avoir semé la pagaille sur leur passage.
Justine pense à ses enfants, elle n’arrive pas à se les sortir de la tête. Comment les garder au chaud toute la vie ? Cet oiseau tombé du nid la touche, avec sa petite mèche pleine de gel. Il tremble, il est mal en point avec ses mensonges tout prêts, répétés, mal digérés. Ce n’est pas un menteur accompli, il est plutôt en voie de conversion.
Et en menteur, Justine s’y connaît particulièrement bien. Du chef d’entreprise véreux à la petite frappe qui chouffe pour les grands frères en passant par la mère de famille maltraitante, Justine sait tout des techniques pour ne pas montrer qu’on ment. Si on lui avait demandé, elle aurait pu expliquer en quelques minutes comment débusquer les plus grands menteurs de l’Histoire.
Dernier en date, DSK, « qui ne l’a pas violé » et « qui ne savait pas » que les jeunes filles qu’on lui servait sur un plateau étaient des prostituées. Contrairement à ce qu’on croit, la clé pour savoir si quelqu’un ment ne se trouve pas dans les yeux, ni dans les mains. C’est à la bouche qu’on le voit. Au minuscule tressaillement de la lèvre supérieure. Justine est imbattable à ce jeu, mais il n’amène pas les preuves qui vont avec…
Lucien essaie autant qu’il peut de fuir le regard de Justine, il voudrait se transformer en mouche et s’envoler le plus loin possible. Tous les deux assis l’un en face de l’autre, ils commandent des expressos. Lucien attend les questions avec effroi.
Avec Mehdi, pourtant, ils ont préparé la bonne version. Lucien n’a entendu parler de rien, il ne savait pas que son ami devait les rejoindre cet après midi là. Point barre. C’est ce que Lucien a répété mot pour mot à Justine. Notre jeune homme s’est senti mal de lui mentir, il aurait eu envie de tout balancer, elle a l’air sympa, malgré sa veste mal repassée et sa coiffure années 80. Mais ç’aurait été idiot. Il est à deux doigts de la fin de cette histoire, il suffit de laisser tout cela ainsi et tout va se tasser. C’est sûr, il le faut. Dans sa tête, cette petite phrase se répète à l’infini… On finit toujours par payer… D’une façon ou d’une autre. C’est sa maman qui lui a dit.
Lucien, quasiment rassuré, rejoint son travail. Le cousin hipster à mèche et barbe et bonnet en prime lui parle comme s’il était une star hollywoodienne et que Lucien était son assistant personnel. Il découvre en s’installant à son bureau une pile ahurissante de courriers. Dépassé d’avance, il saisit son téléphone et appelle Mehdi, qui n’a pas l’air très content de l’entendre, l’air préoccupé, et un peu mal à l’aise. Lucien a la désagréable impression de tomber pile au mauvais moment. Et le plus bizarre, c’est que quand Mehdi a décroché, il a cru entendre la voix de Justine. Lucien voulait justement lui raconter l’entrevue, mais troublé, il n’en dit pas un mot et prétexte un livre à rendre à son ami pour passer le voir le soir même.
Quand il a raccroché, Lucien reçoit un texto elliptique de Mehdi : « Suis avec une meuf ». Lucien se rassure, il n’est décidément pas remis de cette aventure, il a des visions et il entend des voix ! Il se plonge alors dans le visionnage des vidéos qu’il a reçues, content finalement de se changer les idées. La première est hilarante, mais digne d’un vidéo gag des années 20.
Deux vieilles dames marchent l’une en face de l’autre sans se voir, promenant chacune leur minuscule chien. La vidéo est filmée par quelqu’un qui se trouve de l’autre côté du trottoir. Elles se reconnaissent tout à coup et pressent le pas, le chien obligé de suivre le rythme. Et, en même temps, les deux dames s’empêtrent les pieds dans la laisse du chien et se ramassent sur les fesses. Elles rient aux éclats, pas troublées.
Les deux chiens s’enfuient alors, lâchées par leurs maîtresses qui se relèvent difficilement. Les deux chiens traversent la route et rejoignent le cameraman qui les filme, la bave aux babines, hors d’eux. Quand ils l’ont rejoint, il se mettent à l’attaquer avec une violence inimaginable. La caméra filme ce qu’elle peut mais les chiens la prennent d’assaut. La vidéo s’arrête. Lucien retrouve un peu de baume au cœur en répondant à « Huguette Martin », qui l’a envoyée. Il continue sa quête de film susceptible de se retrouver dans un des JT de la chaîne.
Celui là est pas mal, pour la rubrique people. On y voit Vanessa Paradis et Benjamin Biolay déjeuner ensemble, c’est banal au plus haut point, mais ce sont des stars… Elle boit de l’eau pétillante et lui du vin rouge, dans son assiette à lui une entrecôte bleue et dans son assiette à elle, une omelette avec de la salade. Ils se parlent à peine, et le peu de choses qu’il échangent, le bruit du restaurant le couvre. Cela dure une éternité et Lucien est obligé de tout regarder, au cas où il se passe quelque chose. Mais non. Elle paye et ils s’en vont.
La suivante rend Lucien très triste, et lui rappelle ce qui s’est passé quelques années auparavant. Cette vidéo le glace, parce qu’elle lui fait vivre ce qu’il n’avait vu qu’à la télé, avec tout le filtre sensationnaliste. Une jeune fille se filme se préparant, elle se maquille le visage en blanc, les yeux plein de rimmel tout noirs, genre métal. La musique derrière est celle d’un groupe de hard rock. Elle danse en sautant partout dans la salle de bain, visiblement heureuse du concert auquel elle va assister. Puis, elle se filme devant la station Oberkampf, marcher gaiement boulevard Voltaire, il fait nuit mais les lumières brillent et ça ne fait pas peur.
Elle arrive devant la salle de concert, sourit à la caméra et dit « merci », souriant de toutes ses dents. La vidéo s’arrête ici. Cela ne l’avait pas touché à ce point à l’époque, parce qu’il vivait encore en province. Il ne connaissait pas Paris, ni la vie qu’on s’y fait, la proximité, les cafés au comptoir, le boulanger d’en bas de l’immeuble ouvert jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pain, l’épicier du coin qui reçoit les relais colis et râle parce que sa boutique en est envahie, la concierge qui lessive le sol à grandes eaux et qui se marre dans sa barbe quand on glisse, la bibliothèque où personne ne lit mais où la bibliothécaire vous raconte sa vie. Lucien aime cette ambiance particulière de chaleur humaine et d’éloignement mélangés.
Il a besoin d’une pause, la vidéo suivante dure une heure, il n’a pas envie de s’y remettre tout de suite, il se sent mal, confus et surtout, triste. Il s’assied sur un banc devant les locaux de la chaîne et regarde devant lui. Où vont ces gens qui marchent ? Que font-ils dans la vie ? Lucien se surprend à avoir envie de tout savoir sur tout le monde. Cette petite dame qui mouche l’enfant dans sa poussette, où va t-elle ? Est-ce que c’est sa mère ou bien sa nounou ? Et ce monsieur, qui parle très fort et très vite au téléphone, est-ce pour son travail ou parle-t-il à sa femme ?
Lucien aimerait tout savoir d’eux, entendre quel bruit leur clé fait dans leur porte d’entrée, ce qu’ils se disent quand ils sont heureux, s’ils aiment leur travail ou bien s’ils le détestent, s’ils ont peur de mourir, s’ils préfèrent prendre des douches ou des bains, s’ils partent en vacances cet été… Puis son regard se perd sur une publicité pour du fromage et Lucien se rend compte de la faim qui le tiraille. Il remonte alors et entre dans l’espace de son cousin qui est perché dans l’écoute du dernier album de Romo is the job, groupe ultra-pointu d’indie pop indé’ qui se produit en concert uniquement dans les granges des fermes biologiques du Morvan.
Lucien et le cousin déjeunent ensemble tous les midis, c’est le moment où Lucien doit faire son compte-rendu « Adopte », et celui où le cousin s’épanche sur la femme parfaite. Celle qu’il cherche inlassablement mais qu’il ne trouvera jamais, parce qu’elle n’existe pas. Et heureusement. Lucien lui conseille à la place de s’acheter un lave-vaisselle et d’aller au pressing. Le cousin ne le prend pas très bien, mais faut le comprendre, personne ne lui a dit pour l’égalité homme-femme. Il se croit encore dans les années 50. Après un déjeuner ô combien ennuyeux, Lucien est presque heureux de retrouver ses vidéos. Le cousin hipster quitte le bureau sans complexe à 14h en prétextant un rendez-vous avec une fille qui correspond à ses attentes : douce, attentionnée, serviable, muette et prête à supporter un barbichu insupportable et monomaniaque.
Lucien s’installe face à son ordinateur, remis de ses émotions. La vidéo commence. Travelling dans ce qui ressemble à un salon bricolé, un carton pour faire une table, et trois jeunes gens au milieu de la pièce, qui dansent, boivent, s’embrassent et fument. Lucien a les jambes qui flagellent, proche de s’évanouir. Il regarde autour de lui, personne, tout le monde est parti déjeuner. Il est seul dans l’open-space à visionner ce désastre. Apolline, Charles et Édouard sont visibles, on les reconnaît aisément. Lucien tremble de tout son corps, à nouveau confronté à la scène qui l’a traumatisée et qu’il pensait avoir chassé de son esprit. La danse, la drogue, la simili partouze et la musique assourdissante. Il revit tout.
Alors qu’ils se montent les uns sur les autres, comme aimantés par la présence de ce fameux Dionysos tant aimé ; dans le miroir tout au fond de la pièce, le reflet renvoie quelque chose sur lequel notre ami zoome avec effroi. On le voit. Dans un coin, en train d’écrire, on reconnaît parfaitement le visage de Lucien. Puis, Apolline vient danser tout devant l’objectif, et cela devient confus. La caméra ne fait plus le point, tout est devenu flou. Lucien souffle de soulagement, on ne voit pas le reste. Il est prêt à éteindre et à détruire la carte SD au plus vite. Mais il avance la vidéo et regarde la toute fin de l’enregistrement, on ne sait jamais.
Les trois affreux ont disparu, le salon est apparemment vide. On aperçoit furtivement une silhouette passer devant l’objectif. Lucien sait que c’est lui. La caméra continue de filmer le salon abandonné. Lucien approche son visage de l’ordinateur pour bien entendre le son. Il n’y a plus de musique et on entend distinctement sa voix paniquée appeler les pompiers ainsi que le chahut qu’il a fait en bloquant la porte, et même, ses pas qui dévalent les escaliers en prenant la fuite.
FIN
Chapitre 10 : La fuite
Notre Lucien, ahuri et ébouriffé, quitte son travail, la carte SD dans la poche, serrée entre ses doigts tout moites. Il sort du bâtiment de la chaîne, tremblant, regardant tout autour de lui, petit écureuil traqué. Qui a envoyé cette lettre ? Aucun indice sur l’enveloppe, bien sûr. Sauf que c’est une enveloppe de couleur. Rouge. Lucien ne peut pas l’oublier, cette enveloppe. Lucien s’engouffre dans le métro tout en cherchant où se réfugier, où s’épancher et pourquoi pas, pleurer un bon coup. Dans le couloir, juste avant d’arriver sur le quai, il s’attarde un moment sur un musicien, l’étui de sa guitare ouvert devant lui, rempli de quelques pièces balancées au gré des poches et des envies. Il joue de la guitare, c’est joli, un peu bossa, plutôt dansant. Lucien aime bien, ça le sort un peu de la grisaille dans laquelle son esprit est empêtré. Il connaît cet air. Sa mère le fredonnait souvent. Cette chanson ringarde qu’il détestait auparavant lui met un baume calmant et très doux sur le cœur. Des images l’assaillent, agréables et violentes à la fois.
Il revoit sa mère entrer dans sa chambre, lui dire d’arrêter de laisser traîner « ses trucs partout ». Il sent sa présence la nuit, le croyant endormi, venir l’embrasser sur le front et lui dire : « Je t’aime, de tout mon cœur, pour toute la vie et quoique tu fasses. » Elle ne pouvait pas savoir. Est-ce qu’elle l’aimerait encore en sachant ce qu’il avait fait ? Est-ce que c’est vraiment vrai quand les mères disent ça à leurs enfants ? Ou est-ce une technique ancestrale éprouvée pour les rassurer et qu’ils dorment enfin après une journée éreintante. Comment est-ce que Lucien a fait pour en arriver là ? Mauvaise rencontre, mauvais endroit, mauvaise idée. Même les paroles les plus débiles de la chanson rendent Lucien mélancolique.
Mais tu n’es pas là, et si je rêve tant pis, quand tu t’en vas. J’dors plus la nuit…
Lucien regrette de ne pas avoir eu des rêves plus sages, et que la seule chose qu’il ait réussi à écrire ne puisse être lue par personne. Lucien regrette d’être aussi ambitieux et de n’avoir pas les moyens qui vont avec.
Sur le quai, il avise tout le monde, inquiet et se rend compte qu’il a sur lui beaucoup de documents qui l’accablent. Clé USB avec son roman cousue dans la doublure de son imper et carte SD avec la vidéo. S’il n’était pas en panique, sûr d’être recherché par toutes les polices et tous les militaires du pays, Lucien se prendrait pour un espion. Il doit trouver un endroit sûr au plus vite, et se souvient qu’il a dit à Mehdi qu’il allait le retrouver ce soir chez lui. Il n’y a pas de meilleur refuge que le studio tout pérave de son ami devenu si précieux. Chez Mehdi, un bordel sans nom s’amoncelle, envahissant la moindre parcelle de l’unique pièce, comme d’habitude. Les fringues côtoient les livres, qui s’entassent entre des plantes verdâtres jamais arrosées qui meurent entre les rouleaux de Sopalin. On dirait l’antre d’un ogre aussi vicelard que lettré. Sur la table de nuit qui sert aussi de table pour manger, les assiettes s’empilent, pleines encore de restes de nourriture, juchées sur des magazines pornos.
Sur le sol, on peut à peine trouver de la place pour avancer, mais Mehdi attrape ce qu’il peut pour faciliter l’arrivée de Lucien jusqu’au canapé, qui sert aussi de lit. Lucien se sent bien ici, malgré l’atmosphère puante et crasseuse. Il se demande si Mehdi va avoir l’idée d’ouvrir la fenêtre, un jour ? Lucien raconte tout à Mehdi : la vidéo, ce qu’il y a dedans, ses angoisses. Mehdi écoute religieusement, tout en sirotant un vieux coca en canette qui devait traîner là depuis quelques semaines. Lucien lui propose de la regarder, mais Mehdi décline, mal à l’aise. Il n’a plus envie de parler de cette histoire, jamais.
C’est sûr et c’est bien normal, pense Lucien qui s’excuse et n’insiste pas, voulant préserver son ami. Ils cherchent ensemble des solutions, et déjà il leur faudrait savoir si les flics ont la vidéo entre les mains. Mehdi explique à Lucien que ce sont sûrement les triplés sauvages qui l’ont envoyé à BFM pour lui faire peur, rien de plus. Et cela rassure notre ami. C’est vrai, on les voit très bien dessus, pourquoi se jetteraient-ils dans la gueule du loup, comme ça, bêtement, en envoyant le film à la police ?
Lucien se détend un peu. Les deux amis devisent, égayés par ce vieux coca partagé, qui devait contenir un fond de rhum. La soirée avance et Mehdi a dégoté dans un coin de son studio une vieille bouteille de vodka périmée que les deux copains boivent à même le goulot. Ils étalent à nouveau leurs rêves sur la table, avec les tripes et les boyaux qui vont avec. Lucien, auteur célèbre, Mehdi, cinéaste talentueux. Le monde à leurs pieds. Les groupies à poil, le champagne, la gloire et la légion d’honneur, les césars, les oscars et tout le tintamarre. Lucien, qui a eu énormément d’émotions dans la journée et qui se sent agréablement grisé, ne tarde pas à se sentir en totale confiance, et va chercher dans son manteau la clé USB pour faire lire son roman à son ami. Et tandis que Mehdi lit avide, visiblement heureux de la confiance que son meilleur ami lui accorde, l’ordinateur sur les genoux, Lucien continue à siroter à petite gorgée cette vodka bon marché au goût d’essence de térébenthine, scrutant sur le visage de son ami son avis sur ce qu’il pense être le chef d’œuvre de sa vie.
Les émotions qui passent sur le visage de Mehdi sont diverses, de l’étonnement, de la tristesse, de la colère, du dégoût aussi puis, un certain ravissement et même l’éclair de l’admiration. Lucien attend fébrilement le verdict, alors qu’il voit l’écran se refermer. Un moment passe, autant dire, une éternité. Et Mehdi, lâche juste deux mots, qui veulent tout et rien dire. Deux mots qui laissent Lucien penaud, perplexe et plein d’interrogations. Deux mots qui ne sont même pas des vrais mots.
– Pas mal.
Voilà tout ce que Mehdi trouve à dire sur le travail de cette nuit fiévreuse et maladive, intense et magnifique. Pas mal. Mehdi ne dit que ça et se lève, crevé tout à coup, il a envie de se pieuter. Est-ce que Lucien compte dormir là ? Notre ami, devant le ton péremptoire et autoritaire de son ami, n’ose plus rien ajouter. Il reprend sa clé USB, la refourre dans la poche de son imper précipitamment.
Puis, pris d’une envie trop pressante à cause de tout ce liquide ingurgité, il va aux toilettes, reposant l’imper sur le canapé. En partant enfin, il passe devant la mini-cuisine de Mehdi, et il avise, entre les bouteilles de coca et toutes les sortes de sodas possibles et inimaginables, une pile d’enveloppes multicolores. Lucien sort de chez son ami, ne comprenant pas encore. Puis, au moment de sortir du porche, le doigt appuyé sur le bouton « Porte » ; il entend une voix reconnaissable entre mille, celle qu’il a entendue quand il a appelé ce matin, celle qu’il a écoutée, fébrilement ce matin au café. Justine. Le sang de Lucien fait des bonds dans sa poitrine, tout lui revient en tête, boomerang ultra-violent en pleine face. Les triplés n’ont rien à voir avec l’envoi, non, c’est Mehdi, l’ami remercié et adoré chez qui il a couru se réfugier qui lui a tendu un piège. Traqué, coincé, pris. C’en est fini de Lucien Chardon. Par un dernier sursaut de courage et de vie, il fait demi-tour, et remonte dans les étages de l’immeuble, courant à toute vitesse.
Il lui reste un peu de temps avant que Justine et Mehdi se rendent compte qu’il n’est jamais sorti. Lucien redouble de force et de volonté, tout à coup. Pas possible que tout s’arrête maintenant. Le voilà donc qui monte au dernier étage du bâtiment, où, par chance, une trappe permet de rejoindre les toits. Lucien se retrouve en équilibre sur le rebord du toit de l’immeuble, oiseau perché et malhabile.
Il avance, apprenti funambule, essayant de voir par où redescendre, loin de la rue de Mehdi où attendent pour le cueillir Justine et son collègue, avisant autour d’eux. Arrivé tout au bout du toit, grisé et effrayé à la fois, il ne sait vraiment plus comment faire. Le prochain toit d’immeuble n’est pas si loin, mais il faut tout de même sauter par dessus le vide. S’il se rate, c’est fini. Lucien n’est pas un chat malheureusement et il le sait. Il panique. Il doit prendre une décision rapidement avant qu’ils ne comprennent qu’il est parti par les toits.
Au loin, Lucien aperçoit une bande de mecs de son âge, bonnets et joggings, qui font des acrobaties. Super à l’aise, ils dansent sur les toits, ce sont eux les chats, agiles et libres de tout faire, personne n’est là pour les voir, ils sautent partout, entre les immeubles, sur les mains, font des pirouettes, des roues, des saltos. Lucien est totalement fasciné. La vision de ces jeunes le grise, une vie existe au dessus de nos têtes. Des gens ont des idées, des rêves, et les réalisent. Même les plus fous. Tout reste possible, peut être.
Mais pas forcément comme il l’avait imaginé… Tout à cette éternelle rêverie, un bruit dans l’immeuble le fait sursauter, ils le cherchent. Il doit sauter. Il le faut. Lucien se sent alors pousser des ailes. Mais l’écart est plus grand que ce qu’il avait estimé, et dans les airs, il sent qu’il n’arrivera pas à atteindre le rebord d’en face. Il essaye de toutes ses forces mais c’est trop court. Ses mains agrippent la gouttière avec fracas. Ses jambes essayent de trouver un appui pour grimper, mais il n’y a pas de prise, et rien qui puisse l’aider à se hisser.
Lucien n’a plus de force dans les bras, tout le lâche, il sent qu’il va glisser inexorablement dans le vide et que tous ses rêves vont partir en charpie avec lui. Dans sa tête, il se murmure une petite prière, quelque chose de simple, qui peut être lui donnera du courage pour mourir…
Bonsoir les choses d’ici bas.
Bonsoir les choses d’ici bas.
Bonsoir les choses d’ici bas.
Chapitre 11 : Les adieux
L’un des chats a bondi jusqu’à lui, l’a hissé et Lucien est allongé sur le toit de l’immeuble en face de celui de Mehdi, salement sonné. Il entend des voix au loin, celle de Justine qui demande à son sauveur s’il ne l’a pas vu. Le jeune homme ne dit rien, il ne le dénonce pas, comme quoi, les amis ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Il dit juste, rigolard et blasé : faudrait être taré pour sauter entre deux immeubles, ma bonne dame !
Justine repart, Lucien ouvre les yeux et sourit. Saïd, celui qui l’a sauvé a les cheveux rasés, un jogging ultra ample gris, et une mine réjouie, heureuse. À côté d’un Lucien tout pâle et cerné, ça jure, même la nuit. Saïd l’invite à boire une bière avec sa bande de copains, adeptes de sauts de puce à travers la ville, terrain de jeu sans limite et sans fin.
Lucien les observe et les admire. Ils sont plus jeunes que lui, certains sont encore lycéens, mais une certaine innocence et une grande fraîcheur animent leurs visages. Notre jeune homme se rend compte que la sienne, d’innocence, s’est déjà fait la malle, en voulant aller trop vite, trop fort et trop loin, en misant sur le mauvais cheval, ou plutôt sur le mauvais dieu.
Les yamakasis continuent à se marrer et à boire des bières, fiers de leur journée passée à grimper, de leurs prouesses à venir. L’objectif prochain, c’est de se filmer en train de marcher sur le pont de l’Alma, leur entraînement tend chaque jour vers cet objectif suprême. Et le jour où ils l’auront fait, ils taperont encore plus haut, plus beau et encore plus de vues sur Youtube.
Lucien s’éloigne doucement dans la pénombre, et redescend du toit de cet immeuble, triste et sauvé, se demandant s’ils ont bien fait finalement et s’ils n’auraient pas dû le laisser s’écraser tranquillement sur le bitume.
ESTHER
Lucien n’a plus que ces lettres en tête. La voir, lui parler, lui dire tout ce qu’il aurait dû lui dire depuis longtemps. Lui proposer de s’enfuir tous les deux très loin, sur une île ou dans un kibboutz. Lucien, qui commence à avoir peur de prendre les transports, rejoint le quartier d’Esther à pied, errant le long des murs, la peur au ventre dès qu’une sirène retentit ou que son regard a le malheur de croiser celui d’un pompier, d’un militaire ou pire, d’un policier.
Arrivé devant le porche, il se glisse derrière une dame qui rentre chez elle pour pénétrer dans l’immeuble, le cœur battant, espérant plus que tout qu’Esther sera là cette nuit.
Quand la porte s’entrouvre, le cœur de Lucien bat la chamade à tout rompre, il est même prêt à sortir de sa poitrine quand Esther se jette dans ses bras et l’entraîne dans le salon. C’est comme si Lucien était arrivé pour la sauver de son quotidien bizarre et enchaîné. Lucien comprend en discutant avec sa muse perdue qu’elle est sur le point de participer à une émission de télé-réalité et que le tournage commence le lendemain. Lucien lui raconte tout, les trois cinglés, l’après midi-macabre, le coma, la police qui le recherche, sa cavale, son roman, Mehdi, Justine et même les écureuils volants qui l’ont sauvé… Elle aimerait lire le roman de son amoureux, celui-ci, fier, cherche dans la doublure de sa veste. Fiévreux, Lucien a peur de comprendre… Il ne trouve rien, la clé USB a disparu.
Où a t-il pu la perdre ?
Il n’a pas le temps ni l’envie de trop réfléchir à cette déconvenue de plus puisque Esther est là, déçue, mais volontaire et avide, elle a envie de créer ou découvrir quelque chose avec Lucien, qu’ils se donnent un défi tous les deux, lire, écrire, dessiner, dire, jouer, qu’importe, mais agir.
Alors pour lui faire plaisir, Lucien accepte de lui faire répéter sa scène préférée de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Lucien joue « Le Bret » et les mots de Cyrano dans la bouche d’Esther lui font du bien et du mal à la fois.
Les larmes se mettent à couler inexorablement le long de toutes les joues, quand la jeune fille prononce ces mots…
« Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite.
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut être, mais tout seul ! »
Lucien dans un ultime sursaut de fierté et d’espoir, dopé aux mots de Rostand, propose à Esther qu’ils partent tous les deux… Il n’aurait qu’à passer chez ses parents, voler de l’argent, de faux passeports et c’est parti. En Amérique du Sud, tous les deux. Trouver de petits jobs, faire leur vie à eux, ne plus dépendre des désirs des uns et des autres, être libre, peut-être, ou du moins essayer. Comme Cyrano !
Esther, oubliant un instant le pacte qu’elle a déjà signé, est d’accord. Pour la plus grande joie de Lucien elle promet que demain, elle n’ira pas à l’émission des décérébrés congénitaux, et va l’attendre ici, après avoir tiré tout ce qu’il lui reste à la banque. La nuit qui s’ensuit est pour tous les deux idyllique, pleine de promesses, d’amour et de fraîcheur, la vie commence maintenant. Tout redevient possible. Rendez-vous demain soir, avec tout le liquide qu’ils auront pu trouver.
C’est frais émoulu que Lucien prend le train pour Chaumont, pour dire adieu à ses parents et leur voler quelques économies. Les deux choses sans qu’ils ne le sachent, c’est là tout le challenge. Avec ses parents, c’est facile, ils le pensent toujours aussi extraordinaire.
C’est sans mal qu’il leur vole l’argent qu’il sait caché sous le matelas, un père commerçant, sachez-le, cache toujours ses économies sous le matelas. S’il est prudent, il a un coffre, mais le père de Lucien a plus confiance en Epeda qu’en sa mémoire. Lucien dit adieu sans le dire, sa mère est ravie, son fils lui dit qu’il l’aime et même, chose exceptionnelle, qu’elle est belle. Son père ne se méfie pas, même quand Lucien lui dit sa fierté d’être son fils.
Ce sont des parents revigorés et contents que Lucien laisse sur le quai de la gare, pressé d’aller rejoindre son amour, sa vie, sa fuite en avant. Ces parents fraîchement rassurés qui ne vont pas tarder à rencontrer Justine, venue jusqu’ici pour les interroger.
Découvrir que leur Lucien si brillant a participé à une orgie d’alcool et de drogue qui a fini en meurtre, puis qu’il s’est enfui lâchement et qu’il a menti à la police. Justine va une fois de plus entendre les parents d’un délinquant lui dire, que non, ce n’est pas possible, leur fils ne peut pas être mêlé à cette histoire, il est tellement serviable et gentil et petit et mignon et tout ça. Puis, elle va leur montrer la vidéo et la mère va tomber dans les pommes tandis que le père va se lever pour aller prendre l’air dehors. Schéma classique, éternel, immuable.
Dans le train, Lucien stresse un peu, ce serait dommage que tout ce rêve se termine par une arrestation. Mais il a l’énergie et l’insouciance que lui a donné la nuit d’amour esthérienne. Il croit soudain en sa bonne étoile.
C’est sans compter Vautrin. Producteur, acteur, magouilleur, un Bernard Tapie accouplé avec un Cyril Hanouna, fécondé par la beauté du diable en personne. L’homme à ne pas rencontrer, le soir autour d’un verre, quand on a des envies de célébrité. Voilà ce qui va éclater à la figure de Lucien et Esther dans quelques instants. Vautrin ne veut pas laisser sa starlette, sa jolie brunette, la femme fatale en développement qu’il a dégoté quelques mois plus tôt. Il la lui faut. Il la possède désormais, au prix de la promesse d’une émission qu’il produit dans laquelle de jeunes idiots vont vendre leur pseudos talents à Miami ou Los Angeles. Esther veut devenir actrice. Elle le sera.
Elle veut jouer au théâtre, à Broadway par exemple. Tout est possible. Qu’elle fasse ses preuves dans son show d’abord. Esther naïve et mal entourée, s’est emballée pour ce type là qui a fait bien vite le vide autour d’elle. C’est sans compter Lucien qu’elle a revu et qui lui a redonné espoir et vie. Peut-être n’a t-elle pas besoin de ce producteur véreux pour réussir ? Peut-être n’a t-elle pas tant envie que ça de réussir ? Et d’ailleurs, réussir quoi ?
Esther en est là de ses réflexions quand Vautrin entre chez elle. Avisant le texte de Rostand sur la table basse, il flaire l’entourloupe tout de suite. Elle a vu quelqu’un. Esther s’en défend, apeurée, non. Personne. Vautrin entre dans une rage folle, son bébé l’a trahi, il doit trouver quelqu’un d’autre pour le show, en urgence, adieu veau vache cochon célébrité et gloire et oscar et Broadway. Qu’elle retourne à son cour Florent laborieux et ses potes dépressifs musiciens dans le métro. Il la pensait un peu plus ambitieuse que ça. Tout ce talent gâché. Dommage. Vautrin se met à passer des appels, et Esther se sent mal.
Elle le supplie, qu’il la reprenne, elle est toujours partante, l’aventure de sa vie, Miami, Nice ou Saint-Tropez, elle est prête à partir loin et surtout à passer à la télé. Le théâtre, c’est pour les intellos chiants pas drôles, elle a envie de s’amuser, elle. Vautrin la toise, ok. Puis, il redevient paternel, elle va devenir une méga star. Pas besoin d’apprendre des textes intellos à la con, elle n’a qu’à être elle-même, qu’elle le laisse s’occuper de tout le reste.
C’est ce moment particulier que Lucien a choisi pour sonner à l’interphone. Esther, sous le regard malin de Vautrin, va répondre.
– Laisse moi, je n’ai plus envie de te voir.
– Arrête Esther c’est pas drôle, ouvre !
– Non, c’est fini.
Elle raccroche l’appareil, déterminée.
Lucien continue à sonner, sonner, sonner. Esther met la musique à fond et se met à danser. Vautrin lui prépare sa valise. Parce qu’il fait chaud là-bas.
Lucien a réussi à monter et tambourine désormais à la porte comme un malade. C’est Vautrin qui lui ouvre. Tiens, intéressant ce petit mec à mèche. Et tenace. Et dans la merde visiblement. Tout ce qu’il faut. Lucien se fait insulter comme un malpropre par l’amour de sa vie et la menace de la police proférée par Vautrin finit de le faire quitter les lieux, la tristesse et la déception entre les jambes.
Errant à nouveau, Lucien n’a plus rien. Mais vraiment plus rien cette fois. Tout est foutu, pour de vrai. Bien mort. Pas d’espoir possible, Esther était le plus beau et le dernier et elle l’a viré comme un naze. Qu’il est.
Lucien se refait le film de sa vie foirée, gâchée, pourrie. Il marche dépité, longeant les murs, traversant les rues, passant devant des monuments.
Paris, musée à ciel ouvert, Paris ma ville d’amour et de lumière, que j’aime autant que je déteste, laisse moi me jeter de ta tour Eiffel, m’ensevelir dans tes catacombes, me noyer dans ta Seine et me rôtir tout cru sur ton périphérique.
Lucien longe les quais au bout du bout du rouleau. Il songe tout à coup à une délivrance, à ce qui pourrait le sauver de toute cette merde, de tout ce bordel, il n’a plus rien, plus personne, et la seule issue un peu correcte qui pourrait lui rester, ce serait de sauter.
Lucien, dans un moment de désespoir intense, s’assoit alors tout au bord de l’eau, accroupi, se balançant, culbuto désespéré, la tête ailleurs, les envies toutes envolées,et l’eau l’attire irrésistiblement, belle et noire, ses glouglous font du bien à l’âme déjà vieille de ce petit bonhomme en fin de course. Faire finalement partie intégrante de la ville qui le rejette, mourir dans son giron et ne plus jamais la quitter.
Lucien plonge la tête la première dans l’eau glacée, le courant est fort. Sa brasse ne fait pas long feu face aux vagues tourbillonnantes du fleuve et devient très vite une brasse coulée…
Au loin, l’observant du pont, l’ombre d’une carrure imposante…
Chapitre 12 : La renaissance
L’immense villa est toute blanche, entourée de palmiers dansants dans le vent de la côte ouest. Le gazon est fraîchement tondu et des transats vert pomme sont installés au bord d’une piscine à débordement avec vue plongeante sur les montagnes. De forme carrée, d’aspect moderne, elle doit contenir une dizaine de chambre, pour les invités fortunés. Chaque chambre a une salle de bain privative. D’un côté de la villa, elles donnent sur la mer, de l’autre sur le jardin exotique. Jardin dans lequel des oiseaux aux milles couleurs volettent et caquettent sous une serre remplie de plantes tropicales rares.
C’est beau. On se croirait dans une pub pour un parfum dans laquelle Robert Pattinson surgirait d’un massif, torse nu, rejoindre Scarlett Johansson, en bikini, alanguie sur le bord du jacuzzi. Si on fait toc toc sur le mur de la villa, en revanche, le bruit est sourd. Les murs sont en contreplaqué. Et si l’on s’approche trop près de la piscine, le chlore qui s’en dégage attaque les narines. Les oiseaux dans la serre sont maladifs, car leur chant veut dire, pour ceux qui le comprendraient : « Laissez moi sortir d’ici, je suis en train de devenir fou. »
Dans la cuisine suréquipée de cette maison surdimensionnée, les gens qui évoluent sont bien loin de comprendre le langage des oiseaux. Attablés tous ensemble, ils devisent, ou plutôt gueulent après « Brandon et Jess » qui sont « poussés par la prod » et font des « missions de ouf ». Les noms d’oiseaux pleuvent et virevoltent entre Pam, Love, Little Star et Tatou. Pam, immense blonde en bikini perchée sur des talons vertigineux, Love, petite brune sur-maquillée tandis que Little Star et Tatou rivalisent de muscles et de gel dans les cheveux.
C’est vrai, quoi, la mission de cet après-midi pour aller nourrir les crocodiles, ça devait revenir à Little. Il veut être vétérinaire ! Non, mais ils connaissent le producteur, si ça se trouve, ils couchent avec. Love a déjà vu des trucs chelous dans le jacuzzi. En plus, ils ont droit de faire des choses interdites, il y a même écrit dans le contrat qu’on n’a pas le droit de faire ça. Eux, ils sont obligés d’aller mendier des tunes dans une rue de L.A. La honte, quoi. Pour une assoc’ bidon pour les aveugles. Mais, non, c’est pour les sourds. Ils débattent, donc. Les aveugles ou les sourds ?
Au bord de la piscine, un jeune homme blond, avec une mèche lui recouvrant l’œil droit, est couché sur le ventre sur un transat. Entre ses mains, il tient quelque chose. Objet exceptionnel, jamais observé dans un programme de ce genre, objet choquant, totalement interdit et marginal. Si le producteur le voit faire cela, il risque sa place dans le jeu.C’est très dangereux. Brandon ne doit pas avoir conscience de ce qu’il fait.
Il lit un livre.
Sa complice, topless, sur un transat près de lui, n’a pas l’air de s’émouvoir de cette entorse grave au règlement de la maison. Elle profite du soleil. C’est Esther, bronzée, sexy et de bonne humeur. Une Esther solaire qui se fait appeler Jess et fredonne gaiement.
Le jeune homme se lève tout à coup, hors de lui, et balance le livre dans la haie avec fureur.
Jess-Esther tente de l’apaiser.
– Qu’est ce qui se passe ? C’est ce bouquin qui te rend aussi cinglé ?
– Faut que je me casse d’ici, bordel, dit-il en la repoussant.
Esther le regarde s’éloigner, ne comprenant pas.
Elle avise le livre incrusté dans la haie : Mes illusions, de Mehdi Langlais. Esther le saisit et lit le résumé : « La plongée aux enfers d’un jeune homme avide de gloire, fasciné par les mauvaises personnes. »
Elle rejoint la maison, à la recherche de Brandon. Faudrait pas qu’il fasse une connerie. C’est vrai qu’il est à cran en ce moment, c’est pas simple la vie dans cette foutue baraque. Ils sont sympas, les autres, mais disons que ce ne sont pas des flèches. Brandon, lui, il pense qu’il est plus malin- c’est d’ailleurs son défaut le plus flagrant -et ça les énerve. Et puis, y’a eu cette engueulade à cause d’un shampoing qui a failli tourner au pugilat l’autre soir. Faut qu’il se remette à picoler, Brandon, sinon il va pas réussir à supporter tout le tournage. Esther s’inquiète pour lui.
Celui-ci ne décolère pas, un caméraman collé aux basques, et déboule dans la cuisine, où les quatre condisciples sont occupés à se balancer des tomates et du Nutella. Il les devance sans faire attention, habitué aux batailles de tout et n’importe quoi et aux disputes sans fin, puis monte l’escalier pour rejoindre l’étage, tapant de ses pieds nus le sol froid.
Il passe devant des chambres envahies d’un capharnaüm inouï, fringues et chaussures éparpillées partout, trébuche sur un sèche cheveux, manque de tomber, mais continue sa route sans faiblir. Une porte tout au bout du couloir est condamnée, Brandon hésite un court instant puis, la colère ne faiblissant pas, se met à tambouriner contre elle de toutes ses forces. Ses colocataires, alertés par un bruit surpassant leurs cris se pressent derrière la porte, groupe de gugusses multicolores avides et perdus.
Accompagné d’un hurlement digne d’un homme des cavernes, de la pièce exiguë sort un espèce d’ogre à casquette et survet. Vautrin lifté, botoxé et bronzé.
– Putain, c’est le prod… Il va se faire virer, murmure Little Star à l’oreille de Love.
Bien plus petit et frêle que Vautrin, entre Schreck et Depardieu, la propreté en plus, Brandon se met à lui taper ridiculement sur le torse avec les poings, petite souris énervée s’attaquant à un pachyderme sûr de sa force.
Les quatre collègues se sont défilés depuis longtemps, aussi effrayés que soumis.
Avec une grande condescendance, Vautrin lui saisit les deux mains, puis l’entraîne puissamment dans la petite pièce.
Dès que la porte se referme, une grappe curieuse de quatre oreilles revient se coller au contreplaqué, s’écartant pour laisser passer l’oreille d’Esther, venue les rejoindre afin d’écouter la conversation à travers la porte avec eux, le livre sous le bras. On entend tout. C’est l’avantage des maisons en toc.
– Il m’a volé mon roman ! Je dois y retourner, je vais lui faire un procès ! fulmine Brandon, de sa voix fluette.
– Mon ami… Brandon… marmonne Vautrin, pas incommodé par les décibels.
– M’appelle pas comme ça, putain ! Tu m’avais dit que je pourrais y retourner ! J’en peux plus de ce trou et de ces connards, crie le jeune homme, toujours rageux.
– Ne fais pas de vague et fous-moi en l’air ce livre. Si les candidats de télé-réalité se mettent à lire, c’est la fin du métier, assène t-il, avec un sourire cynique et autoritaire.
– Je m’en fous de ta vie, connard. Je veux retrouver la mienne ! continue Brandon. Mais sa voix se perd dans de drôles d’aigus, la colère se dissipant.
Vautrin, paternaliste, prend Brandon dans ses bras, et lui sussure à l’oreille, tout à fait menaçant.
– Si tu y retournes, je te dénonce. C’est simple. Tout est contractualisé. Tu m’appartiens, Brandon.
Brandon, petite souris vidée de toute colère, malheureuse et prisonnière, quitte la pièce, passant devant ses collègues, aussi dépités que lui. Avisant Esther, Brandon saisit de ses mains le livre et en arrache les pages par poignée avant de rejoindre une des salles de bain. Le roman, éventré, déchiré, repose sur le sol du couloir. Tous le piétinent, sans s’en émouvoir et rejoignent le salon, ayant déjà oublié l’incident. Love suggère de jouer au petit bac, c’est un jeu vraiment intellectuel, attention. Ça s’appelle comme ça à cause du bac. Pam se marre, elle, le bac, elle l’a pas !
Jess s’est joint à eux. Tous se congratulent, ils se disputent mais ils s’aiment, hein ?
Little Star, quant à lui, est toujours à l’étage. Avisant autour de lui, prudent, il ramasse les pages du livre laissé en plan et les cache en hâte sous son débardeur avant de rejoindre une des chambres. Face au miroir, Brandon se scrute. Il sourit, tente en vain de froncer les sourcils, puis se tire la langue. Son visage est grotesque. Il observe ses mains, frêles toujours, mais bronzées et manucurées.
Il s’observe méthodiquement, cherchant dans son visage ce qu’il reste de lui-même. Tout a été refait. Sa bouche, autrefois fine et bien dessinée est charnue, gonflée. Ses joues ont été remontées, pommettes saillantes désormais. Son front est ultra-lisse, et pour éviter toute reconnaissance, a été abaissé. Ses sourcils ont été replantés, plus proches des yeux, qui sont habillés désormais de lentilles vert d’eau et d’un maquillage permanent rendant son regard plus perçant. Que reste-t-il de lui ?
Au rez-de-chaussée, la partie de petit bac bat son plein. Le débat porte autour du mot « kérosène », qui est un prénom, selon Love, et qui n’en est pas un, selon Tatou. Jess tranche, de toute façon, ça commence pas par un C, kérosène… Ils s’inquiètent tout à coup de l’absence de Little Star, qu’est ce qu’il fout encore celui là !?
Little Star, caché sous les couvertures de son lit, avec une lampe torche, fait de petits mouvements saccadés. Dans sa tente improvisée, il est plongé dans la lecture du livre rafistolé, rabiboché, à nouveau lisible. Il est happé par sa lecture, fébrile et appliqué.
Toujours face à la glace, tout à sa contemplation, Brandon remue la tête de gauche à droite, puis, de droite à gauche et sa mèche de cheveux ondule gracieusement. Il réitère le mouvement plusieurs fois, toujours scrutant. Il ondule à nouveau la tête. Ça y est.
Il a trouvé ce qu’il reste de lui.
Toute sa légèreté sombre réside dans cette mèche et son ondulation. Peu importe la couleur, ses cheveux se reposent toujours au-dessus de ses sourcils de cette manière aérienne. Un mélange de fierté désabusée et de candeur tendre qui lui appartiennent vraiment. Notre ami se raccroche à celui qu’il était en remuant la tête encore et encore. Il ne peut plus s’arrêter.
Une mèche…
Voilà tout ce qu’il reste de Lucien Chardon.
Vous en êtes à la troisième et dernière partie.
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Constance Fischbach, scénariste