FICTION – Le blanc-bec Lucien Chardon, qui se prend pour Frédéric Beigbeder, monte à Paris pour faire un stage, écrire et sortir avec les filles. Mais rien ne se passe comme prévu.

 

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Chapitre 1 : L’arrivée

 

les couvertures du Zéphyr

Lucien Chardon, mèche savamment retombée sur l’œil droit, voit de l’œil gauche ses parents lui faire de grands signes à travers la vitre du train. Train qui le mène vers la vie, la grande vie, la vraie. Celle où tout est possible, où il va tout manger, tout boire, tout dévorer, tout vomir et tout remanger. D’ailleurs il a tellement faim de tout : de livres, de fric, de filles nues, de filles habillées, de potes, de défonce. Il est prêt à tout tenter, tout voir, tout combattre.

Il sent son talent, son audace, sa rage : tout ça le consume. Dans sa chambre d’ado, son poster de Frédéric Beigbeder lui parle, la nuit. « Tu es mon fils spirituel, tu vas devenir comme moi : romancier, réalisateur de film, journaliste, patron d’un journal de femmes nues, fêtard, queutard, amoureux, mondain, célèbre, cocaïnomane. » Voilà le rêve de Lucien, le succès. Dans sa chambre d’ado, entre Sopalin et game over, tout le pousse vers cette gloire qu’il pense belle et gagnée d’avance. Il se rêve boire une coupe tout près d’une star de la télé, chroniqueuse, hardeuse, blogueuse. Il se voit pendu au téléphone avec des producteurs de cinéma le harcelant pour qu’il écrive un film, qu’il le réalise, qu’il devienne acteur : tout est possible dans le rêve de Lucien. Et tout est à construire…

Parce qu’il n’est le fils de personne, le frère de rien, simplement le très vague cousin éloigné d’un journaliste à BFM TV qui doit le prendre en stage. Sa mère pleurait, son père l’a pris dans ses bras et Lucien, plutôt réticent à ce genre d ‘effusion d’habitude, s’est pris au jeu, bêtement. Alors que ces deux ploucs ne lui ont jamais vraiment plu, comme parents. Terriens, commerçants, aimant les jeux télés, les blagues salaces à la fin des repas arrosés, et rassurés par l’idée que Lucien soit un intellectuel. Ou qu’il ait l’air de l’être. Mais c’est pas dur de bluffer des ploucs.

Dans le train, tandis qu’il se voit déjà au sommet d’une montagne de fric et de filles, il s’endort. La bave qui s’échappe de sa bouche est celle d’un enfant de 18 ans qui croit que la ville n’attend que lui. Que Paris se meurt en attendant ce grand Lucien Chardon qui n’a pas spécialement de talent, n’est pas spécialement beau, ni bien foutu, ni rien du tout. Tant qu’il le croit, tout va bien. Alors que tous s’agitent autour de lui, sacs de sport, sandwiches, t’as pas oublié ton chargeur, merde je suis en retard, font chier la SNCF. Lucien sort de sa léthargie et la gare du Nord est à ses pieds. C’est recoiffé et fringant que Lucien descend du marchepied du train et pose sa Converse sur le sol comme si c’était un tapis rouge qu’on venait de lui dérouler.

Gare du Nord, donc. Le bruit, les gens qui courent dans tous les sens, pressés, piétinent le beau tapis sur lequel flotte Lucien. Les annonces tonitruantes, l’odeur des poubelles, le froid. Il croise une bande de jeunes de son âge, saouls, crackés des pieds à la tête se foutant de sa mèche et de son jean serré. Gros pédé, t’as pas cent balles, viens me sucer. Lucien reste digne et continue sa route même s’il aurait bien bu une grande bière avec eux. Lucien aurait aimé faire partie d’une bande de potes, quelle qu’elle soit. Tant qu’on l’aime. Mais il n’ose pas.

Pas encore. Pas ce matin. Le métro : toujours cette odeur, cette ambiance, mais Lucien est déjà en train de s’habituer, il plane. Ce moment, il l’avait mille fois rêvé, en mieux, mais c’est pas grave. Il est loin le bar de province où il jouait au baby foot. Loin les demi pêches, loin les copines à collier de perles. Loin celle qui l’aimait et lisait ses poèmes avidement : Laura. Elle est partie en province faire de sages études de droit, aucune ambition, tandis que Lucien, lui, a le courage de partir dans la vile ville.

Petit bar de quartier, juste en bas de chez lui, assez de monde pour que l’endroit séduise notre jeune homme. Un vieux bourré, un jeune la tête dans les mains, une vieille mémé qui radote dans une langue qui n’existe plus, et une jeune fille, la jeune fille. Celle que Lucien cherche depuis qu’il est né. Laura, déjà oubliée, rasée, déclassée. Timide, il commande une bière au comptoir, avec du Picon pour que ça monte plus vite, et taxe une Gauloise à la vieille Gauloise. La soirée est en marche, ça y est, Lucien est parisien. C’est fort les Gauloises, la vache, Lucien tousse et la jeune fille rigole : premier contact. Premier contact et deuxième Picon.

La vie est chère à Paris, il a déjà dépensé la moitié de sa fortune pour deux bières. Le pire, c’est qu’il n’est pas encore saoul. Il faut que ça monte, sinon, jamais il n’osera aborder la fille. Lucien est toujours au bar, il regarde dans le miroir face à lui la jeune fille toujours très belle, toujours très seule, toujours assise. D’ailleurs, qu’est-ce qu’elle fout toute seule dans un bar, cette fille ? C’est pas Laura qui ferait ça. Peut être attend-elle quelqu’un… Peut être qu’elle est pute. Peut être qu’elle est comme Lucien, qu’elle se paye des verres toute seule en attendant d’oser en payer à quelqu’un.

Et merde, le mec qui avait la tête dans les mains et qui avait l’air au bord du suicide – qui n’était donc pas très menaçant – vient de s’asseoir à côté d’elle. Il s’est bien vite remis. Il a suffi d’une bonasse pour le sortir du gouffre dans lequel il avait l’air de si bien s’enfoncer. Lucien s’en veut, il aurait dû y aller avant lui. Soirée foutue. La jeune fille a l’air de s’emmerder sec à l’écouter déblatérer, c’est le moment d’y aller. Le tout pour le tout : Lucien paye sa tournée : au dépressif, à la fille, à la Gauloise et au barman. Le barman met la musique plus fort, Lucien devient le « mec classe » du bar, et l’ambiance se détend.

La Gauloise fait des blagues salaces au barman, grand gus peroxydé bourré de tics. Le dépressif paye sa tournée à son tour, Lucien commence à être saoul et la jeune fille lui paye des cigarettes. Pas de bol, le dépressif ne fume pas. Lucien passe tout son temps dehors sur le trottoir avec la fille qui n’est pas du tout pute et qui s’appelle Esther. Ils sympathisent, comme on dit, mais Lucien a d’autres idées en tête, aussi salaces que les blagues de mamie.

Les idées se salissent et la soirée avance. Le dépressif se met à pleurer et Esther le console : elle va revenir, y’a pas de raison, il a qu’à l’appeler et lui dire qu’il l’aime ! Tiens, et si on l’appelait ? Pas le temps, le dépressif se met à vomir ses tripes dans le bar. Le grand gus peroxydé vire tout le monde, énervé, faut qu’il ferme, et qu’il lave la merde de ce connard. Lucien en profite pour proposer à Esther d’aller faire un tour. Elle accepte et tout devient possible, Lucien n’écrira pas son roman ce soir, mais plutôt demain, et il mettra une scène de sexe dedans. Marchant côte à côte dans les rues, Lucien se rend compte tout à coup qu’il n’a pas vraiment repéré les lieux et qu’il est en train de s’éloigner dangereusement de chez lui. Mais Esther continue à raconter sa vie, son œuvre, ses études de lettres qu’elle veut arrêter, elle veut devenir comédienne, Lucien écoute le monologue de Phèdre en s’ennuyant sec sans pouvoir le montrer.

La tête tourne, le monologue de Phèdre n’en finit pas, et Esther est arrivée chez elle. Lucien ne comprend rien de ce qui lui arrive, il n’est plus là, Esther s’en va. Salut, bonne nuit, on se fait la bise, super soirée. Trop mal en point, notre héros se fourre les doigts au fond de la gorge, ça tourne trop, il faut que ça s’arrête. Il se retrouve à vomir dans le caniveau tout son Picon-bière. Assis sur le trottoir, Lucien reprend ses esprits, ou ce qui lui en reste. Mais comment retrouver sa rue ? Lucien erre toute la fin de la nuit dans le quartier, cherchant sans fin, il rêve de s’affaler et de dormir enfin… Il demande aux passants de lui indiquer, mais la plupart sont saouls, ou effrayés par ce petit jeune, son air ahuri et son odeur de gerbe. Vers 8 heures du matin, épuisé, dépassé, broyé, déçu, triste, Lucien rentre chez lui et se couche lourdement, tout habillé. Et sombre dans un coma profond, sans rêve, sans vie, sans rien. Quand il se réveille, pâteux, mal en point et affamé, il pense immédiatement à Esther, la femme de sa vie qu’il ne reverra sans doute jamais… Il n’a pas mangé depuis son départ, la faim le tenaille sauvagement, mais devant lui se dresse bon nombres d’obstacles…

Se lever, trouver de l’argent, sortir dans la rue et entrer dans un supermarché. Tout cela lui paraît totalement insurmontable. Mais sa faim est trop puissante, alors il se lève et, émergeant difficilement, fouille dans les poches de son imper pour voir s’il lui reste quelques euros, mais rien. Pas d’euro, non, et cette faim insupportable qui lui tord les tripes… Tout au fond de la poche, Lucien sent un tout petit papier plié… Il va pouvoir manger ! Un kebab, un mac do, mayonnaise, harissa, ketchup, frites, coca, le tout mixé, avalé pour retaper tout le système. Déception, le petit papier, ce n’est pas un billet. Lucien le déplie… Et ce qu’il découvre vaut tous les kebabs STO du monde. Parce que dessus, un petit mot est gribouillé d’une écriture enfantine: 06 30 83… Esther.

 

Chapitre 2 : Esther

 

Jeudi, 14h30. Lucien a mangé, bu 1 litre de coca, vomi, remangé et rebu 1 autre litre de coca. Il se sent bien, prêt à appeler Esther… Mais c’est trop tôt, il risque de passer pour un mort de faim, il faut attendre. Pourquoi ne pas écrire le début de son roman en attendant une heure plus décente, moins grillée ? Lucien s’installe, donc. L’ordinateur sur les genoux, il ouvre une page Word blanche. Il se concentre puissamment, il ferme les yeux, les ouvre.

Il tape : « Ce matin » puis l’efface. Il tape « ROMAN, chapitre un » puis l’efface. Il tape hjgjlmgjemlqjgkl: et a une idée. Il devrait s’acheter des clopes, tous les écrivains fument en tapant sur l’ordinateur, un écrivain non-fumeur, ça n’existe pas, il ne serait pas pris au sérieux. Il faut avoir l’attitude, et puis, peut-être qu’il va ressentir l’inspiration, être foudroyé par une révélation et qu’il va pouvoir écrire sans effort. C’est bien comme ça que ça se passe. Écrire ce n’est pas travailler, écrire c’est être touché par la grâce.

Alors Lucien sort de chez lui, il va au tabac d’en bas, le chinois le reluque mais Lucien hésite et tergiverse. Quelle marque de cigarettes les écrivains fument-ils ? Quand Lucien a quitté sa province, il pensait que le train qui le mènerait jusqu’à Paris lui donnerait de belles idées, il pensait qu’il réussirait sans peine à mettre en mots tout ce que sa vie de petit bonhomme pas trop mal né lui inspire. Mais… Il en est autrement. Lucien sait écrire des petits poèmes mignons, pour charmer sa mère, sa copine, ses profs de français à grosses lunettes.

Mais un roman, c’est gros. Il y a beaucoup de petits poèmes mignons les uns à la suite des autres dans un roman. Il a souvent entendu ce genre de niaiserie évidentes : « mettre ses tripes sur la table », « sortir ce qu’on a de plus profond », « aller au cœur de l’émotion ». D’accord, Lucien veut faire ça aussi. Mais il ne sait pas comment écrire ce qui le ronge à l’intérieur – et d’ailleurs, est-ce que quelque chose le ronge vraiment ? Il ne sait pas comment faire sortir tout son estomac et les tripes qui vont avec. Aucun écrivain n’a dit COMMENT le faire. Aucun prof, qui pourtant le poussaient tous à écrire, n’a pensé à lui donner un manuel, un conseil, une méthode.

Il y en a des méthodes pour des tas de choses. Pour arrêter de fumer, pour dégoter le resto le moins cher, pour s’habiller comme Johnny Depp ou pour rencontrer l’amour. Pas pour écrire un roman. Lucien est coincé. Comme un rat. Et ce chinois qui le scrute. Fortuna ? Les clopes de son grand père, des clopes de vieux. Marlboro, clopes de plouc. Camel, baba cool. Marlboro light, pétasse. Craven A, voilà des clopes classes, mais Lucien n’est pas fou, s’il veut être pris au sérieux, il ne doit fumer que celles-là.

Pour toujours. Parce qu’il pourrait passer pour un indécis, un mec qui ne fumait pas avant d’arriver à Paris, un mec qui n’était qu’un pauvre petit lycéen provincial sans avenir et sans idée, un mec qui a les yeux mille fois plus gros que le ventre et qui va exploser comme une grenouille prétentieuse. Craven A inconditionnellement. Lucien est de retour devant la page infiniment blanche de son ordinateur et se met à flipper. Tandis qu’il referme la page, il consulte son portable : il n’est que 15h30.

Toujours pas le moment d’appeler Esther. Il prend des feuilles et se met à griffonner dessus : des spirales bizarres, des bonshommes avec des mains qui tourbillonnent, des chats supposément mignons. Tout, sauf des mots. Alors Lucien se creuse la tête : c’est quoi son traumatisme d’enfance qui le pousse à écrire ? Tous les écrivains sont un peu dérangés, c’est connu. Ils ont des pères qui sont partis acheter des cigarettes et ne sont jamais revenus, des mères qui prennent des anti-dépresseurs, qui boivent et/ou se droguent. Ce ne sont pas des gens normaux.

Lucien se met à franchement douter. Ses parents sont affreusement simples et normaux. Il n’a jamais été violé, ni battu, ni même un peu secoué. Et ce temps qui ne passe pas. Et cette Esther qui lui bouffe la tête. Et Laura qui appelle. « Comment tu vas, tu me manques, quand est-ce qu’on se voit, je vais venir ce week-end, ça te ferait plaisir dis ? » Lucien coupe court et se décide à appeler Esther, après avoir allumé une cigarette, et pris une grande inspiration. Il lui faut vivre des choses, pour pouvoir les mettre dans son roman.

Il lui faut se prendre des claques, des coups, avoir un œil au beurre noir, dormir dans un caniveau. Mais ça, Lucien ne le sait pas encore. Une, deux, trois, quatre sonneries… Pas de réponse, mais la voix éraillée sexy d’Esther qui le somme de laisser un message. Lucien panique et se résout à envoyer un texto. A défaut d’écrire un roman, il fait des essais de textos sur sa page Word, c’est tout aussi difficile, surtout quand LA fille en question est Esther. Mystérieuse drôle belle Esther. Charmante fun lointaine Esther. Téléphone sonne : pas elle. Encore Laura. Qui s’inquiète.

Sa voix était bizarre, on aurait dit qu’il soufflait de la fumée, est ce qu’il s’est mis à fumer du crack, Paris est une ville flippante, dangereuse, il y a des terroristes et des dealers partout, il ne faut pas sortir après 18 heures, sinon on peut se faire violer, agresser, dévorer, avorter, entarter. Lucien n’écoute pas ou si peu et quand il raccroche en murmurant un habituel « Je t’aime, bisous, bisous », il se dit qu’il devrait la quitter. « Très envie de te revoir ! Te souviens-tu de moi : imper et lunettes noires ? »

Lucien est fier de son texto, plus que de ce roman qui dort encore quelque part et ne veut décidément pas sortir. « Demain soir ? 20 heures en bas de chez moi ? » Lucien aux anges, saute partout, la vie reprend le dessus, et ce roman va s’écrire, il a une muse désormais. Pour fêter ça, Lucien rêve d’un ami, quelqu’un à qui tout raconter et qui ne le jugerait pas. Quelqu’un qui pourrait lui donner des conseils sur le Kama Sutra, regarder si sa mèche tombe bien sur les yeux, lui montrer comment avaler la fumée de cigarette, lui prêter 100 balles pour la soirée, lui dégoter un resto à la mode. Quelqu’un pour rire, boire, danser, blaguer, glander, chiller, critiquer, cocooner… Un ami. Mais notre héros est seul, il mange ses raviolis froids à même la boîte de conserve en regardant les infos sur sa toute petite télé. Demain, il va à la fac, peut être cet ami tant désiré s’y trouvera.

Vendredi, 9h30 La Sorbonne est aussi immense et prestigieuse qu’elle sent la poussière et l’eau de Cologne bon marché des directeurs de recherche de plus de 70 ans. Lucien l’admire pourtant et se sent fier de pénétrer dans des murs qui ont vu passer tous les grands hommes. Rien que ça. On dirait la brochure descriptive du site d’inscription. Mais ce sont les phrases que notre ami a en tête et qu’il répétera texto à sa maman quand il l’appellera ce soir. Lucien est fier, mais ça ne l’empêche pas d’être perdu, les couloirs sont interminables et les numéros de salle ne correspondent à rien. La salle B341 où est censé se dérouler le cours de littérature comparée n’existe pas, Lucien ne trouve personne pour l’aider et commence à faiblir, à se sentir seul, mal, abandonné. Envie d’appeler Laura, ou sa mère, ou les deux. Mais la fierté de Lucien est grande, plus grande que sa détresse.

Il se décide à aborder ce grand mec aux cheveux bruns longs et gras, et aux petites lunettes rondes. Ce stéréotype de l’étudiant en lettres doit forcément savoir où est cette foutue salle B341. Il lit Montaigne assis par terre, Lucien s’assoit à côté de lui en soufflant qu’il a besoin d’aide : où est cette salle, le cours a déjà dû commencer, non ?

Le grand brun, Mehdi, ferme son livre, et tend la main à Lucien pour l’aider à se lever. C’est un vrai labyrinthe cette fac, lui ça fait 4 ans qu’il est en première année, il la connaît par cœur. Et c’est dans la bonne classe face au prof gris et dégarni que les deux jeunes hommes s’installent côte à côte, et font connaissance, vite complices. Comme s’ils s’attendaient mutuellement. Mehdi fait découvrir à Lucien les couloirs sans fin de l’établissement, le conseille sur les cours à choisir, les profs les plus intéressants et les écueils à éviter. Ils fument des clopes assis par terre dans la cour, et Lucien découvre qu’il n’a rien lu, à côté de Mehdi, qui dévore tout. Un seul problème avec cet ami providentiel, il ne s’intéresse pas du tout aux filles, Lucien a pu le constater, rien ne le fait tant vibrer que la lecture. Les filles ne sont pas si belles dans la vraie vie. C’est regonflé que notre ami rentre chez lui, prêt à en découdre avec la belle Esther, prêt à être drôle, spirituel, tendre et doux, sauvage aussi. Parce qu’il faut l’être, un peu.

Vendredi, 19h55 Lucien frais émoulu devant la porte d’Esther, attendant qu’elle descende pour l’emmener dîner au restaurant et se promener sur les quais. C’est ce que font les muses avec les écrivains. Elles se baladent, elles dansent devant eux, elles ne mangent jamais. Lucien a trop lu, ou pas assez. Lucien a la tête farcie d’illusions, de facilités, il ne doute qu’à peine. La chute s’avère immense, quand il se rendra compte de sa naïveté coriace. Une fenêtre s’ouvre au-dessus de lui, en sort une tête de beau gosse, l’air pas très net.
– C’est toi le mec d’Esther ? Lucien, timide mais flatté de l’appellation répond, que oui, qu’il l’attend là. Le type lui crie le code de la porte et lui indique l’étage, il n’a qu’à monter. Tous les plans que Lucien avait fomentés tombent à l’eau : qui est ce mec ? Il avait prévu qu’elle descende le rejoindre, qu’ils se baladent main dans la main dans Montmartre, boivent un verre de rosé, s’embrassent passionnément. C’est ce que font les muses avec les écrivains. Mais quand il pénètre dans l’appartement, une toute autre ambiance l’attend, moins romanesque.

Esther, survoltée, danse au milieu du salon, complètement saoulée de la musique qui hurle dans les enceintes. Assis sur le canapé, Francis, un homme qui pourrait être leur père et ne l’est pas visiblement, vu qu’il sert des verres de vodka et, adossé contre un meuble, Saïd, une vingtaine d’années comme eux, lunettes noires sur les yeux et Stetson sur la tête regarde Esther avec une envie pas du tout dissimulée. Lucas, look skateur teufeur raveur, le beau gosse qui a appelé Lucien par la fenêtre, vient l’accueillir, et prévient Lucien dans un éclat de rire surjoué :
– Ils ne sont pas descendus depuis hier !

Lucien ne comprend pas :
– Descendus d’où ?
Lucas le regarde, l’air interrogatif et bizarre et va chercher Esther, complètement partie en transe, transpirante et hébétée. Elle retrouve un peu de lucidité quand elle aperçoit Lucien, se dirige vers lui et l’embrasse goulûment. Saïd est dégoûté, c’est ce puceau, le mec d’Esther ? La piaule est celle d’une enfant fauchée et fêtarde. Une seule photo d’elle enfant. Esther à 5 ans avec un maillot de bain Daisy, cherchant des crabes les pieds dans l’eau avec un père sosie de Jack Nicholson.

Souvenir d’une enfance facile et douce. Et un seul poster. Robert Pattinson torse nu avec Kate Moss qui lui grimpe sur le dos, elle aussi, torse nu. Esther donne un grand verre de vodka à Lucien, qui le boit tant bien que mal. Il veut arriver au niveau de défonce des autres, au plus vite, il se sent out, has been, nul et déplacé. Ces gens sont tellement cool avec leur air ailleurs et leurs fringues d’hier. Mais pour arriver à leur niveau, il faudrait que Lucien connaisse l’existence de quelques produits dont il n’a jamais entendu parler. Dans cette soirée, il n’arrive pas à parler, tous rient à des blagues qu’il ne comprend pas, se lèvent frénétiquement pour danser sur des airs que Lucien n’a jamais entendus, se congratulent et se checkent pour un oui pour un non. Est-ce parce qu’ils se connaissent depuis longtemps ?

Est-ce parce qu’ils ont bu beaucoup d’alcool ? En tout cas, ça a un effet fou sur eux. Lucien pense ne jamais arriver à un tel niveau d’ébriété sans vomir. Peut être a t-il besoin d’entraînement ? Esther ne le lâche pas, elle ne lui adresse pas la parole mais elle est collée à lui, comme s’il était son radeau de la méduse, comme si elle ne voulait pas sombrer trop profond.

Autour de minuit, tous se décident à sortir, Lucien essaie de convaincre Esther de rester avec lui chez elle, mais ça n’a pas l’air de se faire. C’est pourtant ce qui se passait avec Laura, leurs copains sortaient vers minuit après la fête, mais elle ne voulait pas aller en boîte et Lucien était sommé de rester avec elle. Esther, elle, aime les boîtes apparemment. Esther aime danser. Les franges de son haut à paillettes s’agitent en même temps qu’elle dans la file d’attente et ravissent notre jeune homme qui rêve d’une conversation avec elle, d’entendre son vrai rire, de la voir dans la lumière du jour, de lui prendre la main simplement.

Cette odeur d’alcool et de transpiration le prend à la gorge en entrant dans le club où sautent sur place une centaine de puces frénétiques. Mais la fête, la musique et le bruit l’emportent, Lucien vient d’avaler une petite pilule et rejoint Esther dans sa course folle contre la nuit et le temps. Ils sautent, ils tournent, ils dansent et rayonnent sans s’arrêter. Plus rien n’existe, il n’y a qu’eux deux, avec la musique qui les soulève et les porte.

C’est au petit matin qu’on les retrouve, assis tous les deux devant la fontaine, désaoûlés, vidés, enfin descendus, se tenant la main comme deux enfants paumés. Lucien invite Esther à dormir chez lui, ils marchent vers le métro, légers, promesse d’une journée amoureuse. Au milieu des gens qui vont au travail, bien habillés, bien parfumés, bien sous tout rapport, Esther et Lucien s’embrassent. Ils se trouvent enfin, parlant de choses et d’autres, de leur vie d’avant, de ce dont ils rêvent, de ce qu’ils espèrent. C’est ce que font les muses avec les écrivains. Montant les escaliers de l’immeuble de Lucien, celui-ci entend une voix familière, mais happé par Esther, il n’y prête pas attention, il n’est pas encore tout à fait clair, de toute évidence. Alors qu’ils rejoignent la porte de la chambre de Lucien, ils s’arrêtent net : Laura est là, assise sur son sac, l’air très énervé… C’est samedi matin…

 

Chapitre 3 : Laura & les trois fantastiques

 

La rencontre au sommet. La maîtresse adorée, et la femme aimée (mais pas trop). Lucien au centre de la tragédie grecque, perdu et pourtant déterminé… La journée amoureuse tant rêvée, tant attendue, tant fantasmée ne doit pas ne pas être. Sinon, sa vie s’écroule et toutes ses velléités de gloire et de volupté avec. Il faut ce qu’il faut. Laura sera la première victime d’un bulldozer déjà en marche. Lucien ne veut pas flancher face au regard bouleversé d’incompréhension de Laura. Ce regard qui ne tarde pas à se transformer en haine, tandis que Laura observe la fille. La beauté qu’elle n’est pas, venimeuse, viscérale, perverse. Celle de Laura est provinciale, gentillette, lisse. Laura est battue. À plate couture. À Laura, il reste alors la haine… La haine coiffée du mépris avec une bonne rasade de méchanceté et Lucien va plier comme il le fait depuis qu »ils sont gosses. Elle l’a toujours eu. Pas de raison qu’il ne flanche pas cette fois-ci. Mais c’est sans compter le rire tonitruant d’Esther qui se met à faire trembler les murs. Lucien est conquis, et Laura s’en prend plein la gueule. Mais plein. La rage de Lucien se déverse. Sans filtre, aucun.

Minable, sans culture, inintéressante, pas belle, misérable. Elle ne comprend pas que Lucien est en train de devenir un héros, qu’il est trop puissant pour elle, trop beau, trop brillant. Elle aurait déjà dû fondre et se liquéfier rien qu’à le regarder. Qu’est ce qui lui prend de venir sans être invitée ? Elle pensait peut-être le trouver chez lui, à déprimer ? Laura serre les dents, pas question de pleurer devant cette conne à l’air totalement ahuri. Mais se venger, garder un bon plat de revanche dans le congélateur et le resservir beaucoup plus tard, bien garni, et surtout bien glacé.

La jeune fille, fière malgré sa déconfiture, saisit sa valise, et passe à côté de Lucien. Elle marque un temps et le regarde. Dans ce regard-là, elle essaie de concentrer tout son mépris, toute sa haine, toute sa méchanceté pour ce sale petit con qui se prend pour un artiste alors qu’il vit dans une piaule miteuse dans un immeuble tout aussi miteux et qu’il compte se taper une espèce de tarée décérébrée droguée qui va le larguer demain matin après lui avoir piqué les 50 euros qu’il cache précieusement sous son sommier comme un trésor. Alors qu’elle descend les escaliers, elle retient toujours ses larmes.

Ce que Lucien ne sait pas et que Laura s’est bien gardée de lui dire, c’est que ses parents lui ont confié de l’argent pour « qu’ils profitent du week-end tous les deux ». Une belle petite somme. Laura qui n’est jamais venue à Paris compte bien mettre à profit cette petite fortune pour faire la Parisienne toute la journée. Un taxi passe devant elle, elle le hèle, avec toute la fierté dont elle est capable. Celui-ci s’arrête. Mais Laura ne sait pas où aller, cherche et une seule chose lui vient : « Au café de Flore. J’ai rendez-vous pour un petit-déjeuner ».

C’est sa journée Sagan. Sur le chemin, de grosses larmes se mettent à couler sur les joues de la petite Sagan, les larmes du déshonneur, de la honte, de l’ego blessé. Croissants, café crème, confiture, tartines grillées. Elle se fond dans le décor finalement, elle n’a pas l’air si nulle, entourée de ces gens bien habillés qui ont mille choses à se dire.

– Le dîner avec Michel de ce soir est annulé, il souffre d’une grave pneumonie.
– Il nous faut trouver une femme de ménage pour le riad de Marrakech, la nôtre est encore enceinte.
– Quoi ? Tu n’as pas lu le dernier BHL ?
– Ma fille s’est inscrite en chinois, nous irons donc à Pékin pour les vacances d’été.

Quand elle sort du café, il fait beau, Laura se sent pleine et solaire ; même si ce petit-déjeuner a bien entamé son petit pécule, elle veut voir cette tour Eiffel que tout le monde adore. Cette espèce de grosse bonne femme en acier déclinée du porte-clés au foulard. Taxi. La Seine, les bateaux-mouches et tous ces iPads et autres iPhones qui filment, prennent des photos, immortalisent tout ce qu’il est possible d’immortaliser. Laura se fond encore dans la masse, finalement assez heureuse pour quelqu’un qui vient de se faire misérablement larguer. Cette journée seule est plus exaltante que mille journées déjà passées avec Lucien. Elle monte dans le bateau-mouche, entourée de familles survoltées, c’est beau Paris, mais il y a trop de voitures, et puis c’est fatigant de marcher, et le métro ça sent mauvais, berk.

Et puis, il y a trop de clochards et aussi il y a trop de monde, mouche-toi t’as le nez qui coule, ça doit être l’allergie. Laura savoure. Elle sent le soleil lui chatouiller le visage, les conversations des uns et des autres la bercent et l’accompagnent, comme une musique dissonante. Sur une berge, elle aperçoit un couple d’amoureux qui se disputent. Il s’éloigne, elle lui court après. Ils se retrouvent, il la pardonne. Marions-nous. Demain. Arrivée au pied de la tour Eiffel, Laura regonflée, conquérante, toute en acier. Elle rejoint la gare Montparnasse à pied, flânant…

Devant le musée Rodin, elle hésite, et pourquoi pas, elle a tout son temps ? Elle entre, émue, mais pas à cause de son soi-disant amoureux, non. Elle est émue parce que c’est la première fois qu’elle passe une journée seule hors de sa ville, et c’est la première fois qu’elle se sent à sa place, et libre. Lucien, bouche pâteuse, yeux collés, ventre vide, s’éveille lentement. Il cherche Esther pour l’enlacer, cette journée est à eux deux, une journée d’amour, peut être iront-ils se promener, au parc ou au musée, ou boire un café… Mais Esther n’est plus là. Pas plus que ses affaires. Peut être est-elle allée chercher des croissants, les amoureux font ça dans les livres, se rapporter des croissants après une nuit orgiaque. Dans les films américains, ils se rapportent du café du Starbucks dans des gobelets en carton. Malgré son optimisme, Lucien le sait, Esther est partie, point.

Elle ne remontera pas avec des croissants et un latte. Peut être même ne remontera t-elle plus jamais. Lucien n’aura que le souvenir de cette nuit à ressasser, la première fois qu’il s’est senti si bien, que les gestes et les caresses étaient coordonnés, en osmose, pas de répit, pas de trêve, pendant des heures… Elle lui a mis la fièvre. Pendant des heures. Ou peut-être quelques minutes, parce qu’en regardant l’heure, Lucien se rend compte : il n’est pas si tard. Et il est seul pour passer le week-end.

Comme un boomerang lui reviennent les horreurs d’ordures jetées à la figure de Laura. Il se sent penaud, tout bête, tout naze. C’est sûrement ce qu’il est. Dans sa solitude, il décide alors de travailler, de lire, de faire tout ce que ce professeur barbichu a demandé de faire. Expliquer ce texte de Beaumarchais devrait lui faire oublier sa nullité et sa déception. Avant de travailler, il lui faut manger et surtout fumer. Mais sous son sommier, les 50 précieux euros ont disparu… Idiotement, Lucien se dit qu’Esther les lui rendra, quand ils vont se revoir, ce soir, peut être ?

Des soirs se passent, plusieurs. Lucien se prend au jeu de la fac, il travaille beaucoup, ça ne lui était jamais arrivé. Il lit Flaubert avec passion, et découvre l’ironie. Il lit Camus avec ennui et découvre l’écriture blanche. Il dévore Stendhal et se prend pour Julien Sorel, machiavélique malgré lui. La poésie le laisse indifférent, sauf Baudelaire, qui peut l’émerveiller, la nuit, très tard, quand il n’a pas mangé et qu’il n’a fait que fumer sans s’arrêter. De temps en temps, quand le virement de ses parents couvre un peu plus que le prix du loyer, il s’octroie une sortie dans le troquet d’en bas. Dans l’espoir secret d’y revoir Esther…

Mais seuls la vieille baratineuse et le barman aux cheveux blonds, puis orange, puis bleus, seuls eux sont là, soir après soir, indétrônables. Lucien se lie avec le grand gus, David, il a même droit à une ardoise, toujours signe d’une amitié sincère avec un barman. Lucien rentre chez lui souvent à peine saoul, mais revigoré malgré tout. David l’amuse lorsqu’il commente avec force détails hilarants les problèmes de sa mère, totalement addict au Lexomil et à son cavalier King Charles dont Lucien a fini par comprendre, après de nombreuses conversations, que l’un est un médicament anxiolytique et l’autre un chien.

A la fac, Lucien peut compter sur le soutien indéfectible et parfois très ennuyeux de Mehdi. Ce qu’on appelle un meilleur ami par la force des choses. Depuis quelques jours, Lucien est attiré par une petite bande de trois énergumènes de son groupe de TD. Deux garçons et une fille. Ils sont toujours plus ou moins habillés de la même façon, santiags, jeans serrés, chemises à carreaux. Brillants en cours, ils ont tout lu, et surtout tout compris, leur vivacité d’esprit a coupé l’herbe sous le pied de Lucien plusieurs fois. Mehdi se désintéresse totalement d’eux mais notre ami les observe en permanence du coin de l’œil.

Ce sont les seuls rares étudiants à déjeuner à la terrasse du café de la place de la Sorbonne. Lucien et Mehdi (ainsi que la plupart de leurs congénères) grignotent leurs pauvres sandwiches assis en tailleur sur la fontaine, tandis qu’ attablés tous les trois, ils se tapent du champagne et des escargots. Pas très beaux, se ressemblant vaguement avec leurs fringues de jumeaux mais les portant chacun avec un style différent, sûrs d’eux, comme membres d’une confrérie secrète très excitante.

Mehdi a l’air de se contenter de son pauvre thon-mayonnaise fadasse, mais Lucien, non. Qui sont ces trois étudiants ? Pourquoi étudient-ils ici, alors que si leurs parents étaient fortunés, ils devraient les envoyer dans les meilleures écoles ? Sont-ils frères et sœurs ? Ou cousins ? Un soir après les cours, piqué par la curiosité d’une conversation qu’il a vaguement entendue, Lucien les suit. Rentrant à pied, se raccompagnant les uns les autres, Lucien découvre que le brun, Charles, vit au Lutetia, tandis que celui aux lunettes d’acier, Édouard, entre dans un hôtel particulier luxueux avec la fille, Apolline. Amants ?

Ce soir-là, Mehdi est venu le rejoindre chez lui pour travailler sur un exposé. Lucien patine en boucle sur les « trois fantastiques », Mehdi les appelant « les trois bourges bidons ». Les deux amis sont en plein milieu d’un débat, qui consiste à savoir si c’est Charles et Édouard qui couchent ensemble ou bien si c’est Édouard et Apolline ou bien s’ils s’échangent les uns les autres – débat interrompu lorsqu’on toque à la porte.

Lucien, pas très rassuré, ouvre. Esther. Esther toute belle, toute blessée, petit oiseau fragile tombé d’un œuf. Lucien l’amoureux vire Mehdi-l’encombrant sans ménagement, tout à son bonheur de retrouver la fille de ses rêves. Mehdi grogne un peu, mais de toute façon, ça ne le branche pas trop de rester à regarder Lucien roucouler avec cette fille pérave à l’air drogué. Droguée, Esther ne l’est pas, elle est juste fatiguée. Et, à peine entrée, elle se déshabille au grand bonheur de Lucien. Puis, elle se couche dans le petit lit une place et s’endort en un instant, laissant le jeune homme pantois. Il se couche à côté d’elle, espérant la réveiller, mais Esther dort comme une morte, immobile, imperturbable. Il passe sa nuit à la veiller, heureux malgré tout qu’elle soit si près de lui, luttant de toutes ses forces contre le sommeil qui cherche à le cueillir. Le lendemain matin, Esther repart, profitant du moment où Lucien s’est endormi.

Alors Lucien reprend sa vie là où il l’avait laissée, déçu, une fois de plus. Toujours observant les trois étudiants, rêvant de faire partie de leur club privé, se sentant exclu de tous les gens cool, il se trouve trop provincial, juste bon à être pote avec un Mehdi pas tout à fait minable, mais loin d’être brillant. Son roman est devenu une nouvelle, un petit truc mignon pas trop mal ficelé, avec des sentiments justes et des personnages naïfs mais attachants. Il l’a fait lire à Mehdi, qui l’a trouvée « démente » et qui l’a envoyée au journal de la fac. On dirait du Georges Orwell, qu’ils ont dit.

Faudrait une suite, faire un feuilleton. Lucien n’est pas emballé mais il s’exécute, ça l’occupe finalement. Semaine après semaine, il est publié dans le journal confidentiel de la fac. Personne ne lit ce torchon. Ce n’est qu’à la fin de l’année que les étudiants s’y intéressent, mais c’est seulement parce que les réductions des boissons pour la soirée de fin d’année sont accrochées dedans ; malgré tout, Lucien est un peu fier – la gloire, même venant de deux boutonneux mal baisés de la Sorbonne, c’est de la gloire quand même. On a ce qu’on mérite.

Ce matin-là, Lucien, pas très réveillé, déambule sans passion dans les couloirs de la fac, ruminant son Esther jamais revenue. Apolline, seule, l’interpelle, bientôt rejointe par Charles et Édouard. Notre jeune homme est tout surpris, tout flatté, midinette dans les flashes d’un photographe.

– Tu es libre demain après-midi ? lui demande nonchalamment Apolline, comme si ce n’était pas une question.
– Heu… ça dépend… Pourquoi ? répond un Lucien mal assuré.
– Pour passer un test. On a lu ta nouvelle, elle est pas mal, dit Édouard, soufflant sur sa mèche.
– On voudrait que tu écrives quelque chose pour nous, reprend Charles, sérieux. Lucien ne comprend rien de cet intérêt soudain mais il le savoure avec délice. Il acquiesce, il sera là. Rendez-vous à la fontaine, sans son copain moche, demain à trois heures.

 

Chapitre 4 : Dionysos

 

Lucien a trouvé un groupe, et c’est tout heureux et fier que notre jeune homme se prépare à les rencontrer. Devant l’entrée de la fac, attendant l’heure de son cours, il rêvasse, la buée de son café lui réchauffant agréablement le visage. Le café, quand il coule dans sa gorge n’a pas le même goût que d’habitude, non. Là, il a le goût de la réussite et de l’aventure ; d’habitude, il sentait le soufre et la défaite. Ce matin, tout a changé et Esther occupe à peine ses pensées depuis que ces trois-là lui ont fait cette proposition en forme de promesse. Charles… Édouard… Apolline… Quels doux noms…

Ils doivent faire des choses sensationnelles, avoir des idées révolutionnaires. Si ça se trouve, ils ont des parents éditeurs très riches. À bien y réfléchir, Apolline a le faux air d’une actrice célèbre dont Lucien a oublié le nom… Peut-être est-ce sa fille ? Rencontrer des fils d’éditeurs, c’est ce qui serait le plus simple. Lucien n’aurait qu’à se montrer brillant, leur montrer quelques pages de son roman pour avoir une avance, et ce serait parti… Lucien Chardon éclipse Beigbeder. Lucien Chardon, la nouvelle coqueluche des lettres. Chardon… ça sonne péquenaud. Faudrait changer de nom. Trouver un truc qui claque.

Ça y est, Lucien sent toute proche son entrée dans le monde, le grand, celui dont il a toujours rêvé. Celui des paillettes, des dîners dans les grands restaurants qui se finissent en boîtes de nuit privatisées dans lesquelles dansent ensemble toutes les stars de l’édition et du cinéma réunies. Ces trois-là ont quelque chose de plus que les autres. Et ils veulent qu’il écrive pour eux ! Ils l’ont choisi, lui. C’est le début d’une grande histoire, d’un rêve. Mais avant tout, évincer Mehdi avec sa tronche d’intello ennuyeux et pauvre. Le rendez-vous doit se faire sans lui. Ce grand dadais boutonneux ne doit pas faire tout foirer. Tiens le voilà qui arrive. L’éviter. Mehdi court derrière lui, il s’essouffle et son sac en bandoulière lui glisse autour du corps jusqu’à tomber à ses pieds.

– Lucien ! Ho ! Attends moi, mec ! Lucien est coincé, Mehdi le tient par la manche.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?
– Heu… J’ai ton devoir, celui sur Maupassant. Tu l’as laissé chez moi.
– Ah, merci.

Lucien et Mehdi marchent l’un à côté de l’autre pour rejoindre la salle. Mehdi racontant le dernier appel surréaliste de sa mère qui pense être atteinte d’une maladie incurable et qui lui explique en détail les modalités de son prochain enterrement. Lucien n’écoute rien, toujours à sa rêverie de grandeur. Installé dans l’amphithéâtre, Lucien avise autour de lui, cherchant des yeux ses nouveaux héros. Pas là. Aucun des trois.

– T’as vu ? Sont pas là les frères pétards ! remarque Mehdi. Lucien acquiesce. Et le rendez vous à 15h ? Notre ami est fébrile, toute cette belle nouvelle histoire ne va pas arriver, et il va continuer à végéter entre exposés et cafés avec Mehdi. À la pause déjeuner, Lucien prétexte un appel à donner pour laisser son ami manger tout seul son sandwich de miséreux.

Mehdi ne comprend pas ce qui arrive à son pote. Sûrement à cause de la nana de l’autre soir, la mignonne incandescente avec les yeux d’oiseau flippé. Ça le brancherait pas du tout ce genre de petite-là. Trop de problème. La Mathilde de la Môle de Julien Sorel, c’est une autre classe. Ça, c’est une meuf qui vaut le coup. Pourquoi s’emmerder avec une vraie fille chiante alors qu’il y en a des tas dans les bouquins et sur Youporn ? On est mieux à baiser tranquille dans sa chambre avec son sopalin sur la table de nuit qu’à traîner dans un bar en attendant que la fille soit assez bourrée pour aller lui parler.

Mehdi est un type efficace et lucide. En plus, il déteste draguer, danser, et tous les endroits pour faire la fête. Il n’a pas envie d’être amoureux, c’est un concept complètement délétère. Non, lui, ce qui le fait planer, c’est lire et traîner sur internet. Point barre. S’il pouvait trouver un métier qui lui permettrait ça, il signerait toute de suite. Là, il a quand même trouvé un drôle de petit boulot avec les trois illuminés que Lucien adore. Ils le payent un petit pactole pour filmer une pièce de théâtre cet après-midi. Si Lucien savait ça…

Pendant ce temps-là, celui-ci cherche aux abords de la fac, les trois sont introuvables, ni au restaurant de la place, ni dans les cafés alentour. Son téléphone sonne alors et Lucien sursaute. Numéro privé. Et si c’était eux ?

– J’en étais sûre ! Faut t’appeler en privé pour que tu nous répondes !
– Maman…
– Raconte ce que tu fais, ton père s’inquiète.
– Je bosse à la fac.
– T’as trouvé un petit boulot ? Comme t’avais dit ? Parce qu’on n’est pas un puits sans fond, hein ? Il y a un moment où va falloir commencer à prendre ses responsabilités mon ami.
– Oui… Je sais… J’ai cours, là.

Lucien raccroche précipitamment, fâché d’avoir dû se sortir de sa recherche pour une futilité appelée Maman. Tiens, elle lui manque, un peu. À ce moment précis, là. Il vient de raccrocher et elle lui manque un tout petit peu. Ça dure un éclair de nanoseconde, mais c’est là quand même. Se faire engueuler lui aurait presque fait du bien. Un fil invisible venu d’un réel morne et triste qui est venu lui chatouiller l’épaule. Hé Lucien, redescends. C’est de là que tu viens. Ne nous oublie pas. Sinon, tu vas t’en prendre plein la tronche. Texto de Maman : « N’oublie pas d’appeler Julien de BFM. Il a une place en stage pour 3 mois. 435 euros, c’est toujours ça de pris. » La douceur d’une mère. Lucien avait complètement oublié ce cousin éloigné responsable du pôle « vidéo amateur » de la chaîne info.

Les heures passent et celle tant attendue arrive. Lucien attend à la fontaine, fébrile. Il a réussi à se débarrasser de Mehdi, tout est précautionneusement parfait. Il est seul, en trench, avec ses lunettes de soleil, attendant debout devant la fontaine. Non, assis. Non, plutôt debout. Tiens, appeler quelqu’un, se donner une contenance et l’air important. Maman.

– Oui, désolé, j’ai raccroché un peu vite tout à l’heure.
– Tu reviens le week-end prochain ? Mauvaise idée, cet appel est un échec.
– Heu… Oui, sûrement.
– Mamie organise un brunch à la maison de retraite, y aura tout le monde. Lucien réprime un haut-le-cœur. Déjà, le mot brunch. Puis, maison de retraite. C’en est trop.
– Mon métro arrive, je te rappelle dans 15 minutes.
Autant dire jamais.

Lucien raccroche et quand il se retourne, ils sont là à le dévisager. Tous les trois. Apolline, cheveux relevés, chemise à carreaux verts et noirs, slim noir et Converse. Charles, l’air de n’avoir pas dormi depuis des années, chemise froissée vichy noire, baggy, baskets. Et Édouard, puissant et impérial, chemise à carreaux près du corps et pantalon large genre Charlot. C’est lui le chef visiblement, puisque c’est lui qui leur intime l’ordre d’avancer jusqu’au café de la rue Champollion, le plus sombre que Lucien ait jamais vu avec hard rock assourdissant à fond. Lucien se demande comment ils vont faire pour parler dans cet endroit. Pour ne pas avoir à hurler, tous les quatre se rapprochent très, très, très près les uns des autres. Leurs respirations se mêlant. Odeur de bière et de fumée mélangées. Lucien en pleine découverte d’une confrérie bizarre et de codes dont il n’a pas idée.

Édouard explique sans attendre pourquoi ils ont besoin de Lucien. Ce n’est pas qu’il ait l’air particulièrement talentueux pour écrire, mais ils manquent de temps pour trouver quelqu’un d’autre. L’expérience doit commencer dès cet après-midi. Il s’agira simplement de décrire le plus littérairement possible tout ce qu’il voit lors de la séance. Lucien hasarde.
– Une séance de quoi ?

Le regard de Charles le glace alors de toute sa supériorité. Lucien a l’envie de déguerpir au plus vite et de ne plus jamais revoir ces gens-là. Mais il reste, scotché. Charles le toise.

– Ça te dit quelque chose « les bacchanales » ? demande Apolline, presque aimable.
– Oui. C’est un espèce de rituel orgiaque en l’honneur de Dionysos… dit Lucien, avec la désagréable impression de répondre à un prof.
– Mouais. Pas que ça mais c’est l’idée, reprend Édouard. On veut voir Dionysos. Et il n’y qu’un état second qui le permet, tous les sens doivent être déréglés. C’est pour cela qu’on ne mange pas depuis plusieurs jours et qu’on essaie de dormir le moins possible. Tout à l’heure, on va ingérer une drogue. Il paraît que les hallucinations qu’elle procure permettent de voir Dionysos. Ton rôle, c’est que tu dois écrire tout ce que tu vois, l’état dans lequel on est, ce qu’on fait. Il paraît qu’on oublie ce qu’il s’est passé quand les effets se dissipent. Tu seras notre secrétaire en gros, termine Charles.

Quand Lucien leur demande l’intérêt d’une telle expérience, tout à coup hardi, les trois compères restent mystérieux, ils sont simplement fascinés par la Rome Antique, et ils voudraient recréer des bacchanales modernes avec une drogue chimique. Lucien les regarde, interdit. Pas vraiment convaincu, il décide malgré tout de les suivre, ne serait-ce que pour voir où vit Édouard, chez qui la fameuse séance est censée se dérouler.

Arrivés devant l’hôtel particulier dans lequel Lucien les avait vus entrer la fois où il les avait suivis, notre ami ne sait pas dans quelle galère il a mis les pieds. Et que ce qu’il allait accepter de partager avec ces gens-là allait le marquer à jamais et bouleverser toute sa vie. Installé dans le salon avec Charles et Édouard, Lucien se sentirait presque à l’aise. La pièce est immense, entre grand luxe et délabrement. Il comprend qu’Édouard vit seul ici, avec une femme de chambre qui passe de temps en temps. Des tableaux de maître sont accrochés au mur mais il n’y a presque pas de meuble. Juste deux fauteuils Louis XV qui entourent un carton retourné à l’envers en guise de table.

Charles tape les cendres de sa cigarettes par terre, tout en racontant une anecdote salace sur la prof de littérature comparée. Il paraît qu’elle passe ses soirées dans les soirées gay déguisée en homme. Édouard se marre. S’il sait ça, c’est qu’il y était aussi ! Charles est piqué, bien sûr que non, « on » lui a raconté. Apolline rit, il ne parle jamais à personne à la fac ! Lucien le sauve : il a entendu cette rumeur aussi ! Lucien les trouve tellement gracieux, tellement volubiles.

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A l’aise les uns avec les autres, comme des frères et sœurs, et unis aussi. Comme si l’amitié entre eux trois était logique et indiscutable. Lucien ne ferait jamais partie de leur club, c’était impossible. Tout à ses pensées, Lucien n’a pas remarqué que les préparatifs étaient en cours. Apolline, Charles et Édouard se déshabillent, rieurs. Ils revêtent des toges. Lucien est dirigé par Apolline vers un petit secrétaire où de nombreux stylos et un énorme cahier à pages blanches sont prêts. Tandis qu’Édouard règle une caméra située dans un coin de la pièce.

La sonnette de la porte d’entrée retentit et Lucien se demande s’il faut qu’il commence déjà à écrire. Charles est allé ouvrir, il échange quelques mots, parle réglage et son, avec l’invité mystère. Lucien est curieux, cette voix haut perchée et sûre d’elle lui dit quelque chose. Lucien se dirige vers l’autre côté de la pièce et reconnaît le grand dos voûté de Mehdi. Lucien reste paralysé, n’osant les rejoindre, les observant seulement. Mehdi a l’air de bien connaître les trois et s’installe derrière la caméra. Il n’a pas vu que Lucien était là. Tandis que Lucien et Mehdi sont chacun à un coin de la pièce assignés à leur tâche comme de vulgaires domestiques, la fête commence… Apolline avale un comprimé avec une longe rasade de whisky, langoureuse, en tend un à Charles, puis elle s’étend sur le sol. Charles l’avale aussi et en tend un autre à Édouard, qui s’allume une cigarette. Charles se dirige vers l’ordinateur et met de la musique. Du vieux rock seventies hypnotique. Lucien est fasciné. Il se met à écrire.

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Constance Fischbach, scénariste