Laurent vit seul, joue sa musique dans les bars, marche à toute allure. Il fait tout pour oublier son handicap. Voici à quoi ressemble son quotidien de débrouille.
Demain matin, au réveil, n’ouvrez pas les yeux. Gardez les clos. Et tentez de vous laver, vous habiller, vous servir un café en restant ainsi plongés dans le noir. C’est une expérience étrange, à laquelle je me suis plié avant de rencontrer Laurent, un mal-voyant de 56 ans contacté par le biais de l’association SJKB. Entre deux morceaux de musique, cet Antillais plein d’humour m’a dévoilé son quotidien de débrouille et fait oublier son handicap.
“Je m’efforce de vivre comme quelqu’un qui voit”
Les yeux de Laurent sont des fenêtres opaques traversées par des formes. Comme celles qui éclairent le petit appartement où il réside, seul. Une pièce en rez-de-chaussée, avec lit, cuisine américaine, bureau et penderie. « Je me suis pas encore totalement installé, avoue ce quinquagénaire svelte qui ne fait pas son âge. Je campe toujours. »
Je remarque un piano d’un côté et une guitare de l’autre, ainsi que cette colonne de béton au centre de la pièce. Étrange obstacle ! « Oh, ici c’est considéré comme un “appartement adapté”. En réalité, il est adapté aux handicapés moteur ; pas aux aveugles. Si je ne mets pas un pouf devant ce poteau, je me le prends en pleine figure trois fois par jour ! Dans ce pays, on confond les handicaps. Vous avez un problème de vue, c’est comme si vous étiez cul-de-jatte ! »
Quand Laurent vous parle, il vous fixe de ses yeux bruns, bouge dans la pièce ou pose un ukulélé sur ses genoux. « Je refuse tellement le handicap que je m’efforce de vivre comme quelqu’un qui voit : je fixe les gens, je marche vite, je ne fréquente que des voyants, je sors à gauche, à droite. » Le jour précédant notre rencontre, il a passé la nuit à Rueil-Malmaison, en région parisienne, pour répéter des morceaux de pop pour un prochain concert donné au café L’Imprévu, à Paris.
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« Vous n’êtes qu’une ombre qui se promène »
Quand il évoque sa cécité, Laurent parle d’une « punition du ciel ». « J’ai une rétinite pigmentaire : je ne suis pas complètement aveugle, mais je ne vois pas grand-chose. Les cellules de mes yeux ne se reconstituent pas : les cônes et les bâtonnets disparaissent avec le temps. C’est comme un capital avec lequel je suis né et qui disparaît plus ou moins vite. Arrivé à un certain âge, on se retrouve avec une vue tubulaire. Je vous vois dans la pièce, mais vous n’êtes qu’une ombre qui se promène. Vous êtes un fantôme…»
Laurent n’a commencé à perdre la vue qu’au milieu de l’adolescence. « Je vivais normalement et puis un jour j’ai commencé à me cogner. Une nuit, en me baladant, je me suis rendu compte que je ne voyais plus rien. Une fois, je courais à toute allure et je me suis encastré dans un poteau devant lequel je passais pourtant tous les jours. Là, je me suis dit : « Y a un souci », et j’ai arrêté de courir partout. Voilà. Un jour, on est un enfant qui court partout et, un autre, on se traîne. La vie est dure, hein ? »
Au fur et à mesure que sa maladie progressait, Laurent a appris à faire avec. « Mes parents n’étaient pas des gens forcément sensibles à mon problème, j’ai grandi dans un laisser-aller presque total… et je continue maintenant ! » Aujourd’hui, il semble, en effet, presque totalement autonome.
« Nous, les bigleux… »
Laurent n’apprécie ni la routine, ni la facilité. Son café du matin n’est pas lyophilisé, mais passé dans une cafetière italienne. Chaque geste est précis. Méticuleux. « Je suis très organisé. Je suis une espèce de maniaque du contrôle. Il faut que les choses soient là, et que je m’en souvienne, sinon c’est l’enfer. Par exemple, si, un jour, je suis pressé, je pose mon sac en pensant à autre chose, je le perds. Je perds un temps fou. C’est quasiment impossible de faire deux choses en même temps. Nous, les bigleux, avons la cervelle sous pression en permanence. »
Avant de servir le café, il glisse dans sa tasse un “grillon” : un thermomètre muni d’un système sonore qui se déclenche lorsque le liquide atteint une certaine hauteur. Au milieu de la tasse, le grillon se met à chanter Kssskssksskss. C’est prêt et sans se brûler.
Colorino
Dans sa kitchenette, Laurent compte les pas et suit ses repères : le frigo est un pas à droite de l’évier, le buffet à deux pas à gauche de l’évier, le chiffon derrière le robinet, les sachets de thé au-dessus de la serrure du tiroir… Une fois le petit-déjeuner avalé, il nettoie et essuie sa tasse, puis le plan de travail. « Je fais ça au toucher : je passe d’abord avec la main pour sentir les miettes ou les traces de gras, et ensuite je passe l’éponge. Pareil quand je passe l’aspirateur : je suis accroupi et je marche en canard, une main au sol, juste devant le tuyau d’aspiration. Grâce à nos mains, nous avons des yeux partout. »
Et pour lancer une lessive, aucun problème, les boutons de son électro-ménager sont “crantés” : pour savoir quel programme choisir sur la machine à laver, il tourne la molette quatre fois, à l’oreille, comme un cambrioleur de coffres forts. Côté penderie, comment choisir correctement ses vêtements et ne pas ressembler à un clown ? Laurent a un secret : il utilise un “colorino”.
« J’appuie sur un bouton, ça me donne la couleur du tissu. »
Soudain, une étrange voix féminine, synthétique et accélérée, annonce 14h57. « C’est mon smartphone qui me dit que j’ai reçu un sms. C’est essentiel. C’est un plus. Ça m’ouvre les portes vers l’extérieur : je peux envoyer des textos et répondre.”
Il saisit l’Iphone posé à sa place, sur l’accoudoir du canapé… Au passage de son pouce sur l’écran, la voix reprend.
“Annuler / Bouton Message / Touchez deux fois l’écran / Visibilité de l’écran réduite / Jacques Tibéri – Sélectionnez / 5 8 lundi – aujourd’hui / 13 48 message non lu / 16 14”
« Je remercie Apple ! Mais un smartphone, ça peut aussi être quelque chose de terrible. Quand on ne se raccroche trop à des appareils, on en devient dépendant. »
« Je m’en sors toujours avec la musique »
Laurent est musicien. « J‘ai voulu en faire un métier. Mais je ne sais pas gagner de l’argent. » Ancien percussionniste, il a trouvé son bonheur en jouant de la guitare et de l’ukulélé. Il touche aussi le piano, mais « j’ai souvent envie de le casser. Je m’entraîne, je m’acharne… le classique, c’est impossible pour un aveugle. Le piano, ça ne s’improvise pas. Il faut apprendre la partition par coeur avant de pouvoir jouer. Apprendre les notes, le placement des doigts, le tempo, les altérations, il y a trop de choses ! En braille, la page est granulée, on dirait de l’hébreu. Je préfère quand un ami me lit la partition… »
Entre deux répétitions, il passe beaucoup de temps devant son ordinateur. « Certains non-voyants passent leur temps devant la télé. La mienne, elle est encore dans son carton. Ça ne m’intéresse pas. Je préfère allumer mon PC et aller sur Skype ou écouter un livre de la bibliothèque sonore. » Il a mis des stickers sur les touches de son clavier pour les reconnaître, un petit cœur sur le B, une émeraude sur Effacer… « Ça permet d’aller plus vite. »
« Moi, je me bats contre les éléments »
C’est l’heure de consulter ses emails. Un doigt sur la touche Tabulation, il passe en revue tous les items de la page. Une voix de synthèse féminine, métallique et accélérée, lui scande les informations :
“Bouton de déroulement / tous les contacts Skype / message non lus boite de réception Windows / Avec votre coupon, c’est toute l’Italie qui s’invite à votre table / Marguerite Yourcenar”
« Cette saloperie de voix ! Elle parle elle parle, elle ne veut pas s’arrêter ! »
“La page contient 33 liens / lien graphique 5 % lien graphique vos courses des idées.”
« Ta gueule ! Elle lit tout ce qui a sur l’écran. Si je lui mets pas une claque, elle peut parler toute la journée ! »
Il n’y a pas de meilleur matériel à disposition ? « Oui, mais c’est pour les riches ou les entreprises. Par exemple, à La Poste, les non-voyants ont des ordinateurs qui grossissent 10 à 20 fois. Moi, je me bats contre les éléments. »
« Je connais le chemin par cœur »
Il est temps de sortir. Laurent lasse ses chaussures et empoigne sa canne blanche. Comme à son habitude, il se rend aux Shopy acheter quelques pommes et à la boulangerie boire un thé au milieu de la foule. « Je connais le chemin par cœur, mais je dois prendre ma canne : si je ne l’ai pas et que je me fais renverser, c’est de ma faute : l’automobiliste n’a qu’à dire qu’il ne pouvait pas savoir que j’étais aveugle. En réalité, moi, elle ne me sert pas à grand chose. »
Laurent ne marche pas, il file. « Quand je voyais encore, il y a une quinzaine d’année, je sentais les gens arriver et je les évitais. Inutile de vous dire que, maintenant, y a pas mal de collisions. Je sais que je marche toujours trop vite. Mais j’ai l’impression de pouvoir mieux contrôler la situation en allant vite que doucement. » Sans prévenir, à un passage piéton, Laurent traverse, “à l’oreille”, et rejoint le café.
« À force de vivre dans l’obscurité, j’en oublie mes pensées »
Attablé, il se livre sur sa vie de famille, qui, bien plus que son handicap, est une véritable cause de son mal-être. « Faut que j’essaye d’améliorer mes relations avec ma fille. En fait, je ne voulais pas d’enfant. Je ne voulais pas qu’elle ait une rétinite et souffre comme moi. Mais, voilà, j’avais une copine et… un matin je me suis réveillé et j’étais papa. J’ai vécu ça comme une trahison. J’ai eu peur pour elle. Je me suis demandé ce qui se passerait si elle avait aussi un problème de vue. » Il hésite, cherche ses mots. « À force de vivre dans l’obscurité… j’en oublie mes pensées. »
« La petite, poursuit-il, elle a pris ça comme un rejet. Et ça fait 14 ans que je lui cours après et ça fait 14 ans que je souffre. J’ai essayé de lui expliquer que, quand on a un handicap, faire un enfant, c’est risqué. Mais que ça ne voulait pas dire que je ne voulais pas d’elle. Heureusement, il paraît que c’est la mère qui transmet le gène de la rétinite aux enfants garçons. Elle n’a rien. » Ouf.
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Il se souvient de vacances heureuses au Maghreb, où elle faisait des bonds de joie. Aujourd’hui, l’éloignement de sa fille le ronge. Mais, comme toujours, il s’efforce de s’adapter. Et, quand elle viendra le voir, il sortira enfin la télévision de son carton. En attendant, il gratte sa guitare, joue dans les cafés et court les rues. « Je suis telle une feuille morte qui va au gré du vent, emportée par l’instinct. On ne le sait pas, mais on a un pouvoir d’adaptation infini. Il n’y a que le mort qui puisse nous arrêter. Il ne faut pas oublier qu’à la base, on est censé être des dieux. » / Jacques Tiberi