Fiction

Derrière Daesh se cache un homme. Un stratège militaire irakien aux cheveux roux. Planqué à Istanbul, il croit encore pouvoir acheter sa liberté. Portrait fictif de l’Émir rouge. 

les couvertures du Zéphyr

Il était là, immobile, contre l’herbe, de tout son long. Il avait l’air d’un cadavre. S’il avait eu les yeux ouverts, il aurait admiré la vue offerte par la ligne d’horizon de la piscine : une villa de béton dressée sur trois étages.

L’air chaud pesait comme un couvercle. Le silence fut dérangé par des pneus sur le gravier du jardin. Le moteur de la voiture se tut. Une forme en sortit. L’homme allongé ne bougea pas. À peine inspira-t-il profondément, en plissant ses yeux clos, puis se dressa, une jambe pliée, le coude sur le genou, prenant la pause.

Azziz Ibtissem al-Asidi était son nom et Ahmr Émir, Émir rouge, son alias. Il avait renoncé à ce titre, dix-huit ans plus tôt, fuyant l’Irak envahi pour rejoindre le service de renseignement turc, le Millî İstihbarat Teşkilatı (MIT). Désormais, ce général déchu du service secret irakien, le fameux Mukhabarat, ne répondait plus qu’au surnom de Markus. Pour le compte du MIT, il surveillait le déploiement de l’État islamique. Le supervisait presque. N’en était-il pas le père ?

Était-il encore Azziz Ibtissem al-Asidi ? Était-il encore le fils de ces paysans sans terre de Tikrit ? Était-il digne de son père, Hussein, officier devenu maître d’école, qui lui apprit à lire, à se battre et tirer ? Se battre, user ses poings, avait toujours été son plus grand plaisir, lui, le rouquin ridicule, à qui nul ne causait. Il envisagea vite d’en faire son métier, un jour que, sur le marché de Tikrit, il battit presque à mort un voleur de poulets. Hadi al-Anbar, à la tête d’une milice sunnite, l’enrôla pour maintenir l’ordre près de la mosquée… et de quelques bordels clandestins. À eux seuls, sa paye et quelques à-côtés faisaient presque vivre la famille. Mais, bien plus que l’argent, il désirait le sang.

À chacune de ses interventions croissait sa violence, jusqu’à ce qu’il n’étrangle un policier ripoux, sur le seuil d’un lupanar. Dès ce jour, il ne fut plus appelé que pour les salles besognes. Ce qui le réjouissait : il pouvait aider à la ferme et obtenait son lot de meurtre, ainsi que de fortes primes. Ainsi devint-il un tueur en vogue. Trop. Et la police vint un jour renifler à sa porte. Dans la gorge du flic qui l’interrogeait, il planta un canif. L’autre, il l’étrangla à mort. Ce jour, il nettoya le sol et s’enfuit pour protéger sa famille.

Il demanda asile chez Hadi al-Anbar, qui le lui refusa. Il quitta donc Tikrit pour rejoindre Bagdad, vivant de vols et de rapine. Très vite, on l’arrêta, on l’enferma, dans une taule dont il tenta de s’échapper, causant la mort de trois geôliers. Condamné au peloton d’exécution le surlendemain, on l’installa violemment dans un fourgon de police et, alors qu’il pensait être conduit en détention, le camion s’arrêta devant un immeuble officiel. Il fut traîné dans le hall, pieds et mains liées, puis descendu au sous-sol. À deux reprises, ses liens le firent chuter. À deux reprises, il se redressa, refoulant ses larmes.

Au bas des marches, ses gardes disparurent et un homme en costume le tira par les menottes jusqu’au bout du couloir, puis un bureau, devant lequel il fut assis de force et dû remplir un long formulaire administratif. Deux plafonniers aux lumières jaunes éclairaient la pièce. Il n’avait pas terminé sa rédaction que l’homme en costume reparut, tira une seconde chaise puis sur sa cigarette. Une fois assis, il lui en offrit une qu’il alluma avec la fraise de la première. Jetant un œil au formulaire, l’inconnu lui dit : « Tu es fort, Azziz Ibtissem al-Asidi. Mais moi, je vais te rendre invincible. »

D’une main, Markus rassembla les objets sur le lit et de l’autre empoigna la valise puis passa la porte, restée ouverte. Sur le parvis, il tendit son bagage au chauffeur de la Maybach, dont l’accoutrement (une chemise à fleurs rose et un bermuda beige) jurait avec la classe du véhicule. « Quelle race !, pensa-t-il avec haine. Pays de chiens errants. »

La villa s’éloignait tandis qu’ils traversaient les quartiers chics de Cihangir. Les employeurs de Markus lui prêtaient régulièrement cet hôtel particulier d’Istanbul, comme une récompense. Il y logeait seul, ou avec une prostituée de luxe. Le service logistique du MIT les lui choisissait. Azziz Ibtissem al-Asidi goûtait ce lucre avec détachement. Pour lui, il s’agissait d’un dû, plutôt que d’une récompense. Il avait vu bien mieux auprès de Saddam. Bien pire aussi.

Était-il encore le digne apprenti du général Kasem ? Car l’inconnu, qui lui offrit sa première cigarette, n’était autre qu’Abdul Karim Qasim, futur tombeur de la monarchie et Premier ministre de la République d’Irak. Kasem le recruta. Il ne le choisit pas, mais le soumit – avec cinq autres gosses – à un mois de violences sans borne. Il endura chaque épreuve avec défi. Y compris lorsque Kasem fit de lui son amant. Ainsi devint-il le meilleur d’entre tous. Et lorsqu’en le 14 juillet 1958, il fallut exécuter le roi déchu Fayçal, c’est à lui que Kasem confia son arme. Dès lors, il fut son garde du corps, son favori, son protégé. Autour du général devenu Premier ministre, il créera une garde secrète, chargée d’exécuter les basses œuvres et défendre le chef.

Les premiers temps, la garde secrète ne comptait qu’une dizaine d’hommes, recrutés parmi les condamnés à mort du régime. À son image. En 1959, quatre d’en eux mourront sous les balles d’un certain Saddam Hussein et son complice Nadhmi Auchi. Ce jour là, il comprit que Qasim finirait par mourir. Bientôt, il ne pensa plus qu’à son propre avenir, à son propre intérêt. Il détourna la garde secrète à son profit, et informa le parti Baas, participant à l’organisation du coup d’État du 9 février 1963.

Une fois encore, par affection et par envie, ce fut lui qui se chargea de loger une balle dans le crâne de Kasem. La garde secrète comptait alors vingt hommes, entièrement dévoués à leur recruteur : Azziz Ibtissem al-Asidi. Il en fit une milice, offerte au plus offrant. En échange des dollars – distribués par la CIA au parti Baas d’Ahmed Hassan al-Bakr – il s’évertua à affaiblir le régime, à le miner de l’intérieur, pour offrir la victoire aux partisans d’al-Bakr en 1968.

C’est alors qu’il rencontre Saddam Hussein, dont la folie et la rage contenues le divertissent. L’homme ne cessait de discourir pour lui-même, de glapir, de pourfendre l’air d’un révolver chromé. Quand, en 1979, il demanda l’aide de sa garde secrète pour renverser al-Bakr, L’Émir rouge accepta à une seule condition : commander ses services secrets.

Les villas défilaient derrière les vitres teintées. À cette allure, ils atteindraient le centre en moins d’une heure. Le chauffeur alluma la radio, qui débitait une insoutenable musique tzigane. Markus souffla, caressant de l’index un coin de sa moustache. « Même pas le temps de me raser », songea-t-il, amer.

Son règne à la tête de l’Iraqi secret service – plus connu sous le nom de Mukhabarat – dura prés de 30 ans. Il survécut aux purges, aux colères, à la paranoïa du raïs. Il assassinat aussi nombre d’islamistes, de kurdes, de ministres, de colonels ambitieux, de prostituées aussi. Parfois de ses propres mains. Parfois d’un simple décret, anonyme. Le 22 mars 2003, un bombardement détruisit le QG de l’ISS, alors qu’il se rendait en voiture dans un des palais de Saddam. Il fit le mort et disparu avec Nadhmi, trentenaire aux cheveux roux, qu’il utilisait régulièrement comme doublure contre d’éventuels attentats.

Réfugié à Mossoul, il tenta de reconstituer un noyau de garde secrète. Cette opération le contraint à se découvrir. Et lorsqu’il sentit le vent tourner, il abattit Nadhmi d’une balle de calibre 38 en pleine visage, le rendant méconnaissable, puis le fit – en partie – brûler avec une Jeep. Une seconde fois, la CIA le cru mort.

Dans sa fuite, il rejoint la planque d’Hamid al-Zawi, général de la police secrète de Bagdad. Au temps béni, ils y profitaient, avec le reste de l’état-major, des plus belles pucelles du pays, ramenées des quatre coins du territoire. Al-Zawi et lui avaient, s’agissant des enfants, des goûts similaires.

Dans le bunker souterrain de cette villa, détruite par les bombardements, ils laissèrent le temps filer, en compagnie de deux domestiques femmes qu’ils violaient à l’envi, avant de les cloîtrer dans l’une des huit chambres. Cet exil d’ennui leur offrit le temps de longs échanges, au fil desquels, partageant un mauvais Chivas, les deux hommes imaginèrent le moyen de punir l’Amérique.

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La Maybach ralentit. On coupa le moteur. De son siège, le roux reconnaissait l’atroce architecture du siège du MIT. L’Irakien jeta alors un œil à sa Breitling, plus pour l’admirer que pour en lire l’heure.

Cette montre restait comme le vestige d’un trésor de guerre mêlant lingots d’or et montres de luxe, souvenirs des dignitaires disgraciés qu’il eu le plaisir d’exécuter ou faire exécuter. Trésor qu’al-Zawi et lui-même dilapidèrent en deux ans, à fin de réaliser leur plan : unir sous une même bannière tout ce que l’Irak comptait de rebelles en armes. Ils puisèrent leur stratégie dans les souvenir qu’al-Zawi avait d’un mémo, trouvé en 2002 par ses hommes, dans la voiture – délibérément volée – d’un diplomate anglais. Leur plan comportait trois étapes.

D’abord, fonder un mouvement jihadiste pour recruter tout ce que l’Irak comptait d’hommes en armes. Il l’intitulèrent pompeusement « Commandement suprême pour le Jihad et la Libération ». L’argent et la promesse du pouvoir permirent d’attirer des chefaillons de guerre, qu’ils firent ensuite égorger par leurs propres lieutenants. Ceci fait, Ahmir mis en scène une tentative d’assassinat contre lui et feint de demander l’asile à Al-Qaida.

Une fois au sein du camp, il acheta la confiance de jihadistes ambitieux, puis, permis à ses troupes, tel un cheval de Troie, d’en prendre le contrôle. À la fin de cette nuit de massacre, ce qui restait des hommes d’Al-Qaida rejoint son armée des hommes de la Naqshbandiyya. Ainsi, en un hiver de corruption et de meurtre, al-Asidi et al-Zawi parvinrent à fédérer (de force) plus de trente factions islamistes armées. Cent hommes. Et du trésor qui permis d’en acheter les chefs – depuis assassinés – il ne restait que cette montre, cette Breitling, dont il avait oublié le nom du premier détenteur. Un mois plus tard, la dernière phase du plan d’al-Zawi fut appliquée : fonder un État. Un État sans limite, sans frontière, sans autre loi que celle du plus fort. Un État pour les rallier tous ou les vaincre tous.

Un État dont ils seraient les maîtres. C’est alors qu’il fondèrent, le 6 juin 2006, l’État islamique d’Irak. Hamid al-Zawi, en prit la tête, sous le nom de guerre d’Abou Bakr al-Baghdadi. Des deux, il était le plus légitime : il leur avait fourni la planque, la moitié du butin, élaboré le plan. Al-Asidi prit le commandement des armées et dessina la stratégie, qu’il intitula : « l’administration par la sauvagerie ».

Mais il ne fallut pas un an pour qu’Al-Baghdadi cherche à l’évincer. Son armée avait alors grossi de milliers d’hommes et étendait son bras jusqu’en Syrie. Cette nuit du 3 mai 2007, il déjoua une tentative de meurtre. Son assassin tenait un couteau de plongée à lame rétractable que Markus préleva sur son cadavre, avant de fuir à moto. Seul.

Toujours se vendre au plus offrant. Dès 2007, celui que l’on commençait à surnommer l’Émir rouge, loua son âme à Bachar el-assad. Le Syrien cherchait le moyen de se rendre – de nouveau – utile aux occidentaux. Al-Asidi dû croupir un bon mois dans un camp frontalier avant d’atteindre le bureau d’un militaire influent. Une fois son identité confirmée, ils écoutèrent son idée : laisser l’État islamique semer la terreur en Syrie et au Liban, afin de provoquer un exode massif de populations vers l’Europe. Une grande migration, que les occidentaux prieraient vite Bachar d’endiguer. Une salle besogne contre la paix.

En échange de ses conseils, al-Saidi fut exfiltré vers Moscou, d’où il supervisait depuis six ans, l’opération « Frontière bleue » contrôlée par le GRU russe, avec le support logistique du MIT. Six ans de semi-captivité, toujours entravé par un garde, baladé de l’hôtel à cet immeuble, de cet immeuble à la datcha, de la datcha à l’hôtel. Il n’était même plus libre de choisir ses proies sexuelles. Désormais, ne lui restait plus que l’ennui et le désir ambigu d’en finir, avec panache.

L’ascenseur s’ouvrit et Markus fit un pas, suivi de son escorte. À un bout du couloir au parquet moquetté de rouge, s’ouvrit une porte. Markus reconnu Teoman Ersin, son hôte,  et lui tendit la main. Il sentait que se jouait leur dernière rencontre. « Frontière bleue » touchait à sa fin ; et il se doutait qu’une fois la besogne achevée, il le serait à son tour. Malgré son jeune âge – bientôt 38 ans – Teoman Ersin n’en était pas moins un espion aguerri.

Recruté au sortir du collège militaire, il rejoint le MIT, la Direction du renseignement de sécurité en qualité d’analyste « Pétrole ». Cette affectation ne devait rien au hasard : son père, chef comptable de la compagnie Tüpraş, constituait une exceptionnelle source de renseignements. Depuis, il grimpait les échelons du MIT, quatre à quatre.

-Mon cher Markus, connaissez vous Cuba ? demanda Teoman en anglais. Car si l’Irakien connaissait les rudiments du turc, il ne pouvait tenir une conversation. L’interrogé fit « non » de la tête et s’enfonça dans le fauteuil de cuir.
-Markus, « Frontière Bleue » est un demi-échec et n’est plus financée. Terminé. Il est temps de prendre votre retraite. Au soleil.
Markus fit la moue.
-Fausse identité, faux papiers, billets d’avion, escorte. Tout vous sera fourni sous 48 heures. Si vous acceptez.
Escort ? se contenta d’énoncer Markus.
Ersin sourit.
-Ne confondez pas. Je parlais d’un garde du corps. Les filles, vous en trouverez sur la playa.
Il y eut un silence.
-Alors qu’en pensez vous ?
-Pourquoi Cuba ?
-Plus pratique pour nous. Plus agréable pour vous… que l’Ukraine. Non ?
Markus lui flanqua un sourire insultant avant d’ajouter :
-Et j’aurais combien ?
-D’argent ? 100 000 dollars. Cash.
-500 000.
Le visage d’Ersin se durcit.
-Markus, ce sera 100 000 ou une balle dans la tête. Vous partez  demain et passerez la nuit au Hilton.

Alcool et cire d’abeille : l’écœurante atmosphère du hall de l’hôtel Hilton. Jenna Brand rejoignit l’ascenseur. En musique de fond, un duo piano-contrebasse accompagné d’une voix à l’accent turc chuchotant La Vie en Rose. L’ascenseur s’arrêta au quatorzième étage. Jenna Brand chassait l’homme dont elle n’avait vu qu’un profil en photo. Un roux. Sans cicatrice, ni signe distinctif. Sous surveillance depuis deux mois, ses récents mouvements avaient attiré l’attention du MI5. L’individu était recherché par toutes les agences de renseignement du monde, sous le nom de code « Rouge ».

Chambre 1457. La stratégie de conçue par Brand consistait à entrer, asperger la cible d’un puissant composé gélifié à base de morphine, curare et GHB. Assoupissement quasi-instantané et black-out total au réveil. Une équipe attendait dans une fausse ambulance garée à quelques rues, pour l’exfiltrer. Il était 11h08. Brand s’assura qu’elle n’était pas suivie, et rejoint la porte de la chambre. Bombe de laque en main, elle agrippa la poignée, inséra la carte-clé et prit une inspiration. Rouge tourna la tête et fut immédiatement aspergé par Brand.

Il eu pourtant le temps de plonger une main dans son pantalon pour en tirer le Glock. Prise de court, Brand n’eu pas le temps de déplier son bras armé. Le coup partit avec souplesse, éjectant une odeur de poudre dans la chambre. Le gilet en kevlar de Brand encaissa le coup. Elle grimaça à peine, mit Rouge en joue et tira deux fois, instinctivement. Une balle explosa le miroir. Rouge hurla, libérant l’arme, son visage et sa gorge éclaboussés de sang. / Paul Arias