Le documentaire L’Assemblée de Mariana Otéro plonge dans le bouillon du mouvement Nuit debout. Un film réaliste, qui montre tout des joies, des passions et des affres de la démocratie.
« Faut gueuler !», ordonne une « déboutiste », coiffée comme le chaperon rouge, à Monique Pinçon-Charlot. La fameuse sociologue des riches s’égosille au micro. Elle harangue la place de la République dans un joyeux tintamarre, face aux flashs et aux caméras. À sa gauche, François Ruffin – fondateur de Fakir et réalisateur du film « Merci Patron » – applaudit son appel à manifester contre la loi El Khomri et son discours contre « l’oligarchie« . Fondu au rouge et noir. Plus jamais nous ne reverrons ces deux là à l’écran.
Tourné en immersion, au plus près des acteurs du mouvement Nuit Debout qui occupa le cœur de Paris du 30 au 60 mars 2016 – selon le calendrier révolutionnaire – ce documentaire est monté sans voix off. À la façon du « Fuocoammare » de Gianfranco Rosi, la réalisatrice Mariana Otéro, laisse au spectateur le soin d’interpréter l’image. « J’ai construit le film sans interview , explique-t-elle, de manière à laisser une place au spectateur et à lui permettre de s’interroger et de penser cette ré-invention d’une assemblée démocratique que fut, est et sera Nuit debout. »
D’abord présente en tant que militante engagée, la réalisatrice n’a pu s’empêcher d’immortaliser ces évènements avec sa caméra. « Au départ, raconte-t-elle, j’étais dans la Commission Communication. Puis, j’ai été tellement émue par ce que j’ai vu que j’ai commencé à filmer. D’abord des scénettes pour Youtube, et très vite, je me suis lancée dans le tournage d’un film à la mesure de ce qui était en train de se passer« . Le documentaire, financé via des dons sur la plateforme Kisskissbankbank et soutenu par Les Inrocks et Politis, a reçu un accueil chaleureux à Cannes en mai dernier.
Ainsi font, font, font…
« Enfin quelque chose se passe ! », s’étonne un deboutiste. Sur une place de la République pleine à craquer, Nuit Debout éclot et, avec elle, un nouveau langage gestuel, hérité du mouvement des Indignés. Les panneaux-dictionnaire, dont les dessins évoquent des pauses de yoga, sont omniprésents à l’image. Cette langue des signes doit permettre à chacun de s’exprimer et voter sans avoir à hurler pour couvrir le son de la rue. Un sorte de « langue du sitting » dont les origines remontent à l’époque d’Occupy Wallstreet.
Enchaînant les plans fixes, silencieux, et les séquences de prises de parole, la réalisatrice plante le décor. Sous les tentes du QG de la convergence des luttes, se mêle une population relativement hétérogène. Étudiants, retraités, activistes, syndicalistes, journalistes et badauds. Des blancs, en très grande majorité. Le montage d’Otéro met en avant l’aspect cérémonial des « commissions » qui organisent cette Assemblée, avec leurs rituels, leur clergé (les modérateurs, les facilitateurs et les porteurs de chronomètre…).
Notre Père
Ici, on fait tourner le mégaphone (renommé « porte-parole ») comme un calumet de la paix, on cultive les salades dans des demi-bouteilles plastiques, on applaudit en tournant les mains comme pour chanter « ainsi font, font, font, les petites marionnettes ». Étrange similitude… Parfois, pour diffuser au loin la parole de l’orateur, la foule répète ses mots, comme on récite un Notre Père.
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« La météo est vraiment de droite », se plaint-on. Les giboulées de mars et les fumigènes des CRS ont eu raison de la foule. « Répu » se vide. Une procession de bottes qui claquent dans la nuit. « Gazeuses devant ! » On entre dans la seconde partie du film. Celle de l’essoufflement. On se perd en palabres. Chacun veut sont moment de gloire. Le temps de parole en est réduit à deux minutes. « Deux minutes, c’est la mort de la pensée à haute voix ! », clame le fringuant activiste italien Oreste Scalzone. Tout comme les deboutistes, le spectateur doute.
« On n’est pas des rikikis », poétisent certains, pendant que d’autres enfilent leurs cagoules, masques à gaz et lunettes de piscine pour affronter les lacrymos.
Pendant ce temps, le gouvernement applique le 49.3. Difficile de poser un « préavis de rêve » quand on n’a plus l’espoir. Déjà dans son fauteuil, le spectateur n’y croit plus. Mais, au contraire d’un blockbuster hollywoodien, on sait qu’il n’y aura pas de happy end. Face au Palais Bourbon, une poignée de révolutionnaires, cernés par les camions de police, palabre encore et toujours, sous le regard vide des statues de Sully et de Colbert.
Qu’un passage
90 minutes pour raconter un mois de lutte sociale, c’est court… et long à la fois. Et le choix d’encadrer le documentaire par les règles du théâtre classique – unité de temps, de lieu, et d’action – renforce cette sensation. Dans ce huis-clos à ciel ouvert, avec la place de la République pour unique décor et les moteurs de scooter pour unique bande-son, les figurants disparaissent un à un, les organisateurs déchantent et la salle avec eux.
Le réalisme d’Otéro est courageux. Elle prend le risque de perdre le spectateur, comme l’Agora a perdu ses acteurs. Elle prend le risque de montrer comment ce mouvement populaire s’est, peu à peu, étouffé dans l’œuf. « Je trouve ça trop triste », pleure un militant. Il ressemble étrangement à celui qui se réjouissait, au premier jour, qu’enfin quelque chose se passe.
« Je savais qu’on allait vers un délitement du mouvement, assume la réalisatrice, mais j’ai voulu montrer l’effort de Nuit Debout pour redonner la parole aux gens. Et Nuit Debout a réussi a créer cette Agora. Par contre, ce qu’elle n’a pas réussi à faire, c’est à décider ; mais, au final, ce n’était pas son objet. Nuit Debout, ce n’était qu’un passage« . / Jacques Tiberi