La grève des mineurs de 1948 est une des grandes oubliées de l’histoire sociale française. Premier grand conflit de la guerre froide, il sera réprimé dans la violence. Les mineurs communistes ou cégétistes sont désignés comme ennemis de l’intérieur. Licenciés abusivement, ils combattent encore pour obtenir une juste réhabilitation et indemnisation, que les magistrats et hommes politiques rechignent encore à leur concéder.

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L’après-guerre est rude dans les corons du Nord. La grogne couve, sous les cendres des grèves de 1947. L’occupation a éreinté les familles de mineurs, les pénuries et l’inflation les affament. Contrecoup des mauvaises récoltes de blé de 1947 – les plus désastreuses du siècle – les prix explosent : de 12 francs, le kilo de pain passe à 37 francs. Preuve de l’épuisement des gueules noires : l’absentéisme atteint des records dans les Houillères et touche plus d’un mineur sur trois, selon les calculs tenus par le chercheur Étienne Dejonghe pour La Revue d’histoire moderne et contemporaine en 1971. C’est dans ce contexte de malaise social, que vont tomber les « décrets Lacoste » de septembre 1948.

D’une pierre, deux coups

Sous prétexte d’endiguer l’absentéisme, le ministre de l’Industrie Robert Lacoste supprime la plupart des acquis sociaux obtenus par les mineurs à la Libération, en récompense pour leur résistance héroïque face à l’occupant allemand. D’un trait de plume, il diminue les indemnités de maladie et menace les retraites. Immédiatement, s’embrase la révolte. Certains historiens et témoins, comme le syndicaliste Pierre Outteryck, auteur d’un dossier sur la grève des mineurs de 1948 des Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, voient dans ces décrets une manipulation ou, plutôt, une provocation volontaire de la part du premier gouvernement durant la guerre froide.

Dans quel but ? D’abord, pousser les mineurs à la révolte et la réprimer avec fermeté. Car faire plier les mineurs, c’est faire plier la CGT (qui compte alors 6 millions d’adhérents) et le PCF, suspecté de vouloir rééditer le « coup de Prague ». Un putsch orchestré en février 1948 par les Soviétiques contre le gouvernement tchécoslovaque, qui céda le pouvoir aux communistes après deux semaines de grèves intenses. Ensuite, pour licencier aisément des milliers de mineurs grévistes et réduire la production nationale de houille, afin de respecter les conditions du « pool charbon-acier » en cours de construction, première étape de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Une thèse confirmée par Robert Lacoste lui-même, lors d’une audition sénatoriale tenue en 1950. Bref, d’une pierre, deux coups.

L’insurrection

Au matin du 4 octobre, l’alignement des corons s’efface dans la brume. La grève vient d’être votée par 300 000 mineurs, sur les 360 000 recensés. L’occupation des installations débute. Dès le lendemain, le ministre de l’Intérieur Jules Moch procède au rappel de 80 000 réservistes. Le 8, les CRS et l’armée, équipés d’automitrailleuses, encerclent les fosses et investissent les puits. Alors que, sous l’occupation allemande, les mineurs combattaient les Boches, ils affrontent désormais les « Moches ».

Ce soir, dans l’actualité…

Le 10, tandis que L’Huma parle « d’usage des armes sans sommation » et « d’état de siège », le journal L’Aurore (proche du gouvernement) titre « Terreur communiste dans les corons ». Très vite, l’exécutif échafaude une théorie du complot communiste. Jules Moch évoque un « attentat du Kominform », l’organisation contrôlant les partis communistes internationaux, et « un acte de guerre de l’URSS ». En guise de preuve, il exhibe une note secrète d’Andreï Jdanov, proche collaborateur de Staline. Dès lors, le gouvernement cherchera systématiquement à transformer la grève en conspiration menée par une « milice ouvrière aux ordres de Moscou ». Les grévistes, qu’on félicitait pour leur bravoure de résistant durant les grèves anti-nazis de 1941, sont désormais désignés comme des ennemis de la nation.

Du côté du PCF et de la CGT, on dénonce une « répression policière sauvage », afin de provoquer un élan de solidarité populaire et récolter des fonds pour financer la grève. Et l’argent afflue, en effet. De la part des mineurs, des adhérents du PC et de la CGT, des commerçants (comme Auguste Lecoeur qui distribuera des bons de crédit dans ses magasins) et certainement aussi du Kremlin. À cette solidarité matérielle s’ajoute celle des intellectuels. Paul Eluard, compagnon de route du Parti communiste publiera ainsi, en soutien aux gueules noires, le poème Ombres : « Ombres sous terre du mineur / Mais son cœur bat plus fort que l’ombre / (…) Camarades mineurs je vous le dis ici / Mon chant n’a pas de sens si vous n’avez raison. »

 Non-retour

Le 16 octobre, en réponse à l’exceptionnelle violence de la répression policière, la CGT prend la décision qui fera basculer le conflit : elle suspend les opérations de sécurité et de pompage. L’air n’est désormais plus acheminé dans les mines, ce qui met en péril la vie des mineurs qui y descendent. Cette décision, sans aucun précédent dans l’histoire minière, sera très lourde de conséquences. D’abord, les autres fédérations la rejettent et brisent le front syndical. Ensuite, on assiste à l’explosion des tensions. Les actes de sabotage et de vandalisme se multiplient. On assiste aussi à des rixes entre grévistes, lors desquelles certains mourront étouffés, piétinés et tués à coups de crosse.

Ensuite, la hiérarchie monte au créneau, confrontée à des mineurs qui n’hésitent plus à les traiter de collabos. Il est vrai que le souvenir du régime de Vichy n’est pas loin. Il ne faut pas oublier que beaucoup de cadres supérieurs des Houillères sont des recasés de Vichy. En effet, selon l’historien britannique Adam Steinhouse, auteur d’un ouvrage sur la participation des ouvriers dans la Libération de la France, sur les 800 dossiers de collaboration examinés par « l’épuration », seules 42 sanctions (licenciement, suspension, rétrogradation…) sont prononcées. Mais le conflit réveille les haines recuites. Bientôt, sur les murs des bassins miniers, on lit : « CRS = SS ». Fameux slogan qui resurgira en mai 68.

Enfin, des rixes éclatent entre grévistes et non-grévistes. Les premiers n’hésitent plus à s’attaquer à ceux qu’ils appellent les « jaunes » et les « renards ». On marque leurs portes du mot « rouffion », on brise leurs vitres, on s’en prend aux familles. Ce désordre offre à Moch l’occasion d’intensifier ses opérations de police, au nom de « la préservation des intérêts supérieurs de la nation ». Les forces de l’ordre ciblent en priorité la Lorraine, où la grève s’essouffle. Puis, l’armée étend ses opérations de « reconquête » aux bassins de la Loire et du Gard.

Ainsi, le 21 octobre, au charbonnage Puits Ricard à La Grand-Combe, dans le Gard, un cortège de manifestants entend chasser les CRS. La violence se déchaîne. Les grévistes s’arment, piochant fusils et grenades dans leur arsenal hérité de la Résistance. Les policiers, encerclés, mis en joue, roués de coups, sont jetés d’un mur de dix mètres ou faits prisonniers, puis se replient, comptant 70 blessés dont 14 graves. Dans ses mémoires, Raymond Frackowiak, devenu secrétaire général du syndicat des mineurs CGT Nord écrit :

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« À son pupitre de l’Assemblée nationale, le secrétaire d’État à la présidence du Conseil rappelle même que « la loi permet à la troupe, après sommations nécessaires, de tirer sur les grévistes… » Ce secrétaire d’État se nomme… François Mitterrand.

Le 25 octobre, dans le Pas-de-Calais, une vaste opération militaire alliant les 30 000 soldats à 25 000 policiers brise les barricades. À la radio et dans le quotidien Le Populaire, Jules Moch affirme : « Dans peu de jours, nous sortirons du cauchemar. » Il sous-estime la ténacité des grévistes : nous n’en sommes qu’à la mi-temps. Le conflit se poursuit sur cinq semaines de brutalités, de rafles, de sabotages et d’échauffourées d’une telle violence qu’on sentait poindre la guerre civile. Dans ce contexte, le PCF et les cégétistes multiplient les appels à la reprise du travail. Leur ordre est enfin entendu le 29 novembre 1948, mettant fin à l’une des plus violentes et longues grèves que la France ait connue.

Bilan de ces sept semaines de conflit social : six morts, 3 000 condamnations pénales pour violences ou entrave à la liberté du travail, et 6000 licenciements. Ces derniers tombent au fur et à mesure de la reprise du travail, comme une punition. Car, à l’époque, comme l’explique Jean-Louis Vivens dans son mémoire, être viré de la mine voulait dire être à la rue, privé d’école pour les enfants, de charbon de chauffage et de médecin gratuit. Dans les Houillères, nous sommes au cœur du capitalisme paternaliste, où le patron assure à ses employés le logement et le reste. Ce que nous connaissons aujourd’hui comme des « services publics » sont ici détenus par les patrons.

 La punition

En 1948, le licenciement vaut bannissement. Qu’ils fussent résistants, FFI, anciens déportés, ou militaires décorés, tous sont désormais des « ennemis de la patrie ». Près de 10 000 vies basculent ainsi. Les licenciés ont deux jours pour décamper. Consigne est donnée à leurs voisins de ne pas les reloger. Et les entreprises du coin sommées de ne pas les rembaucher. Dans son livre « Plus noir dans la nuit » (chez Calmann-Lévy) constitué de témoignages de mineurs, la journaliste Dominique Simonnot raconte : « Quand Georges et Simone Carbonnier (une famille du Nord) quittent la cité, ils n’ont que leur bébé et une charrette à bras. »

Quant à Léone Amigo, dont le mari fut arrêté et emprisonné, elle déclare : « Toute notre vie, nous avons vécu avec un sentiment de honte. Nous n’avons jamais osé en parler à nos enfants. C’est trop douloureux. » Comme l’écrivent Louis Lengrand et Maria Craipeau dans Mineur du Nord (1974), des milliers de familles n’auront ainsi d’autre choix que d’aller honteusement chercher refuge chez des parents, recommencer une vie, alors que beaucoup sont déjà atteints par le mal des gueules noires : la silicose qui détruit leurs poumons. La leçon est comprise : les travailleurs du sous-sol ne se lanceront plus dans un grand mouvement social jusqu’aux grèves de 1963.

Pour justifier ces licenciements abrupts, le patronat invoque les condamnations pénales et « l’abus du droit de grève ». Les délégués syndicaux sont les premiers touchés, mais tous ne le sont pas. Preuve de l’arbitraire du paternalisme minier, la punition varie, à la discrétion du patron ou des ingénieurs. Objectif : rendre les gueules noires dociles. Des pratiques et des licenciements qui seront jugées illégaux et abusifs… 68 ans plus tard.

La réhabilitation

1981. François Mitterrand promet aux mineurs une « loi d’amnistie ». Mais cette loi ne leur ouvre aucun droit à indemnisation. Il faut attendre 1998 pour que la CGT entame une procédure judiciaire. Treize ans plus tard, la Cour d’appel de Versailles octroie aux 17 mineurs encore en vie 30 000 euros pour « licenciement abusif illégal, discriminatoire et violent ». Les magistrats ont suivi l’avis de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, qui a reconnu, dès 2007, « l’incontestable discrimination des mineurs grévistes de 1948« . Un chiffre qui, cependant, est loin de suffire aux yeux des réhabilités et de leurs avocats. « Pour moi, peste l’ancien mineur Norbert Gilmez, ces 30 000 euros ne représentent que 5 % de ce que j’ai évalué. »

Mais, comme pour asséner un ultime coup à ces grévistes, les Charbonnages de France obtiendront l’annulation de cette décision devant la Cour de cassation en octobre 2012. Rien ne sera donc versé aux mineurs spoliés. Cette injustice, le cinéaste Jean-Luc Raynaud l’a parfaitement retranscrite dans son documentaire L’Honneur des gueules noires, sorti en 2012. Face à ce qu’il considère être une injustice majeure, le sénateur communiste du Pas-de-Calais Dominique Watrin déposa, en février 2013, un amendement « tendant à inclure les derniers mineurs sanctionnés pour leur participation à la grève de l’automne 1948 » dans une loi nouvelle d’amnistie. Amendement rejeté.

Mais l’espoir renaît un an plus tard, quand Christiane Taubira, ministre de la Justice, reconnaît la responsabilité de l’État (principal actionnaire des Charbonnages de France, à la suite de la nationalisation des mines d’après-guerre) ainsi que « le caractère discriminatoire et abusif des préjudices subis pour faits de grève ». Ainsi, un amendement à la loi de finances 2015 devait leur ouvrir droit à une allocation de 30 000 euros chacun. Mais, depuis le départ de la ministre, la Place Vendôme garde le silence.

Décidément, le sort d’acharne. « Je n’ai jamais parlé de ça avec mon père », lâche Pierre Rébouillat, fils de François, délégué CGT de la cité des Brebis de Mazingarbe à l’automne 1948. Il fait partie de ces quelques mineurs et enfants de mineurs qui ont accepté de livrer leur histoire à la journaliste Dominique Simonnot, pour son livre Plus noir dans la nuit. Son père, ancien galibot, n’a jamais touché ses indemnités. « Ce sera pour ses petits-enfants, veut croire Pierre. Il ne faut pas laisser filer cette mémoire. » / Jacques Tiberi