En 2017, un tiers-lieu rural a vu le jour dans une ancienne maison médicale de l’Oise. Ce dernier se situe au sein d’un domaine comprenant une forêt de 22 hectares. Un bois privé mais ouvert.
A Autrêches, petite commune de l’Oise localisée à quelques encablures de l’Aisne, on entre dans une forêt… commune. « Cela peut sembler contre-intuitif pour certains, mais on tient à ce qualificatif », sourit Jean Karinthi, président de la coopérative foncière L’Hermitage, propriétaire du bois de 22 hectares. C’est que le domaine, certes privé, est un espace de carrefour important. Les promeneurs, les amateurs de champignons, les coureurs, les cyclistes croisent les cavaliers du centre équestre Saint-Victor basé tout près d’ici, peut-être même quelques scouts en été.
Ils sont susceptibles de tomber également sur des groupes d’entreprises, réunis en séminaire au plus près de la nature, comme on dit. Une société à mission les reçoit au niveau du domaine, sur lequel opère le tiers-lieu rural de l’Hermitage, lancé en 2017. Le domaine de 30 hectares, en tout, comprend, outre le bois, plusieurs bâtiments et 2 hectares de terres cultivables.
Des chasseurs dans les parages
Des chasseurs viennent aussi dans les parages sur les traces de chevreuils et de sangliers, il en a toujours été ainsi depuis plus de cent ans. L’association communale des chasseurs d’Autrêches a signé en 2020 un bail de chasse autorisant ses membres à exercer leur activité. Sur demande, ils ont le droit d’organiser jusqu’à deux battues par an sur le site qui fut un champ de bataille durant la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, l’association Soissonnais 14-18 intervient fréquemment au sein du domaine afin de cartographier les tranchées des Poilus encore visibles.
« La forêt, on la partage, insiste Jean Karinthi. Il convient de concilier les usages tant individuels que collectifs. Or, parfois les intérêts des uns et des autres se contredisent, c’est vrai. » Afin d’éviter tout conflit d’usage, la coopérative a ainsi pris l’initiative de créer une charte de bonne conduite dans laquelle de nombreuses interdictions sont énumérées afin de défendre la forêt. L’objectif est de préserver les ressources, la flore et la faune qui s’y réfugie.
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Il est typiquement défendu de « grimper aux arbres », de « scier des branches d’arbres ». On ne peut « prélever de graines, de jeunes plants, d’arracher ou de couper mousses, lichens, plantes et fleurs ». Dans cette forêt, on ne peut pas non plus abandonner des animaux de compagnie, y introduire des espèces venues d’autres contrées. Il est également interdit de nourrir les populations – par exemple de pain, très mauvais pour le système digestif des oiseaux – ou encore de dénicher les volatiles en dehors de l’activité cadrée de la chasse. Piquer des animaux ou des œufs d’oiseaux, d’amphibiens ou de reptiles y est en outre proscrit.
Des rencontres entre usagers
L’ensemble des usagers sont amenés à se croiser dans cette forêt. En vue d’éviter tout malentendu, la coopérative foncière, propriétaire des lieux, s’emploie à les mettre régulièrement en relation. L’heure est au décloisonnement. « On souhaite que les acteurs puissent échanger afin de mieux se connaître et de se comprendre. Par exemple, l’idée est que des promeneurs rencontrent des chasseurs lors de battues. Certains, dit-il, se posent sur la ligne des rabatteurs (les personnes poussant les animaux vers les tireurs postés, ndlr). » La cohabitation peut parfois être tendue en France. Mais il est possible d’y remédier et d’inviter les uns et les autres à dialoguer…
Des événements culturels et sportifs sont régulièrement organisés sur place, comme des marchés en compagnie de producteurs de la région, des expositions, des trails, des cyclo-cross. Un groupe Whatsapp a aussi été créé pour que les usagers se tiennent au courant de ce qui se passe presque en temps réel, partagent les risques météorologiques, parfois aussi pour prévenir que des bûcherons sont à l’œuvre pour éclaircir…
Gestion forestière douce
En ce qui concerne le bois, Jean Karinthi et les siens défendent une gestion forestière douce et durable. Les coupes rases, ici, sont défendues. « On veut montrer que l’on peut préserver et protéger les écosystèmes tout en prélevant un peu de bois », indique le fondateur de la coopérative forestière, épaulé par l’expert forestier Jean-Marc Péneau, fondateur de la société Cegeb et correspondant régional de Pro Silva France. L’association de professionnels et d’amis de la forêt promeut une sylviculture à couvert continu et encourage, comme elle l’indique sur son site, un « traitement irrégulier et respectueux des processus naturels des écosystèmes forestiers ».
Au sein de la forêt de l’Hermitage, les arbres abattus au pied ne sont pas destinés à la filière du bois d’œuvre, par exemple la menuiserie. La matière est utilisée comme source d’énergie par des particuliers des environs.
Pour autant, faire de la forêt « un espace commun » n’a pas toujours été une évidence. « C’est venu avec le temps, glisse Jean, ce n’était pas un objectif quand nous avons racheté le domaine en 2017. »
De maison médicale à tiers-lieu rural
Si le site a été inoccupé pendant plusieurs mois, il a eu une histoire riche au cours des soixante-dix dernières années. En 1954, une communauté de malades de la lèpre, qui voulait « s’émanciper et se prendre en charge », a acquis le domaine de chasse abandonné. Le premier directeur de la maison médicale y a lancé le Centre international de développement et de recherche, une ONG internationale pour laquelle a travaillé le père de Jean Karinthi, non loin de sa mère… infirmière. « Du coup, sourit-il, la forêt je l’ai toujours connue… »
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Quand les derniers malades décèdent, entre 2014 et 2015, l’hôpital perd sa raison d’être. Il finit par fermer ses portes. Un repreneur propose alors d’en faire un centre d’accueil pour demandeurs d’asile syriens, mais le projet est vite abandonné, faute de soutien dans le village. « Le site risquait d’être découpé à la vente et donc déstructuré, explique Jean. Alors on m’a demandé de trouver une solution pour racheter le domaine », explique celui qui fut alors administrateur d’Open Street Map. Il en est sorti une campagne de financement participatif puis, quelques années plus tard, ce laboratoire en pleine zone rurale et forestière est né. / Philippe Lesaffre
Nous avons échangé plusieurs fois avec Jean Karinthi à la suite de son intervention durant un atelier sur les communs en forêt, organisé par la Fabrique de la transition lors de son « Assemblée des alliés » en décembre 2024 (Le Zéphyr a été partenaire de l’événement).