Dans le Saint-Germain-des-Prés bouillonnant de l’après-guerre, Juliette Gréco et le trompettiste Miles Davis vécurent une histoire d’amour furtive, passionnée, mais malheureusement impossible. On vous explique pourquoi.
Miles Davis, Juliette Gréco : un couple mixte impensable aux Etats-Unis
Ce jour-là, le soleil noir Miles Davis a rendez-vous avec la lune Juliette Gréco. Un coup de foudre. Mais les amants renonceront à se marier : un couple mixte étant encore une chose impensable dans l’Amérique de la ségrégation.
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Paris, le 8 mai 1949. Miles Davis, trompettiste surdoué de 23 ans, donne un concert avec son jazz-band, à la Salle Pleyel. Quatre ans après la Libération, le jazz américain captive l’intelligentsia de Saint-Germain-des-Prés. C’est la première tournée internationale de Miles Davis, mais sa réputation le précède : ses enregistrements avec les stars Charlie Parker ou Dizzy Gillepsie ont marqué les esprits. Dans le public, ce soir-là, on croise Jean-Paul Sartre, Boris Vian, Françoise Sagan, Joseph Kosma. Et, en coulisses, Juliette Gréco, 22 ans, qui n’a pas les moyens de s’offrir un siège. Elle est l’invitée de Michèle Vian, l’épouse de Boris.
Éblouissement réciproque
Après le concert, tout le monde se retrouve dans les loges. Miles Davis dévore Michèle Vian du regard. Mais la dame est fidèle, et tente de détourner l’attention de l’Américain en lui présentant la petite Juliette. À l’époque, Gréco ne chante pas encore. Brindille au visage étrange et aux grands yeux tristes, elle passe ses nuits à danser dans les caves du Tabou, rue Dauphine, et à éblouir, par sa jeunesse et son intelligence, la faune des existentialistes. Entre Miles et Juliette, c’est un « éblouissement réciproque », écrira Madame Vian. Juliette est envoûtée par « son profil de dieu égyptien. Un vrai Giacometti », dira-t-elle au journaliste musical Philippe Carles lors d’une interview au Guardian.
Miles, lui, oublie sa femme Irène et ses deux enfants, restés à Saint-Louis dans le Missouri. Sa passion est foudroyante. Jusqu’alors, toute sa vie n’avait été consacrée qu’à la musique. Mais, à cet instant, il découvre le véritable amour. Gréco représente, à ses yeux, une liberté qu’il n’a encore jamais connu : celle d’aimer une femme blanche. Davis, habitué à la ségrégation raciale qui sévit aux États-Unis, est profondément soulagé par l’absence totale d’attention que Juliette porte à sa couleur de peau. Pour la première fois, il a l’impression d’être traité comme un être humain.
Le trompettiste est tellement subjugué, qu’il en oublie même son indécrottable misogynie. Juliette Gréco sera la première femme dont il se sent l’égal. « Je crois que je suis à peu près la seule femme qu’il n’ait pas méprisée », expliquera la chanteuse à son biographe, le journaliste Bertrand Dicale.
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La vie est belle
Le couple vit une idylle furtive, d’un romantisme si “parisien”. Dans son autobiographie, Miles Davis reviendra sur leurs balades sur les bords de Seine, main dans la main. Il évoquera des parfums de Cologne et de café dans l’air. Aucun des deux ne parle la langue de l’autre, alors, quand ils ne font pas l’amour, ils communiquent par onomatopées ou langage corporel. Ils dînent dans des petites brasseries. Et, le matin, Miles se prélasse dans d’interminables bains. Même là, il ne quitte pas sa trompette… et joue du Jean-Sébastien Bach. La vie est belle à Saint-Germain-des-Prés.
Après trois semaines de transe, Davis émerge. À Jean-Paul Sartre qui lui lance « Elle te plaît ? Épouse-la ! », il réplique : « Je ne peux pas. Je ne veux pas qu’elle soit malheureuse. Je me refuse à la condamner à vivre la vie d’une pute à nègre en Amérique. » Là-bas, les mariages mixtes sont interdits dans la plupart des états. Et, puis, il ne peut pas détruire leur carrière respectives !
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Retour en enfer
La désillusion et profonde. Miles se décide à rentrer seul à New York. Ils resteront simples amants. « C’est un diamant brut, cette histoire, un truc brûlant », résumera Gréco, dans une biographie.
Dans l’avion du retour, Davis ne lâche pas un mot. Il a vécu trois semaines au paradis, et atterrit en enfer. Un enfer dont il tentera, dès lors, de s’extirper par tous les moyens : alcool, héroïne et frasques bling-bling en compagnie de starlettes.
Cinq ans plus tard, en 1954, les deux amants se retrouvent enfin à New York. Gréco s’y rend pour évoquer un rôle dans l’adaptation au cinéma d’un roman d’Hemingway. Dans le hall du très chic hôtel Waldorf-Astoria, sur Park Avenue, Davis retrouve sa Juliette. Mais rien ne se passe comme prévu. Le “Picasso du Jazz” est en manque de dope. Il a besoin de fric et arrache des mains de la jeune femme les billets qu’elle lui tend, avant de détaler. Pour s’excuser, il l’invite à dîner dans un resto chic, mais en compagnie d’un couple de blancs (un ami musicien et sa femme). Sans cela, il sait qu’on leur aurait refusé l’entrée. Les quatre s’attablent, commandent. Mais ils doivent attendre plus de deux heures avant qu’on leur jette presque les assiettes au visage.
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Les Feuilles mortes
C’est une humiliation. Une de trop. Miles appelle Juliette dans la nuit qui suit, et lui lance : « Je ne veux plus jamais te revoir ici. Dans ce pays, notre relation est impossible. Je ne veux plus que tu passes pour une putain. »
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Ils ne se reverront qu’en cachette, à Paris, ou trente ans trop tard, dans les années 80 et 90. Comme le chantait Juliette Gréco sur la musique des Feuilles mortes d’Yves Montand : « Toi qui m’aimais, moi qui t’aimais. Mais la vie sépare ceux qui s’aiment… »/ Camille Andrade