Devenu un symbole du peuple, le sobriquet Jacques Bonhomme a donné son nom aux jacqueries, ces révoltes qui ont parfois fait basculer l’Histoire… Même scenario pour les gilets jaunes ?
La naissance de taxes royales, au XIVe siècle, coïncide avec celle des révoltes populaires. Pour s’en moquer, les seigneurs désignaient le rebelle en chef du nom de Jacques Bonhomme. Pour comprendre l’origine de cet étrange Bonhomme, ancêtre, en quelques sortes, du gilet jaune, fouillons le long passé des révoltes fiscales qui ont secoué la France depuis le Moyen Âge.
« Mon roi, le Trésor est vide !” Enguerrand de Marigny, le chancelier de France, qui veille au bon fonctionnement de l’administration de la justice du royaume de Philippe IV le Bel (qui a régné de 1285 à 1314), est formel. Pour sauver le royaume de la banqueroute, le roi doit commencer par dépouiller les Juifs et les chevaliers des Templiers… auprès desquels ils s’étaient surendettés. Certes, en les chassant, le monarque efface ses dettes par la violence, mais cela ne remplit pas les caisses. Il faut donc lever des impôts. Naissent ainsi le “cinquantième”, sorte de taxe foncière, et la “maltôte”, ancêtre de la TVA. Des impôts royaux qui viennent s’ajouter aux impôts locaux… et touchent exclusivement le peuple.
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La grande Jacquerie
C’est sans compter sur la grande résistance des gens d’en bas. Les émissaires royaux peinent à lever l’impôt, et des révoltes paysannes éclatent régulièrement.
En 1357, la misère et la souffrance du peuple des campagnes atteignent leur paroxysme. La famine sévit avec une rigueur épouvantable et étend ses ravages sur tout le pays. Les paysans sont réduits, pour ne pas mourir de faim, à se nourrir des herbes des champs, pendant que les Anglais s’avancent en vainqueurs, à travers la France – nous sommes en plein cœur de la guerre de Cent Ans. Pour finance sa guerre, le roi Jean II Le Bon (1350-1364) rançonne impitoyablement les populations.
Mais celui-ci est fait prisonnier par les Anglais, ce qui affaiblit le pouvoir royal. Résultat : es paysans se soulèvent (encore) contre leurs percepteurs. Armés de faux et de piques, il se ruent en masse sur leurs bourreaux. C’est une effroyable boucherie de nobles.
À la tête des révoltés, on trouve un certain Guillaume Caillet, « un homme bien sachant et bien parlant, de belle figure et forme » selon les chroniqueurs Jean Froissart et Jean de Venette, dont les œuvres se situent entre celles de l’historien et du journaliste. Dans leurs écrits, ils surnomment Guillaume Caillet “Jacques Bonhomme”, un pseudonyme péjoratif sensé le tourner en ridicule. “Bonhomme crie, bonhomme paiera, moquent les nobles.”
Ce nom est inspiré par le sobriquet de “Jacques”, que l’on affuble aux paysans souvent vêtus d’une jacque, un court manteau dont le mot britannique jacket est un lointain cousin. La noblesse y accole ensuite le nom de “Bonhomme”, qui désigne alors, selon le dictionnaire Littré, “un homme simple qui se laisse facilement dominer et tromper”. Les nobles tentent ainsi d’affubler le capitaine des révoltés d’une image d’idiot des campagnes.
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Les vilains du plat pays
En 1388, un historien du roi nommé Belles-Forêts, décrit la “sédition” qui met le feu à la région du Beauvoisis , une ancienne province de France (autour de l’actuelle Beauvais) ayant pour principale ville Clermont et Liancourt. Un “orage” mené par “les vilains du plat pays qui (font) capitaine (le) coquin nommé Guillaume Caillet” (aussi écrit Guillaume Cale). Selon ce chroniqueur – dont il faut rappeler qu’il est au service du roi – ledit Guillaume aurait crié à ses troupes :
“D’où vient que nous soyons si sots pour de nous laisser enchevêtrer par l’arrogance et tyrannie de ceux qui se disent nobles ? Qui les a mis en tel degré de grandeur qu’ils pompent le travail et la sueur de nous, misérables que nous sommes ? N’avons-nous pas le cœur posé au même endroit qu’eux ? Nos bras ne sont-ils pas aussi accoutumés au travail et nos corps à la tolérance de la faim, soif, froid et chaud que les corps de ces braves ? Mais mieux encore mes bons amis, eux, sont douillets et délicats, nourris et élevés mignardement, plus adroits à faire l’amour qu’à manier les armes.
Et quand bien même ce seraient des diables, nous combattons pour notre liberté, pour nous délivrer de ce joug et servitude en laquelle la noblesse nous détient. Et nous, pauvres ânes, sommes chargés et surchargés sans qu’on ait égard si l’on peut tant seulement porter le fardeau. Or sus, qu’on s’éveille mes bons amis ! Montrons que nous sommes hommes et non bêtes, francs et non esclaves, endurcis au travail, pour leur faire sentir notre force et notre courage, pour le salut et la liberté de ce pauvre peuple ainsi foulé par la tyrannie et cruauté de la noblesse de France !”
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Décapiter le capitaine des Jacques
Dans son Histoire du Moyen Âge (1839), Casimir Gaillardin annonce que le Dauphin du roi Jean, dit Charles le Mauvais, en charge des affaires de royaume pendant la captivité de son père, fait décapiter Guillaume Caillet venu négocier en paix une alliance. En 1358, le chroniqueur Jean de Venette raconte :
« Le roi de Navarre (demande) une trêve au chef des Jacques parce qu’il (souhaite) lui parler. Guillaume Cale y (va) simplement, car il ne (demande) ni otage ni quoi que ce soit et (vient) au roi de Navarre. Ainsi les Jacques (sont) sans chef. Robert Sercot attaque les Jacques restés dans la bataille. Ainsi, les Jacques sont tout éperdus du fait de leur capitaine qui n’est point avec eux (…) Après que les Jacques (ont été) déconfits, le roi de Navarre (se rend) à Clermont en Beauvaisis et là il (fait) décapiter le capitaine des Jacques.”
Sa mort a fait de Caillet un martyr pour la cause, un symbole qui réapparaît sans cesse à travers l’histoire médiévale, lorsque les paysans, malheureux, se rebiffent.
“Piller et manger le bonhomme…”
Au fil des jacqueries – la révolte de Gand en 1380, les révoltes parisiennes de 1413 et 1418 – l’expression entrera dans les mœurs. En attestent des comptines, publiées par l’historien Eugène Bonnemère dans son Histoire des paysans (1856) :
« Cessez, cessez gens d’armes et piétons
de piller et manger le bonhomme
qui de longtemps Jacques Bonhomme
se nomme. »
Mais dans la bouche du noble, Jacques Bonhomme désigne toujours le “chétif”, la “merdaille”, le “commun”, le “chiffon”. Bref, l’idiot du village. “Ne fais pas le Jacques !” disait-on à un enfant qui faisait l’imbécile.
Jacques Bonhomme personnifie le mépris de l’élite envers le petit peuple travailleur, corvéable à merci. Une bête (de labour), affaibli par la faim, que l’on peut assez vite soumettre.
Certes, les soulèvements des Jacques provoquent pillages et incendies de châteaux. Mais toujours la noblesse prend sa revanche et impose davantage de “gabelles” ou de “dîmes” pour obtenir remboursement des dégâts.
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Jacques Bonhomme incarne l’idée que se fait une certaine élite d’un peuple si aisément berné par le pouvoir triomphant. Il pourrait aujourd’hui évoquer l’image du consommateur passif ou du manifestant érigé en héros pour un tweet. Dans Alias Jacques Bonhomme (Al Dante, 2014), le poète Charles Pennequin met en garde contre la “fiction ludique, violente et aliénante” de la révolte populaire. / Camille Andrade