Édito

Agressions, insultes, menaces… Nombre de journalistes ayant couvert les actions menées par les gilets jaunes ont subi les foudres des manifestants partout en France.

les couvertures du Zéphyr

D’heure en heure, on rapporte des scène que l’on imaginerait davantage dans des pays moins regardants sur l’esprit démocratique. Pourtant, c’est bien en France et en 2018 que cela se passe. Bien évidemment, il faut faire la distinction entre « authentiques » gilets jaunes venus préserver leur pouvoir d’achat (il ne m’appartient pas, ici, de statuer sur la pertinence de leur revendication) et groupes factieux venus en découdre avec « les médias » (mais également les homosexuels, les réfugiés et tout ce qui s’éloigne de leur conception étriquée du monde). Il est également crucial de se pencher sur un point central : une majorité des manifestants est hostile aux médias. C’est un fait établi. Les journalistes et, plus largement, les médias, ont perdu la confiance du public ; une perte qui se traduit notamment par la chute libre des ventes en presse écrite.

Un climat délétère savamment entretenu

Il serait facile d’éluder la question et de décréter là, tout de suite, que c’est une crise sur laquelle personne n’a de contrôle. Ce serait également faux. Depuis des années, des tribuns en mal d’inspiration (ou de programmes politiques, c’est selon) ont systématiquement reporté leurs griefs contre les journalistes. Accusés de rouler pour la concurrence, de dévoyer le débat public ou de mentir au peuple, ces mêmes journalistes sont à l’origine de tous les maux. Nicolas Sarkozy, Laurent Wauquiez, Emmanuel Macron, Alexis Corbière, Adrien Quatennens, Nadine Morano… Autant de figures de premier plan qui se laissent aller à des déclarations tapageuses alliant théorie du complot et victimisation à outrance.

Jean-Luc Mélenchon n’est pas en reste. Le 26 février, au travers d’un billet publié sur son blog, le leader de la France insoumise y allait de son couplet en désignant « le parti médiatique » (oui…) comme un adversaire concret. Autrement dit, les adhérents et sympathisants de la FI doivent être dans une logique d’affrontement vis-à-vis des journalistes. Le député des Bouches-du-Rhône écrivait ainsi : « Si la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine, elle ne doit pas nous empêcher de réfléchir et de penser notre rapport à eux comme une question qui doit se traiter rationnellement dans les termes d’un combat. À chaque attaque, sa réplique particulière. Beaucoup d’amis n’ont pas encore compris que nous n’avons pas d’autre adversaire concret que le parti médiatique. »

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Lieu de haine

Chauffés à blanc par leurs leaders d’opinion, les militants et les sympathisants s’en prennent directement aux équipes de terrain, lorsqu’il ne s’acharnent pas sur les journalistes au travers de campagnes de cyberharcèlement. Lesdites campagnes font des victimes régulièrement. Derrière des cas connus comme celui de Nadia Daam (une excellente professionnelle travaillant notamment pour Slate et l’émission 28 minutes sur Arte), des dizaines de dossiers restent dans l’ombre. Nos confrères de Check News avaient consacré un décryptage à cette question en donnant, notamment, la parole à Nadia et à Samuel Laurent, le responsable des Décodeurs sur Le Monde.fr.

Pour ce dernier, Twitter « est devenu, sous l’action de communautés militantes essentiellement, un lieu de haine, de violence, où quelques milliers d’internautes peuvent littéralement pourrir la vie d’un individu s’ils le décident de concert« . Évoquant le cas de Maggie Haberman, la correspondante du New York Times à la Maison Blanche, le journaliste pense résumer son activité « twitterienne » à la publication pure et simple de ses nouvelles productions. « Ça va sûrement se finir comme ça pour moi aussi. Je vais m’auto-censurer, arrêter de donner mon avis, et publier juste mes papiers », conclut-il.

Et s’il fallait revoir les bases de l’éducation aux médias

Au-delà des invectives, des agressions et des insultes, c’est bel et bien dans l’ignorance que cet antagonisme prend racine (une ignorance dont profitent allègrement les tribuns évoqués plus haut). La France dispose d’un paysage médiatique complexe, pléthorique, varié… et le public ne le sait pas. Qui, parmi les gilets jaunes, pourrait expliquer le fonctionnement réel de l’AFP, d’une rédaction locale de France 3, d’un petit magazine thématique, d’un studio de production de podcasts ou d’un pure player ? Qui, parmi eux, saurait dire avec une certaine précision combien gagnent ces fameux « journalistes de terrain » qu’ils poursuivent de leur courroux ? A priori, ils seraient assez rares. Et c’est normal !

Clemi

Depuis des décennies, les rédactions et les groupes médiatiques font leur petit bonhomme de chemin, portent des projets… mais ne communiquent pas vraiment avec leur public. Par conséquent, on use des mêmes poncifs pour qualifier les journalistes et les footballeurs. Des modérateurs ont été instaurés, notamment chez France Télévision, Le Monde ou France Culture. Ils font un travail formidable de vulgarisation et… de médiation. Mais c’est clairement insuffisant. L’éducation aux médias doit devenir une priorité absolue pour faire face aux défis intellectuels des générations émergentes. Il faut répondre à l’ignorance par la connaissance et le dialogue. Il faut lutter pied à pied face aux fake news, aux attaques politiciennes et aux raccourcis.

Chaque année, le Clemi (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) organise la semaine de la presse et des médias dans l’école. Ce rendez-vous rassemble près de 220 000 enseignants de tous niveaux et 1 750 médias partout en France. Au-delà de l’échange et de la rencontre, ce projet doit être investi par l’ensemble de la profession. Pourquoi ne pas imaginer des programmes spéciaux aux heures de grandes écoutes ? Pourquoi ne pas diffuser des documentaires sur la question ? Pourquoi ne pas envisager des éditions spéciales plus nombreuses dans les grands quotidiens et les magazines d’importance ? L’édition 2019 de la Semaine de la presse et des médias dans l’école aura lieu du 18 au 23 mars 2019. Plus encore que les précédente, elle va revêtir une importance capitale face aux incompréhensions.

Un collectif pour lutter contre la haine anti-journalistes

Depuis la mi-novembre, un collectif de journalistes montpelliérains a émergé sur la toile. Partant d’un coup de gueule, les membres de « Paye toi un journaliste » entendent lutter contre les violences et les menaces que subit la profession en réinstaurant le dialogue avec le public et en dénonçant ouvertement les agissements de certains. Réunis autour de Stéphanie Augé, ils viennent d’ouvrir un groupe sur Facebook pour recueillir des témoignages et tenter d’initier un échange construit et utile avec le public.

Dans le communiqué inaugural du collectif, ses membres reviennent notamment sur l’urgence de combattre le pressbashing et les agressions à répétition. Pour eux, les journalistes sont désormais des hommes et des femmes à abattre, des traitres, des vendus au service du pouvoir… Arguant que les « journalopes » sont avant tout des êtres humains, ils se disent déterminés à prendre le problème en main. Inutile de préciser que je soutiens l’initiative de toutes mes forces. A l’heure où j’écris ces lignes, plus de 2 000 personnes se sont inscrites sur le groupe, et les témoignages affluent.

Pour conclure ce billet, je vous renvoie à la lecture d’un rapport publié par Reporters sans frontières le 26 juillet dernier sur la question du cyber-harcèlement des journalistes. / Jérémy Felkowski