Les massacres d’Izmir de 1922 restent un épisode méconnu du génocide arménien qui s’est déroulé entre 1915 et 1923. En voici le récit, à travers les yeux de trois sœurs rescapées.
Après trois ans d’occupation grecque à Smyrne (aujourd’hui, Izmir), l’entrée des Turcs vengeurs, début septembre 1922, a surpris les habitants de ce port florissant de la Méditerranée orientale, surnommé « l’infidèle » par les musulmans pour son cosmopolitisme, les juifs et les chrétiens y étant majoritaires.
Il est midi, et une clameur s’élève dans la grand-rue qui longe la mer : une colonne de cavaliers turcs est en vue. Nous sommes en plein cœur de la deuxième guerre gréco-turque, et Mustafa Kemal, à la tête de son armée, est venu châtier les chrétiens anatoliens vaincus.
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La catastrophe
La panique gagne la ville. Les banques sont assiégées. On fait ses paquets pour se réfugier sur les navires de guerre européens et américains qui mouillent dans la rade. Nous sommes le 13 septembre.
Sourpouhie Mirakian, les mains tremblantes, entasse dans une mallette, les documents et les objets précieux de la famille et la remet à son mari Soghomon, qui part pour la remettre à des amis. Puis elle se tourne vers Sirarpie, sa fille aînée : « Prends tes sœurs, passe par le jardin, et partez vite chez les voisins. Nous viendrons vous chercher dès que les soldats seront partis. Tiens bien les mains de tes sœurs. Va vite, ma petite. »
Le cœur battant, Sirarpie, 16 ans, Shaké, 12 ans, et Alice, 10 ans, se glissent vers la maison de la famille A. Celle-ci est de confession juive et donc à l’abri des persécutions des minorités chrétiennes et arméniennes. Sirarpie connaît bien ses membres. Elle y a souvent pris des leçons de piano avec sa fille, Laura. Mme A. ouvre la porte, embarrassée : « Vous ne pouvez pas rentrer. C’est trop dangereux. Cachez-vous dans le jardin. »
« Ce n’est rien, ce n’est rien…»
Les trois fillettes se blottissent contre un mur, près d’un ponton qui mène à la mer. Les minutes passent. Puis des bruits de pas, juste là, au bout. Les petites se tassent. Les pas s’éloignent. Sirarpie se relève avec précaution et dresse la tête au-dessus du muret. Elle voit… sa mère, très droite dans sa robe sombre, les mains derrière le dos, suivie de soldats armés. Elle est arrivée à l’extrémité du ponton, face à la mer. L’ordre est donné. Le claquement d’un tir, suivi du choc d’un corps dans la mer. Sirarpie sent son cœur s’arrêter. Son corps défaille. Elle se retient de hurler. « Qu’est-ce que c’est ?! », demandent ses sœurs. D’une voix tremblante, elle murmure : « Ce n’est rien, ce n’est rien… »
Les bruits s’éloignent, les heures passent. « Quelques coups de feu dans la ville basse, décrit le correspondant du journal L’Illustration, des éclatements de grenades, des cris de femmes, puis plus rien, la nuit est tranquille. »
Soudain, des incendies embrasent le ciel, des nuages opaques cernent la cité. Sirarpie, Shaké et Alice fuient, espérant embarquer sur un des navires de guerre qui mouillent au port. Monsieur A. a bien voulu les accompagner, mais à condition qu’elles ne le suivent que de loin. Sirarpie s’est enveloppée dans un grand châle que sa mère lui a donné avant de partir. Les deux petites s’agrippent à ses mains. « Les maisons hors des quartiers juifs et turcs ont connu une ruine complète, écrira le correspondant du Times. Et l’une des villes commerciales les plus riches de Levant gît comme un squelette. »
« Serrez-vous contre moi ! »
En silence, le groupe arrive non loin du port. Monsieur A. s’éloigne. Sur l’avenue, la foule, ne sachant où se tourner, va et vient comme le flux d’une marée humaine. Les trois sœurs avancent au milieu de cette horde en détresse. Sur les quais, il faut se frayer un chemin.
« Serrez-vous contre moi !, crie Sirarpie, agrippez-vous à mes nattes ! Ne les lâchez pas ! »
Elles se dirigent vers un navire américain, assiégé par des centaines de réfugiés. Sirarpie sait qu’elle a deux oncles aux États-Unis dont elle peut se recommander. Mais il faut atteindre la passerelle, gardée par des marines, jouer des coudes, forcer le passage. Elle parvient miraculeusement au cordon militaire, et crie en anglais : « My uncles are American, let us go on board !!! »
Un des marines voit la détresse dans les yeux de cette fille, et finit par lui ouvrir le passage. Sirarpie s’engouffre, Alice agrippée à sa natte. Puis se retourne. Shaké est restée sur le quai, perdue au milieu de la foule. Elle hurle « the girl, the girl ! », veut retourner la chercher, se débat avec les gardes, gesticule. Enfin, un soldat comprend, se précipite. La petite est portée, de bras en bras, comme une poupée de cire, jusqu’à la passerelle. Shaké a retrouvé ses sœurs !
Dans la nuit écarlate
Sur le pont du navire, les réfugiés s’entassent en silence. La nuit est là, et le ciel n’est plus qu’une vaste calotte de feu. Sirarpie est prostrée, anéantie. Ses sœurs se taisent, comprenant sans doute le drame qu’elles sont en train de vivre. Au milieu de la foule, une femme, fascinée par le brasier, s’exclame : « Que c’est beau ! »
À ces mots, Sirarpie éclate en sanglots rageurs : « Vous ne savez pas ce que vous dites ! Vous ne savez pas ce que nous laissons derrière nous ! » Le marine, qui a sauvé sa sœur, la reconnaît, et vient la réconforter, ému par l’épreuve qu’elle vient de vivre.
Le 14 septembre, dans la nuit écarlate, le navire a levé l’ancre. Les trois petites filles voient s’éloigner pour toujours ce qui aura été leur vie jusque-là.
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Les années grecques
Débarqués à Athènes, les réfugiés s’entassent sur les marches du Palais royal. C’est là que les trois sœurs retrouvent leur tante Anna, dont le mari a été assassiné. Les familles sont ensuite parquées dans des conditions insalubres, sans eau potable ni chauffage.
Sirarpie est prise d’une violente fièvre typhoïde. Pour seul traitement, on l’enveloppe dans un drap humide. Le temps de reprendre le dessus sur la maladie, ses sœurs seront asservies par la tante Anna, forcées à traîner des seaux d’eau depuis l’unique pompe à leur disposition. Anna voudrait bien se débarrasser des trois filles.
Désespérée, Sirarpie, tenant à peine sur ses jambes, se traîne vers le siège d’une organisation d’aide aux réfugiés. En chemin, elle est prise de vertiges. En passant sur un pont, la tentation la saisit de se précipiter dans le vide. Elle s’arrête, se reprend : elle n’est pas seule. Ses sœurs attendent son retour.
Aunty Doris
La jeune Doris, une Anglaise responsable du bureau d’aide aux réfugiés, est profondément émue par ce visage blême, encadré par ces cheveux noirs, ces yeux remplis d’une infinie tristesse, et ce corps flottant dans une robe informe. Elle écoute le récit de Sirarpie, et prend les choses en main: « Va chercher tes sœurs, je vous conduirai à un foyer de jeunes filles. On va retrouver tes oncles américains. En attendant, puisque tu parles français et que tu joues du piano, tu iras instruire les enfants des bonnes familles d’Athènes. » C’est ainsi que Doris est devenue, pour les trois orphelines, Aunty Doris, leur seule famille.
Finalement, elles ne retrouvent pas les oncles d’Amérique. Et Doris doit quitter Athènes pour rejoindre d’autres réfugiés.
Sirarpie, qui a fait couper ses nattes, vit chez une riche famille d’armateurs grecs, dont elle instruit la fille. Shaké et Alice sont internes au collège américain de Salonique. Des études financées grâce à une bourse d’études et le maigre salaire de Sirarpie. Alors, quand la semelle de ses souliers s’use, elle y glisse des bouts de carton, qu’elle change discrètement lorsqu’ils sont imprégnés de pluie. Et l’hiver, elle double ses vêtements légers de feuilles de journaux pliées.
Elle a maintenant plusieurs élèves, dont un jeune homme qui lui glisse des poèmes à la fin des leçons. Il y a aussi l’armateur, qui se trouve toujours sur son chemin et qu’elle fuit dès qu’elle l’aperçoit. Jusqu’au jour où il parvient à la coincer pour lui proposer « sa protection ». Sirarpie quitte immédiatement cette maison.
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Destins croisés
Athènes, printemps 1928. Six années ont passé. Sirarpie a 22 ans. Elle est devenue une belle jeune femme, dont le sourire ne parvient pourtant pas à masquer la tristesse.
Ce jour-là, sur son chemin, Sirarpie s’arrête chez une connaissance grecque qui lui offre le café. Et, comme il se doit, elle lui fait retourner la tasse pour lire l’avenir dans le marc de café. Sirarpie sourit intérieurement, mais joue le jeu. L’oracle tombe : « Ma fille, tu vas chez des gens, fais ta valise, tu pars te marier loin… »
Nullement troublée par cette prédiction farfelue, Sirarpie repart tranquillement vers la demeure de Papazian, un jeune couple originaire de Smyrne à qui elle souhaite demander conseil pour la suite. Car Alice et Shaké sortiront bientôt du collège américain de Salonique, et elles devront se trouver un nouveau toit. À peine arrivée, elle est accueillie par des exclamations : « Enfin, te voilà ! Nous t’attendions depuis des jours ! »
La bonne nouvelle
Le jeune couple l’entraîne à l’écart pour lui annoncer : “Nous avons un très bon ami qui vit maintenant à Paris. C’est un beau garçon. Il est très sérieux et veut se marier. Il a une situation dans une banque, au Crédit Lyonnais. Il t’a écrit une lettre.”
Sirarpie, surprise, prend l’enveloppe et s’esquive. Le soir, dans sa chambre, elle découvre la lettre, rédigée sur deux feuilles de papier avion, d’où s’échappent une photo. Son auteur se nomme Haïg Caloustian (« Calouste » en arménien est celui qui porte la bonne nouvelle).
Il a connu Sirarpie à Smyrne, lors du bal de la Croix-Rouge. Son histoire est celle d’un jeune employé du Crédit Lyonnais, contraint de quitter Smyrne en 1922 à bord du Jean-Bart, joyau de la flotte militaire française, avec des ressortissants français évacués. Accostés à Marseille, lui et son frère Mampré ont joué les dockers, avant que Haïg ne parvienne à trouver une place au siège parisien du Crédit Lyonnais.Désormais installé, avec son frère et sa mère, Haïg désire fonder un foyer. Alors, il a écrit une belle lettre à cette jeune femme dont on lui a parlé : il y offre son cœur à une jeune orpheline et ouvre les bras à ses deux sœurs.
Sirarpie lui répond oui, puis reçoit un billet pour Paris (aller-retour, au cas où elle ne souhaite pas donner suite). Elle fait sa valise et prend le bateau pour Marseille, puis le train pour Paris, où Haïg vient l’accueillir. Elle ne repartira jamais. Le mariage a lieu à l’automne en la cathédrale de l’église apostolique arménienne, rue Jean Goujon, à Paris. Enfin un jour de joie.
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Une famille française
Le jeune couple vit à Cachan (Val-de-Marne) dans un petit trois-pièces. Sur fond de crise économique – nous sommes en 1929 – la petite Jacqueline naît. Leurs études terminées, Shaké et Alice s’installent avec eux. Le logement est devenu exigu, et Haïg déniche, grâce à la banque, un logement social sur les hauteurs de Vitry-sur-Seine. En septembre 1932 arrive un petit garçon, appelé Marc. Entre temps, les deux sœurs ont trouvé du travail : Shaké, ayant des doigts de fée, intègre des maisons de couture, et Alice devient gouvernante de familles fortunées. En 1939, tout le monde déménage dans un pavillon plus confortable dans le centre ville de Vitry.
Nous sommes à quelques mois de la guerre. Haïg est appelé sous les drapeaux, puis démobilisé pour cause de « drôle de guerre ». C’est la débâcle et l’exode. On fuit sur les routes, vers la zone libre, sous les bombardements. Haïg met sa famille dans le dernier train pour la Dordogne, où une famille amie les recueille. Lui reste à Paris pour déménager les archives de la banque vers Lyon… puis Bordeaux en passant par Vichy. Voyage épique : il faut calmer les femmes en proie à des crises de nerfs et retenir celles qui veulent se jeter par les fenêtres du train. Mais Haïg maîtrise les hystériques, calme les inquiets et, surtout, parvient à nourrir tout ce monde. Dans son passé, Haïg en a – malheureusement – vu d’autres… / Christiane E., avec Jacques Tiberi
Ces faits ont été rapportés par les protagonistes tels qu’ils les ont vécus. Ils ont été recueillis par bribes, tout au long des années. Les trois sœurs ont survécu à la Seconde Guerre mondiale. Toutes se sont mariées au sein de leur communauté. Cette histoire, elle l’ont péniblement confiée à leurs enfants, avant d’enfouir les souvenirs douloureux au plus profond de leur mémoire, espérant que ces folies n’appartiennent qu’au passé.