Ces jeunes apprentis cuisto ont choisi de lutter contre le gaspillage alimentaire avec leur association, Auparager. Vive les légumes moches et les épluchures !
À l’époque de notre rencontre, ils avaient entre 19 et 25 ans, travaillaient dans des établissements prestigieux tel le Mandarin oriental, ou dans les cuisines de Matignon – où il ne s’agit pas de gaspiller les beaux produits ! Aujourd’hui, ils sont Chefs et parfois possèdent leur propre restaurant.
Amuse-bouche aux mignardises
Il est 18h en ce samedi et, en cuisine, ça s’active. Dans cette pièce étriquée, quelques garçons, les traits tirés, dressent en vitesse les dernières assiettes, surveillent la cuisson de leurs plats. Comme pour des comédiens, quelques minutes avant de monter sur scène, le stress monte. Le silence n’est pas de mise. Tous échangent et partagent leurs émotions. À l’extérieur de la salle, une jeune femme vérifie tous les couverts et donne les dernières consignes à deux jeunes serveuses. C’est le moment, les premiers invités s’apprêtent à débarquer dans ce restaurant du 19e arrondissement parisien.
Octobre 2015 : les fondateurs d’Auparager préparent leur premier dîner en établissement, un an après le lancement de leur association visant à démontrer qu’il est possible de servir des mets gastronomiques à partir d’invendus alimentaires. Outre la propriétaire de l’établissement, qui dit soutenir leur action, Lise, Maxime, Alexandre et Charles ont, pour l’occasion, convié leurs proches, à un horaire fixe. Ils prévoient en effet de servir chaque heureux élu en même temps. Par vague, selon le jargon de chef. Mais, avant le début du repas du restaurant éphémère, chacun est invité à déguster le cocktail de bienvenue. À base de vodka ou de tequila, pour les plus téméraires – il est 19h30 – et de jus de fruits et de légumes. Cela permet aux quatre compères d’entamer la conversation sur le gaspillage alimentaire contre quoi ils entendent lutter.
Une discussion qui se poursuit un peu plus tard, au milieu du dîner, quand Lise, Maxime, Alexandre et Charles prennent la parole pour expliquer les recettes des différents plats du repas, de l’amuse-bouche aux mignardises. À ce moment-là, ils racontent comment ils ont tout conçu depuis leur déplacement à Rungis, la veille, à l’aube, en vue de récupérer les matières premières qui, au lieu de terminer à la poubelle, se sont retrouvés dans les assiettes de leurs convives. Forcément, avant ce petit tour dans le sud parisien, il leur était impossible de déterminer avec précision le menu. Les quatre compères savaient juste qu’il y aurait du poisson en entrée, puis une volaille, accompagnée de légumes. À la suite de ce court making of de la soirée, ils reviennent sur l’origine de leur démarche, née en 2014 au sein de l’école Ferrandi, qui prépare aux métiers de la restauration.
Brainstrorming
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 1,3 milliard de tonnes d’aliments destinés à la consommation humaine est gaspillé (ou perdu) par an. Cela représente plus de 160 kg par an et par habitant, raconte Atlantico, qui évoque des initiatives pour lutter contre ce souci majeur.
Tout a démarré le premier jour de leur BTS, en 2014. L’école propose, à tous les étudiants de la promotion, de s’inscrire à un programme en dehors des cours pour apprendre à entreprendre. Et cela, grâce à une couveuse qui inculque les bases de la création de start-up. Sept étudiants sont embauchés, ils ne se connaissent pas et ne savent pas encore sur quoi ils vont travailler. Car ils ne sont pas contraints de trouver une idée dans leur domaine. « Nous étions assez libres », se souvient Maxime, un an après. Alors, le brainstorming est lancé, et les propositions fusent. Charles raconte, en riant : « Au départ, nous avons pensé à concevoir des tee-shirts avec des motifs de chefs. » Ou à proposer des plantes aromatiques d’intérieur ou des soupes à réchauffer…
Au final, c’est le thème du gaspillage alimentaire qui va les mettre d’accord. Mais quel gaspillage ? Celui des ménages, importants ? Celui des restaurants ? Des supermarchés ? Ou le gaspillage des producteurs. Rapidement, l’idée de retravailler les produits bruts s’impose. Et de les retravailler… au maximum ! « Si la moitié de la fraise est un peu écrasée, elle peut tout de même servir pour la purée », explique Maxime, avant de craquer (ou pas) : « La volaille, tu t’en sers jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la carcasse. »
Il faut jeter le moins possible : Auparager ne dit pas « non », ainsi, à la pelure des fruits et des légumes. Un zeste de citron, miam ! Mais que faire des produits réutilisés ? Les sept responsables pensent alors lancer une gamme d’épicerie fine « pour vendre des soupes, des confitures ou des plats cuisinés », glisse Maxime. Mais ils vont finalement opter pour une solution un brin plus économique : la vente… sur voie publique – ou privée depuis un food truck.
Auparager, c’est-à-dire « anoblir »
C’est là que Maxime découvre l’existence de Calidris, une association de réinsertion professionnelle de femmes issues de quartiers difficiles, dont le président a aménagé un ancien bus de la RATP en installant à l’intérieur une cuisine. Un partenariat voit le jour : les sept membres de la start-up en herbe peuvent bénéficier de leur outil à moteur… à une condition : « Nous devions travailler avec les filles. » Marché conclu : ils organisent ensemble un premier événement parisien lors d’une semaine consacrée au développement durable.
Les sept œuvrent dans le bus, mais également dans leur école pour concevoir des mets gastronomiques à des occasions diverses et variées. Les premiers mois filent et ils n’ont toujours pas de patronyme. Un jour de fin d’année, Lise, après avoir « regardé un dictionnaire de vieux françois », sourit Maxime, leur soumet le mot « auparager », signifiant anoblir. Comme ils espèrent sublimer les aliments condamnés en raison de leur esthétique (une carotte difforme) ou à cause d’un problème d’étiquetage (du riz basmati rangé, par erreur, dans un sachet thaï), ils disent tous « oui ».
Auparager vient de naître. L’année scolaire passe et le premier succès est au rendez-vous. L’équipe, pas encore regroupée en association, gagne le concours national des start-up, puis participe, sans la victoire, à l’édition européenne (au Portugal). Chacun passe ses vacances et, à la rentrée, une question se pose : continuer, ou pas ? Certains, qui préfèrent se consacrer aux études, travailler dans des grands restaurants, quittent l’aventure ; les autres, Lise, Charles, Alexandre et Maxime, donc, ont pris goût à l’entrepreunariat.
Ils créent leur association pour que leur marque ne pourrisse pas. C’est décidé. Ils n’ont pas tous 25 ans et veulent faire évoluer les mentalités. Chacun a pu, lors de stages, constaté que le gaspillage était monnaie courante dans les restaurants, bien que « certains grands chefs, nuance Charles, s’engagent le temps d’un ou plusieurs événements ». Comme, par exemple, Cyril Lignac, Ghislaine Arabian, François Pasteau, qui défendent les légumes moches… Cette cause, les quatre veulent la défendre à 100 %, et, à terme, dans un local fixe.
Une sorte de laboratoire
Leur volonté : ouvrir un restaurant et proposer un menu unique qui tournerait autour de 40-50 euros. Un montant pas accessible à tout le monde, mais déjà moins élevé que les plats des tables étoilées, où ils travaillent dans le cadre de leurs études. Pas de panique : ils comptent aussi se procurer un food truck pour toucher une clientèle moins aisée, monter une épicerie fine, sans oublier la sensibilisation. Car Auparager participe parfois à des tables rondes (par exemple pour causer économie circulaire) ou à des formations (l’autre jour, l’association a animé dans un Crous parisien un atelier sur la valorisation des produits).
Mais où veulent-ils se lancer ? Pour leur BTS, ils se trouvent tous en région parisienne, mais ce ne sera pas forcément le cas l’an prochain, une fois qu’ils seront diplômés. La moitié de l’équipe souhaite emménager à Bordeaux – Charles, justement, s’est inscrit dans une fac de bio à Bordeaux. « À Paris, il est très difficile d’obtenir une place pour un food truck (même si la mairie commence à suivre la mode, NDLR) et acheter un local, c’est cher, explique Maxime. Par ailleurs, là-bas, en Gironde, on ne nous prend pas trop pour des bobos », poursuit, le sourire aux lèvres, le… Girondin de naissance. Mais rien n’est sûr, pour l’instant.
« Nous réfléchissons à la meilleure solution », dit-il, sans oublier de répondre favorablement aux demandes d’événements ou de débats, histoire que le message ne soit pas oublié… Une chose est sûre : si Auparager se pose bien à Bordeaux d’ici la fin d’année ou début 2017, l’association pourrait déployer sa bannière à d’autres endroits, plus tard. « Nous souhaitons lancer une sorte de laboratoire, mais nous réfléchissons à créer d’autres Auparager », souligne Maxime. « En France, ou ailleurs », ajoute Charles. Faut voir loin, dans la vie. / Philippe Lesaffre (crédits photos Floriane Salgues)