Au détour des années 2000, l’Espagne a été soudainement confrontée à un passé qu’elle pensait perdu à jamais. La guerre, le franquisme et la traque des républicains sont des cicatrices que les Ibériques cachaient alors pudiquement aux yeux des curieux. Mais la découverte de charniers et de fosses communes ont finalement délié les langues et ouvert un débat à double tranchant.

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« Près de quatre-vingt ans après la fin de la guerre civile, les plaies du peuple espagnol ne sont toujours pas refermées. Alors que d’autres, à l’image des Allemands, des Polonais ou des Italiens, ont entamé un long processus mémoriel, l’Espagne s’est enfermée dans un mutisme qu’elle pensait être salvateur. Mais loin de répondre aux besoins des derniers témoins et de leurs descendants, ce silence assourdissant n’a fait que cristalliser les rancunes et les incompréhensions.

Or, depuis le début des années 1990, un courant de pensée entend remettre en cause l’état de fait imposé par le pouvoir de Madrid. Alors qu’il était acquis que personne n’irait remuer les décombres de l’histoire, celle-ci s’est manifestée dans des conditions parfois accidentelles. Au détour d’un chantier de terrassement, d’un remblais ou d’une construction venue supplanter un édifice éreinté par le temps, des vestiges du traumatisme national resurgissent ponctuellement et ravivent la douleur de ceux qui ne trouvent aucune réponse dans les livres d’histoire. »

Dans la proche banlieue de Burgos, au Nord de Madrid, un charnier a été découvert en 2010. Des dizaines de républicains avaient été fusillés par les troupes franquistes en 1936 et abandonnés, là, dans l’anonymat d’un abîme d’argile et de silence. « Des dizaines, peut-être même des centaines de personnes étaient là, sous nos pieds, sans qu’on le sache. » Quand Juan a décidé de se lancer dans des études d’archéologie, il ne pensait pas assister à un tel spectacle de sitôt. Lui, qui voulait partir à la recherche des vestiges de l’Empire romain dans la péninsule ibérique, il s’est soudainement retrouvé face à sa propre histoire.

« J’étais en première année de thèse quand on a découvert le charnier de Burgos. Depuis mes premières tentatives romaines, j’avais déjà fait un bout de chemin. Je suis natif de la région et j’y prenais quelques jours de repos à ce moment-là. On est venu me chercher pour me dire que quelqu’un les avait retrouvés. Je me souviendrai toujours de ses mots. » Au départ, quelques crânes émergeaient de la poussière. Mais les coups de pelle ont tôt fait d’en découvrir d’autres. Au total, 46 crânes ont été extraits de la terre argileuse de Burgos. Des hommes et des femmes étaient tombés, quatre-vingt ans plus tôt, pour une idée morte avec eux.

Burgos, année zéro

La nouvelle de la découverte s’est répandue très rapidement. Dans la population, l’émoi était vif et les vieilles blessures réapparaissaient sous les armures de l’oubli. Les gens ont commencé à parler. C’était inévitable. Miguel Sanchez Garcia et son fils Andrés se souviennent de ce jour où tout est remonté à la surface. « Nous avons perdu neuf membres de notre famille dans cette guerre. Mon fils ne les a jamais connus. Mais moi, oui. Et je connais également ceux qui les ont trahis », affirme Miguel. A 92 ans, le vieil homme a l’esprit vif et se souvient des noms, des visages et des circonstances. Il était petit lorsque ses parents l’ont réveillé pour fuir Burgos en direction de la frontière du Nord. Mais il n’a rien oublié.

« Dans un monde idéal, j’aurais pu grandir en oubliant tout ça, la fuite, la peur, la mort de ma mère, les rires des franquistes et les sérénades indignes qu’ils diffusaient à tue-tête dans leurs haut-parleurs. Mais ce n’est pas le cas », dit-il. Lorsqu’on lui demande de préciser à qui il fait allusion en mentionnant ceux qui ont trahi ses parents, il hoche doucement de la tête et se contente de dire qu’il est trop tard pour la justice, que les responsables sont morts ou tellement vieux qu’ils ne comprendraient même pas le sens d’une sentence. Mais pour lui, c’est certain, quelque chose s’est réveillé en 2010. Quelque chose de noir et de profondément ancré dans les âmes des habitants de Burgos.

Des fleurs et des poignards

« Quand Franco a rendu son dernier soupir en novembre 1975, des centaines de personnes se sont précipitées dans les rues pour lui rendre hommage. J’en étais malade », se souvient Miguel. Avant la chute de Madrid et la prise du pouvoir par les franquistes, Burgos était le quartier général des nationalistes. Nombre de civiles sont, jusqu’à la fin des années 1990, restés attachés à l’image évanescente d’une Espagne « forte et rigoureuse » telle que la promouvait le pouvoir. Longtemps, deux blocs se sont fait face.

D’un côté, les descendants des républicains tombés sous la mitrailles et, de l’autre, les tenants du pouvoir de Franco et de cette apparence de grandeur cultivée par le régime. « Même avec les années, je ne peux toujours pas me résoudre à leur pardonner. Ces roses qu’ils ont déposées au pied des portraits du bourreau de mes parents, ce sont des coups de poignards qu’ils m’assénaient. » De loin en loin, la parole des uns répond au silence et à l’oubli des autres.

L’espoir

Plus que tout autre ouvrage, L’Espoir décrit avec une précision chirurgicale la débâcle des républicains et l’avancée implacable des fascistes dans toute la péninsule. Mais à l’orée des années 2000, un large mouvement intellectuel a supplanté le roman et enclenché un processus qui, quelques mois auparavant, n’aurait sans doute jamais vu le jour. Il était alors question de repenser les clivages de l’histoire, d’examiner le passé et d’affronter les failles du récit national en faisant abstraction des vérités si facilement établies.

Dans ce contexte, la Société des sciences Aranzadi a mené des travaux pointus et clairement nécessaires pour reconstituer pièce après pièce le puzzle d’une mémoire évanouie. Commissionnée par les familles des disparus des républicains et de celles et ceux qui sont tombés sous les coups de boutoir du fascisme franquiste, elle a entrepris de retrouver la trace des morts et de leurs proches. Mais, au-delà de cette approche scientifique, un large courant artistique s’est mis en place. Réunissant des cinéastes, des gens de théâtre, des plasticiens et des auteurs divers, il a largement contribué à l’ouverture d’un débat qui se devait d’être public.

José-Luis Rodriguez Zapatero fait partie de ceux qui ont le plus œuvré pour l’instauration d’un tel dialogue. Petit-fils d’un républicain fusillé vers la fin de la guerre, il n’a jamais fait mystère du rôle crucial de son aïeul dans sa trajectoire politique.

Une fois arrivé au pouvoir, l’ancien Premier ministre a largement élargi le champ des recherches et permis d’avancer, enfin, dans le débat qui faisait rage dans les têtes depuis huit longues décennies. Mais il n’est pas seul. Sur le terrain, nombre d’anonymes se sont également engagés dans ce cadre. José est étudiant en sciences économiques à Madrid. Cette période, il ne l’a pas connue et, aussi loin que porte sa mémoire, aucun membre de sa famille n’y a été confronté. José est originaire de Caracas au Venezuela.

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Arrivé dans la capitale espagnole en juin 2012, il a très vite compris que quelque chose se passait lorsqu’il a commencé à dialoguer avec de jeunes artistes. « On n’en était plus à la Movida, à Dali et à Picasso. Mais quelque chose se passait, c’est certain. Comme un sursaut, un frisson. Mais un frisson d’effroi », affirme-t-il. Grand échalas emmitouflé d’un large Pancho bleu, José se remémore les premières soirées de débat organisées à la hâte dans de petits bistrots : « On démarrait de rien. Mais il fallait parler.

Les gens le demandaient et au fil des annonces, la demande se faisait plus précise. Les Espagnols ont commencé à vivre ce que vivaient déjà des peuples comme les Cambodgiens. Il fallait que ça sorte. » Si le parallèle peut surprendre, il n’est cependant pas dénué de sens. Comme dans ce petit pays d’Asie du Sud-Est, les Espagnols sont confrontés au silence définitif, implacable, de ceux qui savent. Trop vieux ou tout simplement disparus, les coupables ne pourront jamais répondre de leurs actes, laissant derrière eux les esprits endoloris de leurs victimes passées… / Jérémy Felkowki