À trois heures de route de Bichkek, la capitale du Kirghizistan, Emil, un ranger de 49 ans, veille sur la panthère des neiges et sur les merveilles de la nature.

les couvertures du Zéphyr

L’ibex a jadis régné sur les vallées des hautes montagnes d’Asie centrale, de Sibérie centrale et de l’Altaï. Toujours braconnée pour sa fourrure, la panthère des neiges fait aujourd’hui partie des espèces vulnérables : sa population sauvage est inférieure à 9 000 individus. Au Kirghizistan, des rangers ont été recrutés pour les protéger. Emil est l’un d’eux.

Tout autour, les sommets enneigés fondent sous le soleil du mois de mai. Une forte odeur d’essence embaume la Uaz, vingt ans d’âge, sa « Jeep russe » comme il la décrit en rigolant. À 20 km/h de moyenne, nous montons à 2 500 m d’altitude sur une piste praticable, mais qui nous bringuebale dans tous les sens. Sur les flancs des montagnes, les troupeaux broutent l’herbe en liberté. La zone protégée s’étend sur 20 462 km2 (il en existe 23 en tout, au Kirghizistan, pays d’Asie centrale, à l’ouest de la Chine).

Emil est un enfant de la région. Il est né dans le dernier village de la vallée, Koshoi. En arrivant à sa cabane, où il passe ses journées et certaines nuits d’été (celle-ci devient inaccessible en hiver à cause de la neige), le ranger nous tape sur l’épaule et tend son doigt vers le sommet de la montagne en face. Un ibex nous observe au loin. L’animal est essentiel à cet écosystème puisqu’il est l’une des proies de la panthère des nneiges. Sa protection est aussi nécessaire que celle des autres animaux. « Une fois je suis tombé sur une panthère qui mangeait un ibex, c’était impressionnant », se souvient-il.

Animal sacré

Grâce à l’aide financière du Snow Leopard Trust (SLT), une ONG américaine, qui a pour mission la protection des panthères des neiges dans le monde, la cabane a pu être rénovée, avec notamment des panneaux solaires sur le toit, l’ajout de meubles et de nouvelles fenêtres. Une chambre à trois lits permet aux rangers d’y dormir. Emil vérifie les pièges à souris dans les coins de chaque pièce : « Elles mangent les couvertures… et moi aussi ! », dit-il avec humour. Après un chai (thé), une tradition kirghize, et la préparation du déjeuner, Emil sort une bouteille de vodka « Snow Leopard », créée par l’Anglais Steven Sparrow. Celui-ci reverse 15 % des profits au SLT. Il nous sert un verre : « À cette altitude, il faut rééquilibrer le cerveau ! »

Emil est ranger depuis 1998, il a laissé son travail de berger deux ans plus tard pour se consacrer à plein temps à la protection de la biodiversité, après avoir découvert par hasard une offre d’emploi du SLT, l’organisme américain de protection de la nature. Aujourd’hui, c’est un un des plus anciens à s’occuper de la vallée de Shamsy. C’est que la panthère des neiges a toujours été un animal sacré pour ses ancêtres. La protection de la nature fait aussi partie de la culture kirghize.

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Capture des braconniers

Une grande partie de son activité quotidienne consiste à compter les animaux (les marmottes au printemps), de nettoyer autour de son chalet et de surveiller le territoire avec ses jumelles, fournies l’année dernière par le SLT, en plus d’appareils photos neufs. Il prend aussi le temps de discuter avec les touristes pour les prévenir des règles à suivre. Le montant des amendes pour braconnage a été triplé depuis l’organisation de l’International Snow Leopard & Ecosystem Forum à Bishkek en 2017. Des caméras ont aussi été installées depuis 2016 un peu partout pour pouvoir relever des données de la vie sauvage, mais aussi capturer les braconniers. Parfois, une panthère des neiges apparaît sur les images.

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Comme tous les nouveaux rangers, il a reçu une formation pour l’analyse de scène de crime de la part d’Interpol. Tous portent une arme de service et ont l’autorisation d’arrêter les personnes et les remettre aux autorités. « J’ai aussi une carabine, que j’utilise le plus souvent pour les loups et les chacals. Surtout pour protéger les ibex pendant la période d’accouplement. » Emil travaille, comme les autres rangers, pour l’agence d’État pour la protection de l’environnement. Comme les salaires sont bas, un prix a été créé pour ceux qui arrivent à capturer des braconniers. Cet argent est une façon de valoriser et de reconnaître publiquement leur travail.

La pédagogie au cœur de la prévention

Lorsqu’il n’est pas dans les montagnes, Emil se rend dans les écoles pour parler avec les enfants de l’importance de la protection des animaux. La relation étroite avec les populations locales a permis d’établir des liens de confiance avec les rangers. « Certaines personnes m’appellent si elles voient quelque chose. Il n’y a quasiment plus de braconnage dans cette zone, notamment grâce au réseau téléphonique étendu et la proximité avec la capitale. »

Le "bureau" d'Emil pour protéger la biodiversité asiatique

Le « bureau » d’Emil pour protéger la biodiversité (photo: M-A D)

Trois organisations internationales ont fait de la protection des panthères des neiges un de leurs objectifs principaux : outre le Snow Leopard Trust (SLT), il y aussi Panthera et le Snow Leopard Conservancy. Elles ont placé le rôle des rangers au centre de leurs actions, reconnaissant l’intérêt d’avoir des interlocuteurs engagés sur le terrain, capables d’interagir avec les locaux comme les touristes.

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Un boulot qui porte ses fruits

Le travail d’Emil porte ses fruits : sans être sauvée pour autant, la panthère des neiges a été déclassée de “en danger” à “vulnérable” sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature). Alors qu’elles avaient presque disparu des montagnes kirghizes dans les années 2000, du fait d’un braconnage illégal intensif, le nombre de panthères est aujourd’hui estimé à 260 dans tout le pays (et entre 4 080 et 6 590 dans le monde entier).

Alors qu’Emil note sur son carnet le nombre de marmottes aperçues durant notre séjour, un troupeau de yaks défile sous nos yeux. Après avoir fait la vaisselle à l’eau clair de la rivière, nous rassemblons les affaires et remontons à bord de l’Uaz. Ce soir, Emil dormira dans son village, avec sa famille. « Si je pouvais je resterais ici, mais ma femme râle déjà parce que j’y passe trop de temps ! » Au volant, Emil garde le sourire. Il nous raconte que son fils a choisi de devenir ranger lui aussi. Mais Emil n’en a pas fini. Il n’imagine pas faire autre chose de sa vie, et ne pense pas à la retraite : « Tant qu’il y a la santé, je continuerai de travailler. » / Hélène Molinari (collectif Les Plumé.e.s) Photos : Marie-Alix Détrie