Rencontre avec Jérémy Lemarié, docteur en sociologie. Il vit le surf comme un mode de vie, une philosophie qui guide son quotidien.

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Jérémy Lemarié nous reçoit à Nanterre à l’université, où il a durant le semestre dernier enseigné quelques cours de sociologie. Il a plutôt l’air satisfait de m’accueillir dans une salle réservée aux professeurs pour parler surf. « Cela me permet de réviser mes fondamentaux », dit-il en souriant. Mais, entre nous, il n’en a pas besoin, tant il maîtrise parfaitement son sujet.

Cela lui fait plutôt plaisir de me raconter l’histoire du surf, comment cette discipline qui consiste à glisser sur l’eau est passée d' »une pratique autochtone à un sport mondialisé« , dont raffolent plusieurs millions de personnes dans le monde. C’est d’ailleurs un bout du titre de sa thèse qu’il a soutenue en 2016 et qui s’intitule : « Genèse d’un système global surf. Regards comparés des Hawai’i à la Californie : traditions, villes, tourismes, et subcultures (1778–2016) ». Pendant plus de trois heures, il évoque Hawaï, où il a eu la chance de vivre, la Californie, où il a passé une partie de ses études. Il décrypte pour nous l’évolution de l’image du surfeur au fil des décennies, l’arrivée de cette pratique de glisse en France, la professionnalisation de ce sport qui en a choqué plus d’un. Sans oublier de parler de lui. Car, naturellement, lui-même enfile parfois sa combinaison pour se jeter avec gourmandise (et dés 5 heures du mat’) à l’eau pour chercher « la vague de sa vie ». Rencontre avec un docteur en sociologie qui vit au rythme de l’océan – et jamais sans sa planche.

 

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Le surf qu’on pratique aujourd’hui, est-il différent du surf originel ?

Le surf existe depuis des milliers d’années, et l’idée principale n’a pas changé : cela consiste toujours à monter sur une planche et de se laisser pousser par la vague. Comme partout, il y a eu des évolutions. À l’état rudimentaire, les figures n’existaient pas ou étaient peu développées. Puis, la chose s’est précisée à Hawaï, où chaque individu a été autorisé à surfer sur certaines planches en fonction de sa catégorie sociale. Plus la planche était longue, et faite d’un bois noble, léger et résistant, plus elle appartenait à des chefs de haut rang. Aujourd’hui, la prouesse, c’est la performance et les figures acrobatiques ; hier c’était surfer le plus longtemps possible, rester debout sur la plus longue distance. Idéalement, il fallait terminer sa glisse en posant ses pieds sur la plage. Cela m’est arrivé une fois, et c’est très gratifiant.

Quand a été créé le premier club moderne ?

On s’accorde à dire que le premier club ouvre en 1908 à Waikiki sous le nom de Outrigger Canoe Club (OCC). Il faut aussi noter le Hui Nalu, officiellement enregistré en 1911. Il y avait aussi un autre plus ancien connu sous le nom Hui Pakaka Nalu (club de surf en pirogue), mais le OCC s’est fait le plus remarqué. Il existe toujours aujourd’hui (et il y était quotidiennement durant son séjour annuel à Hawaï, ndlr).

À l’époque, le OCC avait une place ambigüe, car on comptait parmi ces membres des occidentaux essentiellement. C’était un club ségrégé sans en porter le caractère officiel. Une partie de la ségrégation reposait sur les frais d’inscription élevés, dont seuls les individus blancs pouvaient s’acquitter.

Qui l’a créé ?

Il a été fondé par plus d’une centaine de personnes, mais on retient le plus souvent la figure d’Alexander Hume Ford. C’est un journaliste de Caroline du Sud, qui a beaucoup voyagé. Parti en voyage en Europe de l’Est, en Russie et en Chine, au début du XXe siècle, il s’installe à Hawaï en 1908. Bien entendu, il a découvert le surf, et s’est voué d’une grande passion au point de créer le premier grand club de surf au monde. Il a lancé aussi un journal, Le Mid-Pacific Magazine, afin de promouvoir le surf et le OCC.

Quelle est la situation de Hawaï à ce moment-là ?

En 1898, l’archipel de Hawaï est annexé par les États-Unis, ce qui est le résultat de plus d’un siècle d’échange entre Hawaï et le reste du monde. Tout au long du 19e siècle, Hawaï était le carrefour de l’océan Pacifique, car l’archipel était une plaque tournante économique depuis sa découverte par les Britanniques en 1778.

À cette époque, les îles permettaient de ravitailler les navigateurs et les commerçants qui travaillaient dans le commerce de fourrure, du bois de santal et de la chasse à la baleine entre le continent américain et l’Asie. Par ailleurs, les missionnaires calvinistes américains sont arrivés en 1920 et ont évangélisé les Hawaïens, autrefois polythéistes, en commençant par les individus de plus haut rang.

Une partie non négligeable des calvinistes, de commerçants et d’hommes d’affaires se sont installés à Hawaï définitivement et ont fondé leur famille. On assiste alors à une situation complexe, où les enfants puis les petits-enfants descendant des occidentaux vivent toute leur existence à Hawaï, et se sentent hawaïens. Petit à petit, ces Européens et Américains ont récupéré les plus hautes fonctions politiques.

Dans les années 1840, Hawaï est devenu une monarchie constitutionnelle, et les dirigeants s’entouraient d’un gouvernement que l’on appelait cabinet. Les régnants successifs demeuraient Hawaïens de « souche », mais les membres du cabinet possédaient de plus en plus une peau blanche, donnant alors lieu à une réappropriation politique, économique et culturelle de Hawaï et de sa culture. Cela comprend également le surf. Dans une certaine mesure, le surf a été promu par des Occidentaux, laissant de nombreux Hawaïens à l’ombre des projecteurs, à l’exception de Duke Kahanamoku, le père fondateur du surf moderne.

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Comment fonctionnait la société avant l’annexion en 1898 par les Américains ?

Le roi Kamehameha I, unificateur de l’archipel en un seul royaume en 1810, décède en 1819. Son fils devient le nouveau régnant, mais pas seul, car une des femmes de Kamehameha s’autoproclame corégente. On assiste alors à un pouvoir à deux têtes dont l’articulation majeure a été d’abolir le régime de tabous, c’est-à-dire le régime politique traditionnel hawaïen.

Ce système avait pour objectif d’établir des inégalités entre les individus afin de garantir des droits et des privilèges en fonction du sexe et de l’appartenance à une classe sociale. Par exemple, les gens du peuple n’avaient pas le droit de côtoyer les plus nobles. Aussi, les hommes ne pouvaient pas manger avec les femmes. Avec l’abolition de ce système politique sans écriture, un nouveau système s’est mis en place dans les années 1840, de type monarchie à l’anglo-saxonne.

Tu parles de culture hawaïenne, tu peux m’en parler un peu ?

La culture hawaïenne, c’est l’hospitalité au sens large du terme. D’abord, c’est l’amour de la terre, l’attachement à une terre que l’on reconnaît pour avoir nourri ses ancêtres et pour nourrir les générations à venir. De par leur tradition, leur histoire, et leur position centrale dans le Pacifique, la plupart des Hawaïens sont hospitaliers, partageurs, et généreux. Ils sont aussi très curieux. Lorsque les occidentaux commençaient à se rendre régulièrement sur l’archipel, les Hawaïens s’intéressaient beaucoup aux cultures et coutumes qui leur étaient étrangères.

Par exemple, sur cet archipel de huit îles, il n’y avait pas de métal. Lorsque les Hawaïens ont découvert l’abondance d’objets métalliques, allant des armes à feu, aux ustensiles de cuisine, en passant par les clous des navires, les indigènes se sont mis à collecter et à raffiner ces métaux considérés comme précieux, lors des premières années.

Parmi les autres traits caractéristiques de leur culture qui sont éloignés de la nôtre, on relève la polygamie. Les Hawaïens concevaient la famille et la vie en couple différemment. L’idée principale et qu’il fallait échanger les épouses et les gendres, afin de promouvoir des rapports pacifiques entre familles rivales. Une grande ambiguïté sur ce sujet vient du fait que les femmes tentaient de coucher avec les marins occidentaux, le plus souvent encouragés par leur époux, car cela avait pour objectif de rapprocher les cultures, et de favoriser l’échange. Sans surprise, les Occidentaux concluent rapidement que les Hawaïennes étaient lascives, voire « faciles ».

En outre, retenons que les Hawaïens étaient très lettrés et ont rapidement embrassé la lecture et l’écriture. À l’origine, ils étaient un peuple sans écriture, et le premier journal a été publié en 1824, lorsque les missionnaires ont mis par écrit cette langue orale. Ces missionnaires se sont voués à l’éducation des autochtones, et ces derniers ont ensuite maîtrisé par écrit leur langue orale complexe. Rapidement les Hawaïens ont pris conscience que l’écriture était un moyen important pour sauvegarder la culture et leur tradition. Ce désir était d’autant plus fort que les indigènes étaient de moins en moins nombreux. En moins d’un siècle, la population passa de 400 000 à 35 000 individus.

La polygamie, ça existe encore ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir s’il existe encore des individus « 100 % hawaïens », c’est-à-dire des familles dans lesquelles il y a une ascendance ethnique unique. On trouve encore quelques familles de ce genre, mais elles se comptent en milliers. Quant à leur coutume familiale, cela s’évalue au cas par cas. Je peux seulement dire que certaines de mes connaissances hawaïennes sont polygames, mais cela reste minoritaire.

Parle-t-on de culture de l’océan sur ces îles ?

Par tradition, les enfants sont très rapidement accoutumés à l’océan. En bas âge, ils sont habitués à se baigner en mer, et, pour certains, à grimper sur une planche de surf en tandem avec leurs parents. Au 19e siècle, on peut lire dans les journaux de bord des médecins que des mères allaient dans l’eau avec les bambins, sans que ces derniers ne sachent marcher ni nager. À l’époque, de telles scènes étaient effrayantes pour les observateurs occidentaux, car peu de monde savait nager, et comprenaient l’utilité des bains marins pour les nourrissons.

Le langage fait partie de la culture. Toi, tu as appris la langue hawaïenne pour ton travail de chercheur ?

Oui, à mon niveau, car les chercheurs doivent apporter une plus-value au travail déjà effectué. L’histoire du surf était déjà écrite, mais seulement d’un point de vue occidental. Autrement dit, une histoire d’une coutume indigène, documentée avec des sources anglophones. Le message était de dire que le sport a connu un nouvel âge d’or grâce aux occidentaux. Or, ce discours m’a chiffonné, car un seul point de vue de l’histoire était documenté.

Alors, d’abord, j’ai recherché des écrits en français qui sont souvent délaissés par les anglophones. J’ai découvert qu’il y avait à l’époque de nombreux commerçants français, des voyageurs et des missionnaires catholiques qui avaient des échanges réguliers avec l’archipel. Ensuite, j’ai consulté des journaux hawaïens rédigés en hawaïen pour comprendre le point de vue indigène. Et là j’ai constaté qu’il existait beaucoup de traces laissant entendre que les Hawaïens n’avaient pas cessé de surfer, contrairement à ce que laissaient entendre certains occidentaux. D’où l’intérêt pour moi d’avoir appris l’hawaïen.

Tu es rédacteur en chef du Surf Blurb, un média en ligne dédié à l’actu du surf. Comment cette aventure est-elle née ?

Je suis gérant de la société et rédacteur en chef du magazine, oui. Au début des années 2000, le Surf Blurb était un email envoyé tous les lundis par le Californien Joe Tabler pour promouvoir son site Surfbook.com. C’était une sorte de newsletter gratuite qui fonctionnait par le bouche-à-oreille, et cela a marché pendant 15 ans. Joe envoyait des informations brutes, avec une mise en page minimale et donnait accès à du contenu surf, souvent difficile d’accès.

Et comment en es-tu arrivé à devenir le propriétaire ?

Lors de mon master et de mon doctorat en sociologie, je collectais des magazines de surf d’époque (des années 60 à nos jours). Au fur et à mesure de mes achats, j’ai découvert le site de Joe Tabler et sa newsletter Surf Blurb. J’échange en 2009 avec Joe Tabler, et j’apprends qu’il a rassemblé environ 1 600 abonnés. Une partie de ces abonnées lui versaient un peu d’argent pour entretenir sa newsletter. Pour ma part, le Surf Blurb a toujours été top : j’y voyais des sources intéressantes pour ma thèse et j’accédais à un réseau de passionnés d’histoire du surf.

Un jour, à la fin août 2015, lorsque je travaillais à l’Université de Hawaï, Joe annonce qu’il arrête Surf Blurb. Cela m’embêtait, car cette newsletter était une mine d’or pour mes recherches. On y trouvait des bons tuyaux, des liens, des documents, des livres, et d’autres choses disponibles nuls par ailleurs. Alors, j’ai écrit à Joe en lui disant: « Ecoute, c’est dommage d’en arrêter là », et je lui propose de reprendre le flambeau en espérant qu’il s’y remette après quelques mois de pause.

Et qu’a-t-il répondu ?

Après réflexion, il revient vers moi et me transmet la liste des abonnés, pour que je puisse à mon tour composer un nouveau numéro du Surf Blurb. Je me lance et prend les rênes à la fin septembre 2015. Nouvellement promu, je comprends alors l’ampleur de travail au regard du carnet d’adresses de Joe. J’y reconnais des gens réputés, des gens connus dans le milieu du surf. Puis, comme Joe, je me mets à recevoir une bonne partie des informations de la part des contributeurs réguliers, et je commence à occuper une nouvelle place dans ce réseau international.

Après quelques mois de travail, je propose à Joe qu’il reprenne son activité, mais il refuse en disant: « Cela me fait du bien de me retrouver de l’autre côté de la chaîne. » Alors, humblement, je suis passé à la vitesse supérieure, et j’ai créé la société en France, afin d’obtenir un statut légal. Joe ferme sa structure aux États-Unis, j’achète le nom de domaine et je lance le site au printemps 2016.

Lire aussi : notre portrait du père Damien, seul prêtre volontaire sur l’Île hawaïenne de Molokaï, le ghetto des lépreux.

Et maintenant, tu en es où ?

Le Surf Blurb prend de l’ampleur. Depuis, j’ai lancé une version payante en haute définition, et j’ai un bon retour de la part des abonnés. Le Surf Blurb rassemble une communauté active, allant du simple surfeur, à l’athlète professionnel, en passant par des shapers, des innovateurs, des historiens, des universitaires. / Philippe Lesaffre

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