Auteur de plusieurs ouvrages sur les arbres, l’expert arboricole indépendant David Happe tire la sonnette d’alarme. Dans le monde, les essences disparaissent sans bruit, et les forêts françaises, selon lui, n’ont jamais été aussi peu résilientes.
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« Les végétaux sont en danger »
Le Zéphyr : On parle souvent du déclin d’espèces animales. Mais la flore est en péril aussi. A quel point ?
David Happe : Le bilan en ce qui concerne la flore est tout aussi dramatique que la faune. Les végétaux sont en danger. Prenons l’exemple des mousses ; on n’y pense pas souvent, pourtant il y en a entre 1 200 et 1 300 espèces en France, et, en Auvergne, par exemple, une sur deux est menacée. L’infiniment petit, végétal comme animal, d’ailleurs, est tout autant essentiel que les grands mammifères pour le fonctionnement des écosystèmes.
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Francis Hallé l’a répété, le végétal a souvent été “mis de côté” par rapport à l’animal. Est-ce que vous observez la même chose ?
En 2020, des chercheurs de l’Institut de systématique, évolution, biodiversité et de l’Institut des Sciences de l’évolution de Montpellier (ISEM) ont évalué le niveau de compassion des Français vis-à-vis des espèces. Verdict : plus une espèce présente des caractères communs avec nous, les humains, plus la compassion est forte. Au sujet des plantes, il y a une exception : le chêne, chargé en symboles. Le chêne pédonculé et le chêne sessile sont les deux essences prédominantes en surface forestière. Et, souvent, aussi, les plus âgées.
Pourquoi les arbres sont-ils menacés ?
Les arbres sont un superbe groupe d’espèces pour évoquer tous les maux de la planète et les causes de régressions. Pour moi, la déforestation et la surexploitation, deux phénomènes différents, demeurent les causes majeures de la régression de la biodiversité liée aux arbres. Plus de la moitié, voire les deux tiers de la diversité arboricole mondiale se situe dans les deux secteurs les plus exposés à la déforestation (notamment visant à favoriser l’agro-industrie), l’Asie du Sud-Est et l’Amérique du Sud. Un territoire dans lequel se trouve plus de 40 % des espèces végétales du monde. Les pays qui possèdent le plus de nombre d’espèces d’arbres sont le Brésil (8 700) et la Colombie (6 000), devant l’Indonésie (5 100).
Disparition des arbres
À quel point les espèces invasives menacent-elles les arbres ?
Elles génèrent d’importants problèmes de régressions d’espèces. Notamment au sein de régions insulaires, dans lesquelles les invasions biologiques sont les plus ravageuses. Exemple, à Madagascar, le territoire qui a la plus grande densité d’espèces menacées au monde, par rapport à sa superficie. Sur certaines îles japonaises, des végétaux invasifs comme les bambous ravagent les espèces de magnolias. Et contribuent ainsi à leur disparition.
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Les champignons, aussi, fragilisent des espèces…
Oui. Je pense spontanément au châtaignier américain, jadis prédominant sur la côte Est des États-Unis. On l’appelait parfois le séquoia de la côte Est, car, bien qu’il s’agisse d’un arbre feuillu, il donnait les plus grands spécimens du territoire. Mais il a été décimé par un champignon. Aujourd’hui, on retrouve quelques châtaigniers dans des parcs, mais, globalement, l’espèce a fortement régressé puis quasiment disparu au début du 20e siècle.
Il y a aussi des champignons qui ravagent nos forêts. On a pu dire que l’orme a disparu pour cette raison. L’espèce a fortement régressé, d’accord, mais elle ne s’éteindra pas. Car le champignon, associé à un scolyte, détruit les individus d’un certain âge et non les jeunes, moins exposés.
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Qu’en est-il des incendies qui devraient s’intensifier dans les prochaines années, comme le répète le Giec ?
Il y a trois-quatre ans, lors de la rédaction de l’ouvrage Arbres en péril, je n’utilisais pas encore le terme de “mégafeu” pour évoquer les incendies sur notre territoire. Ils impliquent de nombreuses conséquences d’ordre environnemental et social. Je le réservais par exemple à l’Australie, fortement touchée par les flammes en 2019. Or, à l’été 2022, avec le nombre de régions touchées par les incendies en France, en Espagne, au Portugal, on a franchi un cap.
Il y a quelques années, les évaluations sur les régressions d’espèces ne pointaient pas trop du doigt les incendies comme menace principale pour la diversité des arbres. Mais ça évolue. En Australie, les incendies ont ravagé la partie méridionale du pays, notamment la Nouvelle-Galles-du-Sud. Les pertes ont représenté l’équivalent des trois quarts de la superficie forestière française ! Et le panache de fumée, formé à l’occasion, représentait, à son apogée, l’équivalent de la surface de l’Union européenne.
Forêt peu résiliente
Comment se portent les forêts en France ?
Il faut distinguer l’aspect quantitatif et qualitatif. D’abord, en ce qui concerne les superficies, les forêts ne se sont jamais aussi bien portées aujourd’hui par rapport à 1850. À cette date, on avait atteint le minimum forestier. Il ne restait plus, en métropole, que 8 millions d’hectares, contre 17 millions de nos jours. Depuis le 19e siècle, la forêt n’a cessé de croître. Et cela continue.
Or, la forêt n’a jamais été aussi fragile. Elle est de moins en moins résiliente. Il n’y a qu’à voir : les ravageurs, quand ils apparaissent, font des dégâts considérables. Par ailleurs, le chêne met en principe 5-10 ans pour se remettre d’une période de sécheresse ou de canicule. Des chercheurs ayant mesuré la largeur des cernes de croissance de l’arbre l’ont démontré. Alors, imaginez quand les épisodes de sécheresse se suivent, les arbres ont du mal à s’en sortir. Et les maladies se propagent…
Les espèces d’arbres en France sont-elles en danger pour autant ?
Si la forêt est menacée, les espèces, non. En tout cas, sur le territoire métropolitain. Seules entre 5 et 10 espèces sont susceptibles de disparaître à moyen ou à long terme, c’est assez rare.
« Faire confiance à la forêt »
Que faire pour sauvegarder les forêts en difficulté ?
Vous avez, aujourd’hui, deux stratégies de défense des essences.
La première, je la combats, c’est une fuite en avant. C’est considérer qu’il faut chercher systématiquement les essences les plus résistantes au changement climatique (en Amérique du Sud, par exemple) et les planter à la place de celles qui peuplent nos forêts. En revanche, elles pourraient être exposées à certains aléas, liés à des maladies, des virus, des pathogènes variés que l’on ne connaît pas encore.
Il y a la stratégie inverse. C’est faire confiance à la forêt, et à sa résilience. Les chênes vont souffrir, certes, mais, au sein de la population, on aura des individus plus résistants. Il convient de les identifier… puis de les régénérer. Cette approche est plutôt bonne, mais elle a aussi ses limites. Quand j’étais à l’école forestière, mon prof me disait qu’il ne fallait de toute façon pas mettre les œufs dans le même panier. C’est le bon sens paysan appliqué au milieu forestier. Je pense qu’il faut un ensemble de solutions. Utiliser les essences venues d’ailleurs, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas suffisant, et il faut adopter cette stratégie de manière modérée et très prudente.
Et pour les arbres en ville ?
Pour les villes, j’ai une vision un peu différente. L’arbre en situation infra-urbaine doit supporter des températures estivales plus critiques qu’en forêt, ce qui l’impacte considérablement. Je ne connais pas d’espèces, poussant naturellement dans les forêts françaises, capables de tolérer longtemps les températures très caniculaires et exacerbées du milieu urbain. Dans ce cas de figure, on peut opter plus facilement pour des essences exotiques plus résistantes à la chaleur, puisqu’on les plante dans un environnement anthropique, loin de leur milieu naturel, et que les répercussions sur l’écosystème sont ainsi limitées.
Préserver la diversité des essences en forêt
Que penser des monocultures de résineux dans les forêts ? Sont-elles à même de résister aux maladies ou à des épisodes climatiques graves ?
En forêt, on trouve naturellement des sapinières de montagnes françaises, et il faut les préserver. Pas les plantations d’essences uniques, qui atteignent clairement leurs limites. Si un champignon, par exemple, affectionne ladite espèce unique, il va tout détruire. Si on trouve au contraire plusieurs espèces, certaines seront plus résistantes.
Plus globalement, mieux vaut avoir différentes essences dans une forêt. Et une forêt qui présente une hétérogénéité verticale, c’est-à-dire composée d’arbres ayant des hauteurs variées – ce qu’on appelle une futaie jardinée ou irrégulière, avec des individus d’âge différent -, résiste mieux au vent. Et cela peut également contribuer à ralentir la progression d’un feu. Ainsi, on peut adopter une stratégie de lutte contre les flammes plus efficace.
« Industrialisation de la forêt »
Les coupes rases se multiplient-elles sur le territoire ?
J’observe une industrialisation de la forêt française. Et cela peut se traduire par des coupes rases. Un phénomène pas nouveau qu’on observe notamment dans le Sud-Ouest ou dans les régions de moyennes montagnes, par exemple sur les pins maritimes, les douglas ou les épicéas. Ou alors à proximité de chaufferies industrielles.
À certains endroits, il n’y a pas forcément de coupes rases, mais on a massivement remplacé le bûcheronnage par des machines qui vont tasser les sols, les rendre moins vivants, perturbant la biodiversité. On fait subir à la forêt ce que l’on a fait subir à l’agriculture il y a 40-50 ans, la mécanisation agricole, l’intensification de l’agriculture.
Beaucoup d’élus, de citoyens, d’associations (comme le GNSA) luttent contre ces évolutions dans les forêts. Il est avéré que l’on essaie de rendre la forêt toujours plus productive, par exemple avec des plantations de résineux à la croissance plus rapide… Pourtant, elles vont aussi subir des épisodes de sécheresse, de tempêtes, d’incendies à répétition. Et je ne suis pas sûr qu’elles soient plus résilientes d’un point de vue écologique. Quand on gère une forêt, il faut se projeter sur plusieurs décennies, sur un siècle. Une forêt en bonne santé écologique est aussi une forêt… en bonne santé économique.
Lire aussi : Des citoyens se battent pour les forêts, Le Zéphyr lance le podcast « En forêt » pour leur tendre le micro
Certaines espèces, dans le monde, sont en danger d’extinction. Pourquoi ?
Certaines espèces sont menacées en raison de l’exploitation forestière. Exemple : le marronnier, découvert au 16e siècle par le botaniste flamand Charles de l’Écluse, qui avait introduit la tulipe en Europe occidentale et promu son développement. L’espèce venait des territoires des Balkans, de la Grèce, d’Albanie : à l’époque, on avait peu d’espèces exotiques en France. Alors, on en a planté un peu partout au bord des routes, et il s’est bien adapté. Problème : aujourd’hui, à l’état naturel, il est devenu rare et menacé. Et il y en a désormais plus dans les villes que dans son territoire d’origine. C’est paradoxal.
Conifère en danger
Aujourd’hui, l’arbre le plus haut, le séquoia vert, se trouve sur la côte californienne, 115 mètres de hauteur. C’est formidable, certes. Toutefois, un siècle en arrière, les plus grands arbres de la planète se trouvaient en Australie, en Tasmanie, et arrivaient à plus de 130 mètres de hauteur. En raison de leur taille, on les a abattus pour la production de bois.
Dans votre livre Arbre en péril, vous citez le sapin de Sicile. Que lui est-il arrivé ?
C’est une essence endémique à la Sicile et son développement est ainsi limité. L’espèce a toujours été rare. Et cela risque de s’aggraver dans la mesure où l’île est très impactée par le changement climatique. On considère que c’est l’un des conifères les plus menacés au monde. Il en reste une vingtaine et ils sont surveillés de près.
Comment peut-on conserver les essences en péril ?
Il y a deux stratégies. La première consiste à les protéger dans leur milieu naturel, en interaction avec tout un écosystème, qui pourra réguler en particulier les maladies. Cette conservation in situ dépend beaucoup des politiques des gouvernements en place. Il arrive malheureusement souvent que les hotspots se situent dans des zones gérées par des États peu sensibilisés à la cause environnementale.
Donc il faudrait intensifier les aires protégées dans des pays dans lesquels se trouvent une grande diversité d’espèces, comme en Indonésie, au Brésil ou dans certaines zones insulaires. Il faut absolument que la déforestation cesse. Il y a urgence. Car on a découvert que l’on ne connaissait pas toutes les espèces. Jusque là, on pensait qu’il y en avait 62 000 sur Terre. Et qu’on avait atteint un certain plafond. Or, des chercheurs américains ont estimé il y a quelques mois qu’il en restait à peu près 10 000 à identifier, dont 4 000 en Amérique du Sud.
Autre stratégie : la conservation ex situ : favoriser la conservation d’arbres menacés en dehors de leur milieu naturel, dans des arboretums ou des parcs botaniques, puis les remettre, in fine, dans leur milieu naturel, si les conditions le permettent.
« On continue de massacrer les arbres »
Qu’a-t-on appris des expériences passées, en France, notamment par rapport aux épisodes de sécheresse ? Quelles évolutions seraient-elles importantes à vos yeux ?
On n’a pas tiré les enseignements dans la plupart des villes. Excepté quelques cités pilotes, on continue de massacrer les arbres. Un arbre taillé est plus exposé et fragile en période de sécheresse qu’un arbre non taillé. Jusqu’à présent, on a également continué de planter à peu près les mêmes espèces, alors qu’il faudrait qu’il y en ait de multiples.
On commence à se poser davantage de questions depuis une dizaine d’années. Exemple, à Stockholm, on a lancé des expérimentations en ce qui concerne l’utilisation des eaux pluviales pour alimenter les arbres des villes.
En outre, l’emplacement des espèces, plantées dans des fosses de 5 à 10 m3, ne permettent pas de créer des connexions entre les individus. Cela est à changer. Les arbres ont besoin de vivre ensemble pour être plus résilients, plus résistants par rapport aux événements climatiques graves.
Et il en faut davantage, des arbres. Outre leur importance pour limiter le changement climatique et préserver la biodiversité, ils sont également d’excellents régulateurs de l’état de santé humain. Des études ont montré que la diminution du nombre d’arbres en ville pouvait augmenter le nombre d’occurrence d’AVC, de malaises cardiaques.
Enfin, et à l’a vu à l’été 2022, ils sont indispensables en cas de canicule. Dans 40 ans, certaines villes ne seront plus vivables sans davantage de canopée végétale. C’est essentiel. Sous un arbre, la température atmosphérique est abaissée de 6 à 7°. Il a même été constaté, à Tenerife par exemple, en Espagne, des différences de température de 20° entre la position au pied d’un arbre et 10 mètres plus loin.
Alors, oui, il faut planter. Mais il faut aussi préserver l’existant. Changer nos pratiques. À Strasbourg, par exemple, certains arbres ont arrêté d’être taillées (pas systématiquement, pour des raisons de sécurité). Aux États-Unis, les arbres monumentaux à côté des pavillons sont très rarement taillés. Vous pouvez le remarquer dans les séries télé. C’est intéressant…
Pourquoi le platane a-t-il été tant apprécié par les villes ? Il commence à être fragilisé…
Le platane dit de Provence, un hybride entre un platane américain et un d’Orient, s’est révélé très résistant. On en a trop largement profité pour le tailler de manière très sévère. Ses feuilles sont larges, donc ça apporte un ombrage intéressant, notamment dans le Sud. Mais, à partir de 1945, il a dû faire face à l’arrivée d’un champignon, le chancre coloré du platane, qui se propage et le menace de plus en plus. Aussi ne le plante-t-on plus autant qu’auparavant. / Propos recueillis par Philippe Lesaffre