La peur de l’uniforme tient de l’instinct de survie dans les quartiers. Pour Brahim et ses amis, la multiplication des affaires de violences policières révèle un problème profond, nourri de racisme et de sentiment d’impunité. 

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« Dans les quartiers, c’est un truc qu’on intègre très tôt. Quand la police débarque, tu cours. Quoi qu’il se soit passé, tu cours. C’est tout. » Brahim a 25 ans. Cet ancien étudiant en gestion habite avec sa mère et ses frères et sœurs dans un petit appartement d’une cité-dortoir de la petite couronne parisienne. Comme beaucoup de jeunes de son âge, il vit écartelé entre les rêves de grandeur que lui renvoient les médias sociaux et le spectacle des rues désolées du faubourg de son enfance. Un gouffre apparemment infranchissable entre deux réalités parallèles. Comme celles qui opposent les discours des syndicats de police et les témoignages des riverains de sa cité.

« Ce sont des histoires connues ici. Tout le monde connaît quelqu’un qui s’est fait serrer par des cow-boys », dit-il. Ces « cow-boys« , comme il les appelle, ce sont des agents de la BAC (Brigade anti-criminalité) qui circulent dans les parages et qui, au détour d’un bâtiment, viennent contrôler, questionner, interpeller.

Des côtes cassées

Parmi eux, certains sont connus pour avoir la main leste. Plusieurs amis de Brahim sont ressortis d’une garde à vue avec des marques, des coupures ou de sérieuses contusions.

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L’un d’eux a même eu des côtes cassées durant une garde à vue. Contrôlé en possession d’une « quantité significative » de cannabis, il avait été emmené vers le commissariat le plus proche et libéré le lendemain. Selon les informations que nous avons pu recouper, le garçon ne présentait aucun signe de souffrance lorsqu’il est monté dans le véhicule.

« Il nous a dit que des coups avaient été portés dans la voiture. Mais tu prouves ça comment, sans aucun témoin avec toi ? », demande Brahim en colère. L’histoire date de 2018, mais continue de circuler d’un bloc à l’autre, comme tant d’autres. D’autres amis ont subi le même sort. « Il se passe souvent des choses dans les voitures et les camions de police », assure l’un de ses copains, venu assister à l’interview. À plusieurs reprises, un membre de la BAC lui a mis sous le nez ses tatouages, en détaillant leur signification. Runes et autres croix celtiques… Autant de chapitres d’un récit édifiant que le policier s’est amusé à détailler.

« Nordahl Lelandais avec un flingue »

Pour ce flic, « c’est une fierté et une menace. Ça ne fait pas de doute. Quand il est passé nous emmerder, il n’a jamais raté le couplet des ‘envahisseurs’ qu’il faut ‘virer à coup de pieds au cul’, de ‘la vermine de notre espèce’, et il nous disait ce qu’il ferait si  »le bon parti » était au pouvoir ».

Si le policier n’a, semble-t-il, jamais été inquiété, ni pour ses tatouages ni pour son comportement, il est une nouvelle passé non loin d’ici, quelques temps avant l’interview, avant de repartir… au grand soulagement de Brahim. « On en arrive à le guetter, lui, spécifiquement. Quand un type comme ça rôde, on ne se sent pas tranquille. On se demande forcément ce qui va se passer. C’est Nordahl Lelandais avec un flingue et une gazeuse », dit-il.

Ce régime de la peur, comme Brahim le dit, se manifeste dans tous les rapports qu’entretient la population avec la police. Les jeunes sont en première ligne dans cette confrontation. Au-delà des interpellations et des drames absolus comme la mort d’Adama Traoré, survenue en juillet 2016, les agressions prennent des formes variées et très concrètes. Dans les parages, être contrôlé trois fois de suite en l’espace d’une heure tient de la routine. Ici, la présomption de culpabilité se ressent dans les tripes, comme si l’aiguille du jugement transperçait l’épiderme pour s’enfoncer jusqu’au cœur des habitants.

Différences flagrantes de traitement

Une enquête publiée en 2017 par Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, met en exergue les différences flagrantes de traitement des populations par la police. Il ressort de l’étude, portant sur le témoignage de 5 000 personnes issues de toutes les sphères de la société, que 80 % de ceux qui correspondent au profil type du « jeune homme perçu comme noir ou arabe » ont été contrôlés ces cinq dernières années, contre 16 % pour le reste des personnes interrogées.

Rejeté en bloc par les pouvoirs publics, tant il jette l’opprobre et le doute sur la probité de leurs représentants, le contrôle au faciès est une réalité dans les quartiers populaires. Un contrôle qui, selon de nombreux témoignages, s’accompagne d’insultes racistes. « Il arrive souvent qu’on me demande mes papiers en me traitant de  »bougnoule ». Ça fout les boules, mais on ne peut rien répliquer. On le sait. Sinon, ça part en vrille », assure le jeune homme.

Citoyens de seconde zone

Dans un tel contexte de défiance et d’affrontement, tout est fait pour rappeler à ces « citoyens de seconde zone » qu’ils doivent impérativement se sentir inférieurs. Le tutoiement, presque généralisé lorsqu’il s’agit de contrôler des jeunes, participe à cette distanciation, cette négation des droits. Pour lui, « le tutoiement n’est pas innocent. Il est là pour nous rappeler qu’on est, au mieux, des gamins, au pire, des animaux. Le tutoiement met un frein au respect qu’on mérite autant que la police ».

S’il en veut à « certains flics racistes », Brahim n’oublie pas de souligner le travail des médias dominants, comme il les appelle : « À trop donner la parole à l’extrême droite, on finit par lui donner raison à tous les coups. » À aucun moment, selon lui, on n’interroge la légitimité d’une intervention musclée, d’un coup porté, d’une scène où l’on voit des dizaines de lycéens, alignés et filmés à genoux : « Le doute est toujours du côté des jeunes, des arabes et des noirs. »

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George Floyd n’est pas loin

Dans son dernier rapport, le projet Arcadie, organe indépendant de veille et de contrôle de la vie parlementaire, fait état du temps de parole des députés dans les médias. On y apprend notamment que l’extrême droite y inscrit trois représentants aux quatre premières places. L’information date du 1er juillet dernier.

En évoquant la mort de George Floyd, cet Afro-américain de 44 ans tué en mai dernier par un policier blanc à l’issue de son interpellation, Brahim assure que la peur est partout. Difficile, pour lui, de sortir de son esprit les images du meurtre de ce père de famille. Autour de lui, ses proches et ses amis ont ressenti ce drame comme un signal, un avertissement. « Ça n’arrive pas qu’en Amérique. Regardez Traoré, Chouviat et tout ce qu’on montre sur Twitter. Ça se passe ici, en France. Et c’est inquiétant. »

« C’est la peur qui nous fait courir »

Même s’il concède volontiers que tous les policiers ne sont pas des bourreaux en puissance, il ne peut se résoudre à attendre de savoir qui est bon et qui ne l’est pas. Dans ces quartiers où la dimension de proximité a totalement disparu des missions de maintien de l’ordre, il est pratiquement impossible de créer du lien et de communiquer. Difficile, dès lors, de rassurer les gens, de les amener à discuter.

S’il assure qu’il faudra du temps et de vraies décisions pour calmer les esprits, Brahim tient à clarifier un point avant de prendre congé du journaliste. « C’est la peur qui nous fait courir quand on voit un gyrophare, pas la culpabilité. Ce qu’ont fait Zyed et Bouna, en 2005, c’est la même chose. Ils ont fui la police parce que c’est ce qu’on fait quand on est comme nous, quand on vient d’où l’on vient, quand on n’a pas la bonne tête ou le bon code postal. Ils en sont morts. »

Mettant l’accent sur le régime de crainte qui empêche tout dialogue, il espère que ses jeunes frères et sœurs pourront partir vite de ces terres maudites pour vivre autre chose, loin de la peur et des haines larvées. / Jérémy Felkowski