Au Rwanda, Beniwe est une star de la chanson qui ne peut traverser une rue sans qu’on le reconnaisse. En France, Benjamin Kayiranga, de son vrai nom, vit comme un citoyen lambda dans les couloirs d’un lycée francilien.

les couvertures du Zéphyr

Dans cet établissement, au sud de Paris, il sensibilise les élèves à l’écologie. Ni vu, ni (re)connu.

Benjamin Kayiranga a installé le broyeur électrique en 2014. Pour valoriser certains déchets, le lycée Blaise Pascal, où il travaille à Orsay en tant qu’agent électricien, vend du carton broyé à une société de recyclage. Depuis l’acquisition de la machine, l’établissement a ainsi pu réduire le volume d’ordures à jeter par 28, ce qui lui a permis de réaliser une sacrée économie, chaque poubelle sortie du lycée étant facturée. Et les bacs se remplissent vite, vu que le bahut nourrit 1 000 pensionnaires chaque jour et que tous les produits frais arrivent emballés dans du carton.

L’établissement a commencé à s’intéresser aux questions de développement durable il y a quatre ans, au grand plaisir de Benjamin, qui ne peut qu’applaudir les actions pour sensibiliser au tri et valoriser les déchets. Il applaudit, mais il met surtout la main à la patte, lui qui a été désigné « référent gestion de l’énergie et de l’éclairage au lycée« , précise Nathalie Nabli, enseignante de SVT et responsable des actions vertes du lycée, en vantant son implication. « J’apprécie qu’on fasse des choses », glisse humblement l’agent embauché à Blaise Pascal en 1994.

Beniwe est écolo, le Rwandais ne veut pas quitter le lycée d'Orsay

Depuis 1994, il ne veut pas quitter le lycée… et il ne compte pas les heures.

De Kigali à l’Auvergne, près des paysans

Son engagement pour « sauvegarder la planète, la nature », va de soi, pour lui : « Je suis originaire du Rwanda, le pays aux mille collines connu pour ses hauts plateaux, mais surtout ses beaux paysages », précise Benjamin, qui a déménagé en France – en 1984, à 17 ans. « J’ai suivi mon beau-père et ma mère en Auvergne, dans le Cantal. J’aidais quelques paysans en faisant des jobs d’été dans les champs. » Une expérience qui l’a forgé et l’a sensibilisé aux questions du dérèglement climatique. C’est de là, peut-être, qu’il puise sa volonté de rendre le lycée plus écolo avec ses tournevis et ses circuits électriques. Mais pas seulement. Car Benjamin possède un autre outil, sa voix.

Sans compter ses heures, il a notamment aidé des éco-délégués – des jeunes désignés, ou élus par leurs pairs, pour sensibiliser les autres lycéens à l’environnement, ndlr – à réaliser une chanson sur l’Île Hans : « Il s’agit d’un caillou perdu dans l’Arctique, raconte la professeure Nathalie, celui-ci est désiré par le Canada et le Danemark car, avec la disparition des glaces, il se retrouverait au milieu d’une route maritime.

« Pour soutenir l’initiative de l’association Hans Insula Universalis, qui appelle en 2013 les citoyens du monde entier à la revendiquer collectivement, afin qu’elle ne devienne pas l’enjeu de la cupidité, mais un symbole de la lutte contre le réchauffement climatique, les élèves lui ont consacré un hymne. » Un titre qui a rencontré un certain succès. Après une présentation « réussie » – dixit Nathalie – au Jardin d’acclimatation à Paris, il a été décidé d’enregistrer un CD en studio. “Et nous avons même enregistré cette œuvre à la Sacem”, ajoute l’enseignante, précisant que “Benjamin chante en kinyarwanda (une langue bantoue) dans cet hymne et (qu’)il a été le coach pour chacun des élèves”.

Freedom, un tube pour répondre au génocide…

Si en France Benjamin n’est qu’un qu’électricien, sur ses terres natales, on le (re)connaît comme chanteur à succès. « Tapez Benjamin Kayiranga ou Beniwe, son nom de scène, sur un moteur de recherche, et vous tomberez sur ses tubes », recommande l’enseignante. La musique le fait vibrer, et c’est après un bien triste « événement« , comme Benjamin dit timidement, qu’il s’est fait connaître dans le pays de ses parents. Il habitait déjà en France quand le génocide des Tutsis a éclaté au Rwanda, en 1994.

Des massacres qui ont provoqué en lui l’envie d’exercer sa plume pour exprimer ce qu’il ressentait à ce moment. « Je n’étais pas là, mais j’ai suivi à la télévision », précise le musicien, une pointe d’émotion dans la voix. Benjamin a écrit un texte – Freedom – en essayant de « trouver les mots justes pour apaiser la douleur de (ses) concitoyens ». Un titre qui va rapidement cartonner : « Au début, se souvient-il, je ne me rends pas bien compte. Ma mère me dit que c’est apprécié, les gens aiment la chanson… »

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Comparé à John Lennon

Beniwe chantonne en français, en anglais et en kinyarwanda, l’une des langues officielles rwandaises, “Freedom for the people, freedom forever… Liberté, tu brilles dans mon ciel, nuit et jour ; quand vas-tu enfin me délivrer de mes peurs, de mes peines ?” Et les gens adorent.

«Rapidement, la chanson est diffusée, partagée. Il y a des copies, des cassettes», lâche le chanteur, évoquant, avec gourmandise, « un classement de la BBC (qui) la met dans le top des titres ayant apporté quelque chose”, selon ses propres mots. Pour les personnes interrogées, son tube côtoie le célébrissime Imagine de John Lennon, c’est dire… « La chanson a apporté un sourire à toute la nation, alors si le Rwanda est le monde, alors ce titre a changé le monde », écrira l’écrivain et photographe rwando-suédois Rafiki Ubaldo. « Cette chanson m’a fait grandir, soutient Ben, je suis très fier de l’avoir rédigée. Cela m’a permis de devenir un homme. C’est un peu près au même moment que je deviens papa pour la première fois – j’ai alors une petite fille. » Et tout roule au lycée, pour lui.

Oui, le bahut, il n’a jamais voulu le quitter, même s’il rencontre le succès de l’autre côté de la Méditerranée. « On commence à me me faire confiance, et j’aime mon boulot », se justifie-t-il, avant d’insister : « C’est un pilier pour moi, comme une deuxième famille. » Une deuxième famille qui l’a récompensé en janvier 2018. Le Premier ministre Édouard Philippe, sur proposition de son ministre de l’Éducation, l’a nommé Chevalier dans l’ordre des Palmes académiques “pour services rendus à la culture française”. “C’est un titre honorifique qui récompense un engagement personnel au service de la Nation, pour l’éducation, la formation et la culture”, renchérit Nathalie Nabli.

Donc, quand des producteurs lui donnent rendez-vous – à Paris, notamment – pour lui proposer des contrats dans le but de se lancer à 100 % dans la musique, il refuse. Mais cela ne signifie pas qu’il ne veut plus sortir des chansons, il veut juste porter les deux maillots… Il reste à Orsay et continue d’écrire, en particulier Ngwino. “C’est une chanson sur la drague, c’est sur un homme qui va se marier qui dit des mots doux à sa future femme, il explique qu’il va la protéger, sourit Benjamin. Je suis un loveur, j’aime les histoires qui font rêver et faire rêver », poursuit-il, prenant le soin de préciser, sans plus de détail, qu’il y a forcément un peu de lui dans ses morceaux.

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Featuring Ménélik et Frédéric Lerner

Sous le pseudo de Beniwe, il écrit, enregistre d’autres musiques, monte sur scène, accepte des invitations à l’étranger, notamment de la part des communautés rwandaises pour monter sur scène, participe à des festivals, s’entoure d’autres artistes, opte pour des duos. « J’ai écrit un texte notamment avec Gaël Faye, qui était prévu pour l’album Isekere, mais le projet n’a pu aboutir, car il est parti étudier en Grande-Bretagne. » Parmi ses collaborations, qui marchent cette fois, citons celle avec le rappeur Ménélik ou encore avec “son ami” Frédéric Lerner, le co-créateur du générique de la célèbre série Un gars, une fille de France 2.

Avec ce dernier, il compose Maisha Africa, qui fera partie de l’album Ca passe ou ça casse du Français (sorti en 2007). Ce projet-là fait écho à l’initiative d’une ex-Miss France née à Kigali, Sonia Rolland, qu’il connaît bien et avec qui chante également. Beniwe soutient l’association de la comédienne – appelée… “Maisha Africa” – qui vise à accompagner les enfants rwandais. “Elle a un grand cœur”, explique Benjamin, qui s’est produit – avec elle – durant les cérémonies des 10 ans du génocide des Tutsis.

Born to be alive

Les concerts, durant sa carrière, il les a accumulées (“grâce aux congés”, sourit-il) et, souvent, il en profitait pour mettre en avant son pays d’origine et évoquer son passé douloureux. La musique a pris une place considérable dans sa vie, et quiconque le croise à Orsay ne peut le deviner au premier abord. Ce qui “a du bon, car cela protège (sa) famille de l’exposition », glisse Benjamin. Rassurant… et amusant, aussi : « Je bluffe certains jeunes, parfois quand je me mets à chanter au lycée.” Un établissement, où a étudié d’ailleurs une certaine Diam’s, confie-t-il : « Elle faisait déjà du rap et montait sur scène lors des concerts que je faisais. »

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Beniwe, qui a passé le cap de la cinquantaine, vient de sortir son quatrième album, Ntusinge. Ce garçon né en 1967 en a écrit, des titres. Pourtant – et il n’a aucun mal à le reconnaître – il ne reste connu que pour sa première chanson Freedom (voire pour Ngwino, assez populaire au Rwanda, également). « C’est un peu agaçant et frustrant pour le travail accompli, juge-t-il. C’est un peu comme Patrick Hernandez, l’interprète de Born to be alive. Qui sait qu’il en a fait d’autres, des musiques, celui-là ?” / Philippe Lesaffre