Selon la cheffe d’orchestre Chloé Dufresne, lauréate du Tremplin des jeunes cheffes de la Philharmonie de Paris en 2018, les mentalités évoluent trop lentement sur la féminisation de sa profession. Entretien-fleuve, en deux parties.
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Chloé Dufresne, cheffe d’orchestre montpelliéraine, a commencé la musique dès son plus jeune âge par le violon alto. Entre 8 et 15 ans, elle chante dans les chœurs d’enfants de l’Opéra de Montpellier. L’expérience, unique, propose un réel contraste avec l’académisme du conservatoire : ici, l’apprentissage se fait à l’oral et sans partition. Chloé envisage dès lors de faire de la direction de chœur. Elle se forme ainsi aux conservatoires de Montpellier et de Boulogne. Quelques années plus tard, diplôme de musicologie en poche, la jeune musicienne dynamique, au regard pétillant, se convertit à la direction d’orchestre, exerçant son art de la baguette avec des orchestres amateurs parisiens tels que l’orchestre Musiques en Seine.
En 2015, son diplôme supérieur de l’École normale de musique de Paris obtenu, elle poursuit sur sa lancée, tentant concours sur concours : Manchester, Londres, Paris… Ce sera finalement le concours d’entrée de la prestigieuse Académie Sibelius d’Helsinki (l’école supérieure de musique de l’université des arts) qu’elle remportera.
Durant ces années de formation, elle s’est perfectionnée auprès de chefs d’orchestre de renom. Pourtant, même en Finlande, pays connu pour donner le « la » au monde entier en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, elle a évolué dans un milieu professionnel encore très majoritairement masculin.
« Une féminisation très tardive »
Un titre professionnel comme celui de « chef d’orchestre » pose la question de la place de la femme dans la société, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un rôle de leader. Lors de l’interview qui va suivre, Chloé Dufresne nous livre ses ressentis sur la féminisation très tardive, et encore très poussive, du monde de la direction des orchestres, elle qui a été lauréate du Tremplin des jeunes cheffes de la Philharmonie de Paris 2018, et deuxième femme à se hisser en phase finale de la compétition « Siemens-Hallé Conductors » de Manchester en 2020. / Par Constance Rumé
Si l’on s’en tient à une définition stricto sensu du mot chef, c’est celui qui dirige, commande et exerce une autorité, une influence. Est-ce que cette définition correspond, selon toi, au rôle d’un chef d’orchestre ?
Chloé Dufresne : À mon avis, ce qui a toujours été central dans le métier de chef d’orchestre, c’est de faire des choix dans l’interprétation de la musique. Le moyen de les communiquer à l’orchestre a, lui, sans doute évolué. Même à des époques où les chefs pouvaient être très autoritaires, il a toujours été question de faire en sorte que les instrumentistes jouent de manière à ce que les pièces soient entendues comme le/la chef.fe d’orchestre le souhaitait.
Cependant, « commander » n’est pas vraiment un terme que j’aime utiliser par rapport à ma pratique. Je pense qu’aujourd’hui, dans la direction d’orchestre, et de manière générale dans notre société, les choses ont considérablement changé, et, en premier lieu, le concept de leadership. On ne peut pas, de nos jours, imposer strictement et simplement son être et son autorité face à un groupe : on fait davantage preuve de pédagogie de flexibilité, on guide plus qu’on ne commande vers un but plus commun qu’individuel.
« Aller vers un même but : le concert »
Le chef d’orchestre est donc là pour faire en sorte que toutes les individualités se joignent pour aller vers un même but, qui est, pour nous, le concert. C’est néanmoins lui qui prend les décisions en fonction de ce qu’il a envie d’entendre, et il va donc faire, en quelque sorte, un travail de mixage entre les instrumentistes : il dira par exemple si les trompettes jouent trop fort de manière à ce que l’on entende mieux les violons. Il incarne l’autorité dans la mesure où les choix musicaux lui reviennent (par exemple ceux liés aux phrasés), Il est l’oreille extérieure de l’orchestre. Il est au centre et il entend le tout.
La direction reste un travail de collaboration car les instrumentistes peuvent, eux aussi, faire des propositions musicales quant au phrasé ou à la couleur du son. Et, si cela me plaît, j’achète ! Il y a quand même aussi une part de liberté laissée aux instrumentistes : c’est vraiment un travail de groupe.
Dirais-tu qu’il y a des attitudes qui sont plus typiquement masculines, ou plus typiquement féminines ? Est-ce que tu as vu des clichés féminin/masculin se confirmer ou être démentis ?
Un cliché, par définition, n’est pas une réalité, et il y en a autant qui se vérifient que d’autres qui ne se vérifient pas. Les chefs sont des individualités plus que des stéréotypes et nous répondons, malgré nous, à certains de ces poncifs. Mais ce sont surtout les gens qui calquent sur nous ces images figées, et ça, finalement, c’est un peu leur problème…
Pour l’anecdote, j’ai fait des masterclass uniquement avec des femmes ; après avoir vu dix femmes diriger la même pièce musicale à la suite, je peux vous dire qu’on est toutes très différentes : il n’y a pas de cliché ! Alors évidemment, les gens vont dire que certaines cheffes dirigent “haut” [en matière de hauteur de bras, ndlr], et c’est quelque chose que j’ai effectivement déjà vu chez beaucoup de mes consœurs, mais il y a aussi des cheffes qui dirigent très bas. Personnellement, j’ai vu tout et son contraire chez toutes les femmes.
C’est juste que, dès qu’une personne va nous voir, elle va dire : « Ah ! c’est une femme », de sorte que, dans l’esprit commun, nous allons toujours être comparées avec les femmes, et moins facilement avec les hommes. Certains pensent qu’il y a des gestes qui sont davantage propres à la direction féminine, mais ce n’est pas du tout mon avis. Et je crois vraiment que les clichés sont calqués sur nous parce que les gens ont envie d’en avoir, mais c’est simplement un concept social « rassurant » qui est totalement inventé. Je ne crois pas que je dirige comme une femme : je dirige comme je suis. Et il se trouve que je suis une femme.
« S’il y a bien un mot que je déteste, c’est celui-là : hystérique »
La gestuelle féminine serait-elle plus expressive que la gestuelle masculine, ou est-ce là encore un cliché ?
Le problème, à mon sens, n’est pas la gestuelle, mais ce qui s’en dégage. C’est ce que les gens, avec la culture qui leur est propre, calquent comme image dessus.
Je donne un exemple : si, quand je dirige, je remue énormément, je vais être prise pour une hystérique. « Hystérique » : s’il y a bien un mot que je déteste, c’est celui-ci, et j’essaye de ne pas l’employer justement pour ne pas nourrir ce cliché-là. Moi, à ce moment-là, je dirige la musique ; si certaines personnes veulent mettre de l’hystérie là-dessus, cela leur appartient, mais c’est faux.
Après, comme je n’ai évidemment pas envie d’être traitée avec ce genre de qualificatif, il est possible que j’essaye inconsciemment de canaliser mon énergie (ou toute autre chose allant dans ce sens), alors que je n’ai pas vraiment à m’en défendre. C’est pour ça que, personnellement, j’essaie de ne pas y réfléchir.
Il y a, dans l’esprit commun, des gestes masculins et d’autres qui sont féminins, et ce sont certaines de ces prétendues caractéristiques féminines qui amènent les gens à faire des projections sur la signification de tel ou tel geste par rapport à notre genre. On ne dira pas d’un homme qui s’agite qu’il est hystérique : ça ne nous viendrait pas à l’esprit, ça ne nous vient même pas dans la langue. C’est ça qui est fou ! Quand on dirige, on dirige avec ce que l’on est, avec notre corps, avec notre gravité. Au-delà des concepts, c’est avant tout la musique que l’on dirige.
Quelle part de toi-même et de ta féminité mets-tu dans ta direction ? Penses-tu que certaines choses dans ta féminité t’aident particulièrement à diriger ?
Oui, dans un sens. Il y a des qualités « dites » féminines qui sont bonnes à avoir pour les chef.fe.s. Ne serait-ce que la sensibilité. C’est une qualité que l’on attribue plus facilement aux femmes, et c’est un outil très utile pour la direction d’orchestre. Les bons chefs hommes sont aussi très sensibles !
Je mets donc évidemment cette vertu en pratique, et c’est malheureusement ainsi qu’émergent les idées préconçues : certaines personnes à l’esprit un peu détourné ou fermé vont dire que les femmes ne peuvent diriger que de la petite musique « fine » et « féminine », comme certaines œuvres de Claude Debussy ou bien des œuvres d’écriture très simple – donc pas du Richard Wagner [Rires].
« On m’a par exemple demandé quelle tenue je comptais mettre pour un concert »
As-tu rencontré des formateurs, des collègues, qui ont pu avoir des mots un peu déplacés à ton égard en tant que femme ?
Il y a eu des articles qui sont sortis sur ce genre de chefs, et, oui, pour ma part, j’en ai rencontré qui étaient plus ou moins fervents d’une certaine image du chef et un peu moins ouverts à voir la gent féminine sur les podiums. Mais que puis-je dire sur ces gens-là ?
Il m’est arrivé d’avoir des profs qui m’ont fait certaines remarques qu’on peut qualifier de sexistes, qui pouvaient porter sur la manière dont je m’habillais. On m’a par exemple demandé quelle tenue je comptais mettre pour un concert. En général, quand on me pose cette question, je réponds : « En noir ».
Réflexions sexistes
Mais la tenue est une chose sur laquelle certaines personnes veulent avoir un contrôle : il est arrivé plusieurs fois qu’on veuille contrôler que je ne m’habille pas de manière inappropriée, voire que je reçoive des remarques clairement sexistes sur le pantalon moulant que je pouvais porter. Et je parle là d’observations qui m’ont été faites dans le cadre de mes études, car il y a aussi des réflexions qui peuvent venir du public.
En Finlande, je n’ai pas vraiment eu affaire à de telles remarques : au sein des classes de direction, par lesquelles de nombreuses femmes sont passées, je n’ai jamais reçu de commentaires qui puissent être orientés sur mon genre. En France, ou dans d’autres pays, en revanche, cela m’est arrivé. On a pu par exemple me dire : « Ce geste-ci est très féminin : ce serait mieux de ne pas trop l’utiliser. » Moi, je ne crois pas trop à ces choses-là.
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Quant aux retours du public, ça va plutôt être : « Cela fait plaisir de voir une jeune femme devant un orchestre. » Dans ma tête, je me dis : « Super ! Ça me fait plaisir aussi », mais ce compliment, quand bien même il signifie qu’il y a un changement appréciable, une évolution positive, me ramène malgré tout, encore une fois, à mon genre. J’ai pu aussi recevoir des compliments du type : « Comme vous avez une direction élégante et souple ! » Comme si ce compliment ne pouvait pas être adressé à un homme ! Ce sont des choses qui sont tellement ancrées que les gens ne se rendent pas compte que, finalement, ce qu’ils disent est sexiste.
Personnellement, je ne le prends pas mal : ce qu’on me dit me fait, évidemment, plaisir. Le problème, c’est plutôt l’environnement et les questions que vont poser les gens qui nous ramènent trop souvent, en tant que femmes, à notre genre.
En 2020, la Philharmonie de Paris a lancé le concours la Maestra pour accompagner et faire connaître des femmes cheffes d’orchestre. Ce type de soutien ne reviendrait-il pas à mettre en avant le genre au détriment de la personne ?
Avec ce “tremplin”, le soutien réside surtout dans le fait de créer une visibilité pour ces femmes cheffes, que l’on voit peu sur le podium, et qui peuvent ainsi mieux se faire connaître. Ce type d’aide était moins fréquent par le passé. Je trouve qu’il s’agit d’une très belle opportunité et d’une très belle action féministe, et l’initiatrice de ce concours, Claire Gibault, est, pour le coup, de l’ancienne génération des femmes qui ont fait face à bien plus de problèmes que nous, jeunes arrivées, pour qui les portes s’ouvrent peu à peu.
« Enormément de choses sont faites »
Depuis environ cinq ans, les choses ont commencé à bouger, mais des femmes qui faisaient des études de direction, il y en avait depuis longtemps déjà. Énormément de choses sont faites pour les femmes de nos jours, mais il faut bien voir que cette question de la place des femmes n’a pas connu d’évolution significative pendant 20 ans. Or, les choses auraient dû évoluer bien avant, et plus vite. On commence seulement à se rendre compte que la situation ne peut pas évoluer si aucune action n’est mise en œuvre pour influer sur le cours des choses.
Ceci étant dit, que ce concours soit entièrement réservé aux femmes pose évidemment question : c’est un peu de la discrimination positive. Mais je crois que cela permet de rendre le jugement impartial en se basant uniquement sur les compétences musicales des concurrentes – ce qui n’était que très rarement le cas pour l’instant.
« Faire passer des femmes pour éviter d’avoir l’air discriminatoire »
Là, avec ce concours, il n’y a pas de choix à faire entre hommes ou femmes pour la présélection : comme seules des femmes participent, les choses sont actées d’entrée de jeu et l’on ne se pose plus la question du genre.
Pour avoir participé à nombre d’entre eux, j’imagine que dans des concours mixtes certaines situations liées à la parité peuvent embarrasser le jury : pour lui, il faut bien quand même « faire passer » une femme pour éviter d’avoir l’air discriminatoire.
« Il est difficile d’organiser des événements où l’égalité est valorisée »
Cela veut donc dire qu’une femme sélectionnée, aussi compétente soit-elle, va toujours être rapportée à son genre, avec comme raisonnement de fond des mauvaises langues : « Elle réussit parce que c’est une femme et qu’il fallait bien en mettre une. » Or, peut-être se peut-il aussi qu’elle ait été la meilleure de l’ensemble des concurrents – hommes et femmes confondus – et qu’elle méritait, en l’occurrence, cette place de manière très légitime !
Évidemment, les délibérations étant secrètes, on ne sait rien de ce qui motive réellement la sélection. Ce ne sont que des choses que certains soupçonnent. Attention, je ne dis pas que c’est tout le temps le cas, et il m’est de toute façon très difficile de juger de l’impartialité ou non du jury.
Il est facile de critiquer les initiatives féministes qui induisent une différence entre les deux sexes (puisqu’en l’occurrence, les hommes sont ici exclus de la candidature) mais, en même temps, il est difficile d’organiser des événements où l’égalité est valorisée. Il est souvent plus facile de critiquer que de trouver des solutions. / Propos recueillis par Constance Rumé
Vous avez lu la première partie de l’entretien. Voir la seconde.
Son actualité – Vous pourrez retrouver Chloé Dufresne aux côtés d’une autre jeune cheffe d’orchestre, Nil Venditti, dans un film documentaire, Répétition, réalisé par Colombe Rubini, qui est à paraître au début de ce mois de mars. “Avec Répétitions, dit-elle, je souhaite filmer l’exploration des premières étapes de vie d’une cheffe, la rencontre avec des orchestres professionnels, l’adrénaline du spectacle et la découverte d’un quotidien solitaire sans cadre fixe ni stabilité.” Enfin, comptant parmi les 24 candidats sélectionnés sur les 612 en lice, Chloé s’est offert une remarquable entrée au concours de direction Malko qui se déroulera du 7 au 12 juin 2021 à Copenhague. Elle sera pour l’occasion à la tête du Danish National Symphony Orchestra. Pour suivre l’actualité de Chloé Dufresne, vous pouvez vous connecter sur son site internet.