L’artiste Frédérique Soulard sort de l’anonymat les « mauvaises herbes » qui peuplent nos rues et offre à chacun l’occasion de découvrir ces “belles de bitume”.
Initialement publié le 22 septembre 2016, ce papier a été reprogrammé par la rédaction en ces temps de confinement et de réflexion sur la vie d’après
Sagine, véronique à feuilles de lierre… Discrètes mais bien présentes, ces mauvaises herbes colonisent le moindre interstice de notre monde urbain. Une école de la nature, à deux pas de chez soi. Que vous viviez aux abords de Nantes ou non, inspirez-vous de la démarche de l’artiste et, qui sait, une « mauvaise herbe » vous donnera peut-être l’occasion de blanchir un trottoir d’un trait de peinture. Nous l’avons rencontrée, chez elle, en Loire-Atlantique.
Le Zéphyr : Comment est né le concept des Belles de bitume ?
Frédérique Soulard : Après avoir vécu des années perchée en haut d’une colline en Ardèche, lorsque je suis revenue à la ville (à Nantes), j’ai été surprise par la présence obsédante du goudron. Je me suis sentie désireuse d’attirer l’attention des passants sur cette vie qui résistait dans les fissures du bitume. J’ai mûri l’idée d’écrire le nom des plantes des rues pendant dix ans, puis comme je n’agissais pas, je l’ai intégrée dans un projet culturel poétique que j’ai proposé à la mairie de Nantes.
Au fil des réunions de présentation et de préparation, le projet est devenu un spectacle de contes et l’idée d’afficher le nom des plantes est devenue celle d’inviter le public à l’écrire au sol. Suite à une de nos sorties à destination des passants intrigués et en compagnie des bénévoles accompagnateurs, quelqu’un (Luc Douillard) a mis sur sa page Facebook les photos des noms des plantes écrits au sol les attribuant à « un botaniste lettré autant qu’anonyme ». En un jour, les images ont fait le « buzz » sur Facebook avec 6 500 partages.
Pourquoi vous être consacrée aux herbes sauvages ?
Je les connaissais, car je m’intéresse aux plantes depuis longtemps et aussi parce que j’ai travaillé dans une herboristerie pendant 10 ans. Ce sont de petites Cosettes des trottoirs, de petites sauvageonnes, hyper pacifistes (bien que certaines soient invasives), elles ont chacune une identité, et ce sont des taches de couleur dans la grisaille des villes.
Dans une interview, vous évoquiez le rapport que nous entretenons au vivant. Dans quelle mesure l’urbanisme galopant nous isole-t-il de ce monde du vivant et de sa diversité ?
« Une catastrophe »
Pour moi, d’un côté, c’est une catastrophe. Je sens parfois les gens vivre dans une réalité uniquement urbaine, comme si nous oubliions que nous sommes des êtres vivants qui appartenons à une planète avant d’appartenir à une civilisation consumériste. De l’autre, c’est magnifique : la ville est un immense brain storming où l’homme (et la femme – je précise !) prend conscience de ses racines.
À la ville, les arbres sont plus grands qu’à la campagne, des botanistes des siècles passés ont fait circuler et ont protégé des semences et des arbres, et il y a plus de bleuets le long des quais de Seine à Paris (lorsque les jardiniers les ressèment) qu’il n’y en a dans les campagnes, où certains exploitants agricoles inondent le sol de traitements qui empoisonnent les plantes adventices, les animaux, leurs enfants et nous-mêmes…
Quel accueil vous réserve le public lors des déambulations ?
C’est un spectacle : ils sont contents ! Ils ont l’impression d’apprendre, de façon poétique et ludique, des choses auxquelles ils n’avaient jamais songé. Ce qui me tient à cœur, c’est entourer cette action (nommer les plantes au sol) de l’ écrin qu’est ce spectacle de contes et d’histoires au cours duquel je propose au public de s’interroger sur le monde végétal. Je propose de faire basculer notre façon de penser. Les découvertes de scientifiques rejoignent les visions de peuples primitifs (pour le dire vite) et nous obligent à renouer avec un savoir intuitif, vraie conscience du miracle qu’est le vivant.
« Observer c’est faire exister »
Quel rôle les citoyens peuvent-ils jouer dans la préservation de la biodiversité en milieu urbain ?
Je crois à l’action personnelle. Déjà, je crois à l’observation. Observer, c’est faire exister. Si chaque citoyen est attentif à ce qui l’entoure, vraiment attentif, il verra qu’il y a des plantes qui poussent dans la rue, qu’elles sont toutes différentes et qu’elles vivent au fil des saisons. S’il parvient à dépasser ses habitudes de penser, il se dira qu’un arbre n’est pas du mobilier urbain, qu’il y a une vie à respecter… Et cela fera évoluer les comportements, ainsi que les règlements et les lois.
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Comment ces mêmes citoyens peuvent-ils s’emparer de ce combat ? Par quels moyens ?
Combat ? La vie s’adapte, mais combat-elle ? Se débat-elle ? Ce que je propose, c’est de regarder, d’observer, de s’étonner, d’accepter. L’acte que je propose au public est d’écrire le nom des plantes sur le sol : c’est du graff. Je suis surprise lorsque la frilosité de certaines communes les pousse à opter, parmi les peintures que je propose, pour celle qui est la moins pérenne, alors que l’acte est pédagogique (ça, ils aiment), poétique (nous en avons besoin) et beau (un trottoir de bitume avec le nom des plantes écrit en blanc sur le sol, c’est beau) !
Elles exigent aussi une peinture écologique au contraire des peintures routières toxiques étalées sur des épaisseurs de bitume. Est-ce à dire qu’elles ont peur ? Mais de quoi : Des tags ? Des graffs ? Des Cosettes du bitume ? Plutôt que combattre, nous devons porter un nouveau regard au-delà de nos peurs.
Avez-vous réussi à influer sur la politique de certaines municipalités quant au traitement réservé à ces herbes ?
Pour influer directement sur la politique, il faut faire de la politique. Je fais partie de ceux qui captent puis véhiculent les idées qui sont dans l’air. Comme si les idées pour la survie de l’espèce s’incarnaient dans notre chair et se communiquaient dans nos têtes. Après, le politique réagit et s’adapte (ou emprisonne) les avancées de l’humanité.
Un point central de votre démarche que vous voudriez évoquer ?
Pour ce projet, il y a eu un surprenant enthousiasme à coup de « clics » sur Facebook, beaucoup de curiosité et une grande reconnaissance du public à Nantes. Parfois, malgré les « clics » aimants et aimables par milliers sur la toile, il y a peu de personnes lors des sorties. J’en suis étonnée. Les gens accourent aux grandes manifestations, mais viennent plus difficilement aux petites. C’est une loi de l’attraction.
Devons-nous nous laisser porter par l’énergie des masses ou devons-nous réinventer à chaque instant nos gestes, nos choix et nos décisions et oser aller à la découverte du nouveau ? Et puis surtout… Cessons d’informer… Je suis en train de regretter de vous parler… Sortez et observez !
Lire aussi : le témoignage d’Adrien Bellay, auteur d’un documentaire sur la permaculture.
Que vous viviez aux abords de Nantes ou non, inspirez-vous de la démarche de l’artiste et, qui sait, une « mauvaise herbe » vous donnera peut-être l’occasion de blanchir un trottoir d’un trait de peinture. / Jérémy Felkowski (photos : Belles de Bitume)