Le « poète de proximité » Marien Guillé prend la plume. Laissez-vous surprendre par son récit de voyage, en France. Un voyage qui ne laisse pas indifférent.
Vous en êtes à l’épisode 10 : « S’approcher – partie 2 »
Qu’est-ce que font les gens qui ne marchent jamais ? Comment ils se sentent, dans leurs corps ? Comment ils bougent, se déplacent ? Comment est-ce qu’ils avancent ? Qu’est-ce qu’ils font de leurs corps ? Ce matin, l’Angleterre est partie. Elle a quitté l’Europe. Elle a pris une variante du sentier commun. Avec des chaussures qui lui faisaient mal. Les pieds plein de frictions. Le chemin que je traverse existe grâce à l’Europe. Il relie trois pays. Ces montagnes sont des frontières qui n’enferment pas, mais qui ouvrent, qui réunissent, qui permettent d’avancer, qui tracent un chemin commun. Au-dessus de tout destin politique. Ces sommets ne cherchent pas à faire carrière. Imperturbables. Au-delà des conjonctures et des actualités. On ne conteste pas une montagne. On la contourne ou on la gravit. Avec respect et humilité. Europe ou pas, ces montagnes seront toujours là. Mais le chemin ?
Les Anglais qui veulent rester dans l’Europe, devront-ils attendre dans la jungle de Calais ? Peut-être qu’on leur accordera la nationalité française ? En marchant, j’ai l’impression d’être un migrant. Non pas un réfugié, je ne fuis rien et ma misère est loin d’être celle de tous ceux qui traversent la mer au péril de leur vie, mais j’ai l’impression d’user mes pas sur une terre où partout je pourrais me trouver un abri et où, partout, je pourrais me sentir chez moi. Mais tant de frontières bloquent aujourd’hui ceux qui tentent d’aligner leurs pas pour refaire leur vie ailleurs. A partir d’où commence-t-on à être un migrant ? Jusqu’à quel point faut-il quitter son ancrage dans un territoire qui ne nous appartiendra jamais ? Combien de pas avant d’aller vers l’abandon ? De quelle distance faut-il s’éloigner de sa maison, natale ou temporaire, pour se déclarer ailleurs, résident du chemin vers l’inconnu ?
Traders et banquiers
A quoi ça sert de se battre pour défendre une liberté de circulation si les gens ont de plus en plus tendance à rester chez eux ? Si les pays, comme des bouts de papiers, se replient de plus en plus sur eux-mêmes et renforcent leurs frontières ? Moi qui marche beaucoup, je ressens à chaque pas, sur chaque col franchi, à chaque frontière, cette sensation heureuse de ne pas être limité, contrôlé, dévisagé. Franchir n’est pas encore hors-la-loi. La souveraineté de la montagne est reine. Les chemins unissent, rapprochent les pays. Mais les hommes les séparent, s’éloignent.
Si les gens ne sortent plus, restent chez eux, ne tentent plus l’aventure du voyage, à qui peut bien servir cette liberté ? Aujourd’hui sert-elle davantage aux idées politiques, aux produits financiers, à tout ce qui n’est pas vivant, incarné, de chair et d’âme ? Les traders, les exportateurs, les banquiers de l’ère numérique auraient-ils pris le pas sur les aventuriers ? Il y a des chemins qui souffrent d’abandon, du manque du pas des marcheurs. C’est une vibration, un souffle, une parole, portée au bout des pieds sur la terre. Des sentiers qui continuent d’emmener quelque part mais que plus personne n’emprunte.
L’enivrement. L’ivresse.
Où les trouver au plus près de chez soi ?
Au plus profond de soi ?
Un moment seul. Sac posé au refuge. Seul, mains dans les poches, chaussures sans
chaussette, je grimpe vers un vieux village abandonné, enivré par le minuscule poids de mon
Corps au milieu de l’immensité.
Les cascades poursuivent leur travail d’aqueducs destinés à remplir les ruisseaux de la vallée.
Ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça déverse, ça coule ça ne s’arrête jamais.
Toujours avec la même force, toujours avec la même constance, toujours avec autant d’eau
Ça ne s’arrête jamais toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours,
toujours, toujours…
Embrasser chaque fleur
Tentative d’approche de la marmotte. Son sifflement dû à ma présence est une comptine.
La marmotte qui gambade et traverse l’alpage au milieu des maisons du village abandonné.
A la tombée du soir, les bouquetins sortent de derrière les roches recouvertes de lichens et les buissons de rhododendrons. Ils glissent dans la vallée et se rassemblent au pied de la cascade pour boire de l’eau.
Le silence des montagnes à la nuit tombante quand la blancheur des sommets se (con)fond avec celle du ciel.
C’est trop ! C’est trop ! Arrêtez ! C’est trop beau.
Trop d’eau, trop de lumière, trop d’herbe, trop de paysage.
On voudrait faire l’amour à chaque brin d’herbe.
Embrasser chaque fleur, caresser chaque pétale.
Faire des enfants à toutes les collines.
C’est trop ! Arrêtez ! Arrêtez ! Arrrêtezzz !
L’immensité s’est faite sans les hommes. Et le minuscule les craint. Notre plus grand travail serait de disparaître. Ainsi, nous arrêterions de déformer l’espace et d’accorder sa mesure à notre taille d’homme. Nous cesserions de le mesurer avec nos yeux, nos mains et nos têtes d’hommes, dont la taille réelle est bien plus infime que ce que nous voulons croire. De ce que nous avons besoin de croire. Les nuages glissent sur la neige. Le glacier se fond dans la rivière. La lumière habite la pointe la plus haute. Le pic émerge de la forêt d’épicéa. Et le vent ne trouble pas la roche. La peur. La peur du col. La peur de franchir. La peur de glisser. La peur de la neige. La peur du vide. La peur de perdre l’équilibre. La peur de traverser. La peur d’être vulnérable, à la merci des éléments. La peur de perdre ses moyens.
La peur de la peur. Demain, lever à l’aube…
Huitième jour
On a franchi le col dans la neige et le brouillard. On est vivant !
Dans les alpages du val Ferret suisse, deux jeunes Roumains s’occupent des troupeaux. Vers 17 heures, lorsque nous redescendons dans la vallée, après quatre heures à avancer dans la neige, on entend des cris en langue roumaine, on voit les gardiens de troupeaux déplacer les clôtures et les vaches se presser, les unes après les autres, devant le petit hangar où sont installées les trayeuses. Elles ont toutes le regard entièrement chargé de l’immensité environnante, de tous ces grands espaces, de ces sommets, de ces vastes prairies sans fin, de cette lassitude d’être ici, de cette habitude immense d’être et de voir chaque jour le même paysage, cette habitude immense qui les recouvre – comme un ciel, un plafond. Leurs grands yeux remplis de cette vue infinie, tous les jours la même mais tous les jours différente.
Elles ont le pis gonflé comme un ballon, comme une mine marine, flottant à la surface de l’eau, prête à exploser. Les taureaux ont la verge en érection, ils tentent de s’agripper sur l’arrière des vaches, puis abandonnent de guerre lasse avant de s’immobiliser un instant, le temps de se détendre. Deux enfants jouent sur des tracteurs en plastique, ils font la course dans la descente. Ce sont les fils du propriétaire. « Tous les alpages c’est à mon père, si vous allez, vous demandez c’est qui Nicolas, c’est qui Nicolas, Nicolas c’est mon père ! »
Elles sonnent l’heure
On avance mais on ne peut pas quitter du regard ce petit endroit où flotte le drapeau suisse au-dessus d’une yourte et d’un long bâtiment de plain pied au toit de tôle. Un gîte, des vêtements qui sèchent. C’est la vie préservée dans les alpages, la vie des troupeaux, les traditions d’élevage en plein air. Les chiens courent dans tous les sens pour s’assurer que les vaches marchent au pas. On fabrique du fromage ici. Ça ne rigole pas avec l’arrivée du lait. Le soleil, doucement, commence à descendre. Derrière nous, au loin, les sommets enneigés. On ne distingue plus la trace de notre passage, la blancheur a tout recouvert. On ne voit que la longue file de vaches alignées les unes derrière les autres. Elles font la queue comme chaque jour, à la même heure, dans la même grandeur, la même majesté, le même tintement des clarines accrochés à leurs cous. Elles sonnent l’heure. De la traite.
Direction La Fouly.
On traverse de minuscules villages, des hameaux, des tous petits lieux, des lieux-dits, à peine visibles, qui ne font aucun bruit, on passe devant sans rien dire, parfois même on ne les remarque pas.
Danger
Les Singapouriens ont pris l’habitude de checker l’itinéraire de chaque journée sur Gougeul Mapsss afin d’en estimer le temps de marche, mais ne comprennent pas que ce soit plus long en réalité. Certes, ils l’entendent. Mais ne peuvent pas le rationnaliser. Ils ne connaissent pas ces écarts de la vie sauvage, aventurière, ce rythme du corps humain dans un environnement d’effort et d’incertitude qui échappe complètement aux calculs des machines. Singapour est un pays qui ne connaît pas le danger, qui ne connaît pas l’effort contraint, celui qui consiste à prendre un risque, à se mettre volontairement en danger.
C’est un pays qui ne connaît pas la peur, car tout le protège de ce danger, de la vulnérabilité, du risque de se retrouver dans une situation délicate.
Ils n’ont donc pas le même rapport que nous au danger, à l’effort, au plaisir que procurent danger et effort quand on les conjugue en les maîtrisant. Là-bas, chez eux, il n’y a aucun risque, jamais, tout est déjà maîtrisé avant qu’ils aient quoi que ce soit en main. La seule peur serait qu’un jour, tout s’arrête de fonctionner. Là, ils auraient peur. Peur de perdre leur confort et leur perfection.
Eau chaude rationnée
Ils ont besoin de tout, tout de suite, maintenant : les informations, les itinéraires, les détails, les horaires, les prix… ils veulent pouvoir tout organiser, anticiper, programmer. Mais ils auraient du mal à prendre l’initiative d’aller chercher ces informations eux-mêmes. Ils sont habitués à ce que tout fonctionne et que tout soit à leur disposition 24 heures sur 24. Que le confort et le service soit permanent et irréprochable. Ainsi, ça leur est étrange qu’on leur dise de ne plus prendre de douche après 22h30, que l’eau chaude soit rationnée, que le chauffage électrique ne soit pas plus chaud que ça à 2 500 mètres, que le wifi ne soit pas opérationnel partout, qu’il n’y ait pas de routes alternatives et de bus à prendre en cas de coup dur une fois qu’on a atteint tel ou tel refuge. La seule option consistant à faire demi-tour leur semble très dangereuse. Se retrouver isolé au milieu de la montagne, ne pouvant compter uniquement que sur son propre moteur, son corps, ses efforts, ça ne les rassure pas du tout.
Gougeul Mapsss. Même pour trouver son chemin dans l’espace urbain. Chez eux, personne ne demande son chemin, la technologie permet de se repérer tout seul ; pourquoi on irait demander dans la rue à quelqu’un qu’on ne connaît pas, alors que notre téléphone peut nous renseigner aussi bien – même mieux : l’humain peut se tromper. L’humain est défaillant, pas la technique ! Vite ! Notre téléphone !
En plein milieu de notre premier repas suisse, l’une des singapouriennes, regardant son téléphone, s’aperçoit que le réseau wifi a enfin été détecté par son téléphone. Elle s’écrit alors : « Oh ! Reception ! Wifi is on ! » Aussitôt, d’un seul coup, comme une chorégraphie, tous les cinq ont lâché leurs fourchettes et ont saisi leur téléphone dans leur poche. Dans un silence soudain, il n’existait rien d’autre que la connection revenue. Qui leur avait tant manqué. Et c’est comme s’ils retrouvaient leur bonne humeur, leur capacité à discuter, l’usage de leur parole.
« – Oh Switzerland ! I love ! Everything is very clean, shower is very good, wifi is working, but everything very expensive, ah !
– Yes… you know… Sometimes, we call Singapore “the Switzerland of Asia”
– Oh… The Switzerland of Asia… »
Neuvième jour
Ce matin, depuis que nous sommes partis, j’entends comme une voix qui répète au fil de nos pas : « L’espace, vous savez, c’est bien plus grand que nous. La seule façon de l’embrasser, c’est de plonger, se jeter dedans, disparaître dans l’immense. »
La marche, quelque part, est une tentative de disparition. On se diminue. On réduit ses besoins, son espace vital, on vit au minimum, avec un minimum de gestes, tous plus essentiels les uns que les autres. On marche dans l’essentiel, avec l’essentiel. On devient minuscule. On se fond dans la masse. Et pourtant on s’ouvre, on élargit sa vision, on offre plus de place à ses idées, à sa pensée, à ses rêves.
On se donne de l’air, on augmente la force et la hauteur de son regard, et l’espace qui nous est nécessaire pour rendre nos yeux plus lucides. Mais on diminue le poids de sa présence sur la terre, on diminue les traces que l’on laisse sur notre passage. On se dépouille, on se vide, on s’enrichit et on se grandit. En marchant, on ne pollue pas, on ne produit pas de déchet, on ne consomme rien, on ne fait de mal à personne, on ne perd pas de temps et on n’en fait perdre à personne.
Une autre rencontre, pleine de joie de vivre : un gars de Montpellier qui fait le circuit avec sa fille et un vieux copain à lui. Son accent occitan, phénoménal, dégage une malice et une chaleur qui donne envie de sortir immédiatement de soi. On a le rire facile, le rire aux lèvres, on en fait des tonnes, on exagère. Discuter avec lui, c’est déjà faire du cinéma. Son entrain justifie tous les scenarii. Il nous raconte ce qui nous attend demain, à la Fenêtre d’Arpette.
« Oh, il y a quinze ans, quand tu montais le névé, y avait bien plus de couches de neige. C’était un mur. Tu grimpais à la verticale. Tu mettais tes bâtons, t’enfonçais les crampons, à chaque fois tu avançais en disant Alléluia, Alléluia, Alléluia, et quand tu étais arrivé tu disais Amen… …
J’ai une photo qui est restée depuis dans le couloir, on voit comme c’était blanc ! »
Des patois époustouflants
Ne ratez rien de l'actualité du Zéphyr
On marche dans un espace où les traces de la langue de l’homme ont disparu. Pourtant, sur ces sentiers, dans ce silence époustouflant, dans les murs épais des chalets, des refuges, résonnaient encore il y a peu des patois uniques au monde. Des mots qui venaient de nulle part ailleurs qu’ici. Les hommes n’ont rien laissé de leur langue. Les langues se sont tues et les visages sont restées lettres mortes.
Jour après jours, ma barbe pousse comme les pâturages. Les vaches pourraient brouter ma barbe, drue et épaisse. Il n’y a pas de clôture. L’herbe noire sur le pré de la peau. La touffe du visage. La barbe est une herbe qu’aucun animal ne vient manger, même quand on dort. « Why this is so hot ? In Singapore we have air-con. » Même sur la neige, le soleil cogne. Tape les yeux, les bras, le dos. Dans nos vestes gore-tex la chaleur s’infiltre et rien ne lui résiste. Nos sueurs en sont témoins.
Je suis toujours époustouflé par la capacité qu’ont les montagnes à retenir les nuages au-dessus des sommets. Ils s’accrochent comme on attrape une branche et prennent quelques heures pour mesurer l’étendue du ciel et leur parcours dans ce long silence bleu.
Mais le temps change vite en montagne. Après la pluie, le retour de la lumière : toutes ces couleurs, toutes ces fleurs, ce vert vif sur les arbres, ces chants d’oiseaux et ces bruissement dans le bois.
Goût de la terre
La vie est rincée et elle chante sa joie. Grimper, pousser nos pieds, encore, traverser, grimper, encore, s’essouffler, passer nos mains à la brûlure de l’eau fraîche, puis nos pieds dans le courant d’un ruisseau, se tenir bien droit et embrasser d’un souffle toute l’étendue, toute la beauté du paysage. L’émerveillement et le froid font pousser sur nos bras la chair de poule. Les kilomètres avalés de sueur et d’humidité font naître sur nos pieds la chair d’ampoule. On se ressource, on se dépouille, on ne pense plus avec sa tête mais avec ses pieds. Ce sont des pensées terre-à-terre, creusées d’efforts et d’humidité. Lorsque nos pensées ont le goût de la terre (et l’immensité des espaces pour s’y déployer), elles ne peuvent que nous aider à rester vivant. Je pense avec mes pieds, je vois avec mes pieds, j’aime avec mes pieds.
Le soir, en arrivant au petit village de Trient, on retrouve le trio de Montpellier en train de s’installer au camping :
– « Oh Singapour ! – Oh Montpellier !
– Alors on t’a attendu pour l’apéro, t’es resté accroché là-haut ?
– Mais ca te regarde pas ce que j’ai fait la haut! Vous êtes arrivé il y a longtemps ?
– Oh ben nous on est allé de suite au village, on a fait trois courses, on s’est mis un demi de rouge dans la panse et on est revenu ! On est prêt…
– …à dormir ! – Ah ah… »
Le même soir, au gîte, nous avons rencontré une adorable marcheuse belge. Elle nous a invités à nous asseoir dehors avec elle. Elle nous a offert une bière. On s’est assis. On a bu et on a parlé. Elle a replié ses jambes sur sa chaise. Elle était pied nu. La nuit tombait sur la montagne mais le sommet restait blanc de neige. Le plaisir d’écouter la vie des gens. De pénétrer doucement, par les oreilles dans une intimité sans lendemain avec une rencontre survenue comme la rosée bientôt disparue avec le lever du jour.
Dixième jour
Ce matin, plein d’entrain, je les rejoins dehors, nous sommes sur le point de partir.
– « So are you ready ?
– Yes, I am ready… for shopping ! »
On atteint le col qui nous refera passer en France. Dernière frontière. La vue sur le Mont Blanc est splendide. Un vrai balcon juste en face du sommet. C’est là que tout le monde peut enfin prendre son selfie avec la bête sauvage que l’on contourne depuis 9 jours. On pénètre sans sourciller dans le territoire international du selfie. Et on avance son téléphone à la main et son image à côté de soi.
Le territoire du selfie
Le sommet du selfie
Le pic du selfie Le mont selfie
L’aiguille du selfie
La combe du selfie
The Selfie Lake
La prairie du selfie
The Mont Selfie
Le GR selfie
Le lieu-dit du selfie
Le lit du selfie
Les sentiers des selfies
Saint-Selfie-sur-Arve
Le Hameau du Selfie
Les pâturages du Selfie
The Selfie Valley
Rien n’est trop beau
Pour se voir à l’œuvre
Avec la nature
Enfermé toute la vie ?
La nature ne s’achète pas, ne se déplace pas, on doit y aller, y plonger, rentrer dedans, de tout son corps. Toutes ces choses qu’on installe chez nous dans nos maisons pour y faire naître la nature ! L’illusion de la nature, l’illusion de la posséder à domicile. On ne va plus dans la nature, c’est elle qui doit être amenée chez nous. On plante des arbres du Japon, on accroche des photos de cascades et de vallées, on achète des produits odoriférants pour parfumer comme en forêt, on zappe à la télé des reportages sur les endroits où on n’ose se rendre, on met des pierres dans notre jardin, autour d’une petite fontaine pour faire croire à une rivière… on a même des machines qui imitent des chants d’oiseaux et de cigales ! Peut-on tout acheter, tout reproduire ?
Et la sensation, la vibration, l’effort, le danger ? La satisfaction de sentir son corps remis à la providence de la nature ? Désormais, puisqu’on se coupe de l’authenticité, puisqu’un ersatz de nature nous suffit à croire que nous la possédons chez nous, que reste-t-il à découvrir ? Va-t-on rester enfermé, toute la vie ? Ne plus sortir puisqu’on a tout chez nous ? Est-on en train d’inventer « la vie sans sortir de chez soi » ?
Onzième jour
On cherche à ressentir la terre qui grimpe
Et le monde, comme ça, qui nous embrasse
Plus fort que tout Bercé par l’eau
Déséquilibré par le vent
Caressé doucement par le soleil
Et l’air qui nous traverse
On cherche comme ça à embrasser le monde
Et à sentir la terre qui grimpe à l’intérieur de nous
Comme on grimpe, comme ça, sur les chemins
La terre la terre
La terre est plus forte que nous
Les vaches, la montagne et les arbres sont là et me regardent avec leurs yeux, imperceptibles et immenses, des yeux qui semblent vouloir me dire : « J’ai passé tout l’hiver à regarder tomber la neige et je passe tout le printemps à la regarder fondre.»
« J’ai passé tout l’hiver à regarder tomber la neige et je passe tout le printemps à la regarder fondre. » Les saisons ont un avantage sur moi : elles passent ici plus longtemps, elles durent. Mais finissent tout de même par s’en aller.
Vivre en mouvement
Marcher, c’est vivre en mouvement.
C’est vivre debout.
Vivre debout chaque pas de sa vie.
Debout de tout son corps debout.
De bout en bout debout.
Du bout du chemin au fond de soi.
Du bout du monde au fond du jardin.
Marcher, c’est affirmer que l’homme se tient debout.
Quand on perd l’équilibre, quand on ne tient plus debout, on va dans la montagne.
Quand on a besoin de ne pas perdre pied,
Quand on a le vertige, qu’on est sur le point de tomber,
Quand on ne sait plus où aller, on va dans la montagne.
On s’en remet à son pouvoir de vie et de mort. On s’accorde à sa volonté.
Identité
Faire de la montagne, c’est se faire à elle.
Dans la dernière descente du circuit, nous nous arrêtons dans un petit refuge à pic. La gérante fait les devoirs avec sa petite-fille sur une table de la terrasse. De la géographie. Il s’agit de placer sur une carte et de nommer les différents massifs montagneux de France… Plus que quelques centaines de mètres, quelques dizaines de minutes avant de revenir à Chamonix et de boucler ce Tour. C’est une drôle d’impression de sentir qu’on termine quelque chose, qu’on s’achemine inéluctablement vers la fin. On voudrait ralentir, prendre la fuite… quelque chose nous quitte : l’enivrement de la montagne.
Le retour en ville.
La route goudronnée est un sas de décompression et de réhabilitation de notre identité urbaine. Les voitures roulent désespérément vite. Ou bien est-ce nous qui marchons lentement. On se heurte, soudain, au bruit, à la foule, à la lumière, aux bâtiments. La nature a disparu et on a disparu de la nature. Elle nous encercle. Elle est partout autour et pourtant elle n’est plus là, à portée. On est pris soudain dans une vague humaine, une foule de corps pressés qui se croisent dans les rues. On change de pas. On marche plus nerveusement, avec moins d’entrain.
Vie urbaine
On doit faire attention où on met les pieds. On se met à marcher comme eux. La vie urbaine et ses bâtiments, sa circulation, son chant mécanique, cacophonique, défait, décousu. Une lumière blafarde et interrompue, des couleurs par centaines, l’œil ne sait plus où regarder, des champs entiers de béton. Tous ces visages affairés, toutes ces fenêtres, ces rideaux, ces portes, toutes ces rues qui se chevauchent, se rejoignent, s’entrecroisent… Les pieds se demandent : « Quelle direction prendre ? »
J’ai fermé les yeux, j’ai évité des regards, j’ai rasé les murs, j’ai bouché mes oreilles. J’ai mis mes mains devant mes yeux et ma tête dans mes mains. J’ai fait demi-tour, j’ai tourné en rond, j’ai fait les cent pas, j’ai cherché le ciel, rien qu’un petit morceau de ciel. Je me suis accroupi contre un mur, j’ai parlé tout seul, à voix basse, j’ai hurlé en silence. Je ne pouvais pas demander mon chemin, je ne savais pas où je voulais aller. Je voulais disparaître dans l’air, m’enfermer dans le silence pour toujours. Je voulais avaler les quatre saisons d’un seul coup sans respirer. Je voulais avaler tout ce que je voyais, faire disparaître toute cette ville immense, grouillante, bruyante. N’être plus que seul sur la terre désertée.
Les cent pas
Quand le corps a tout donné et qu’il faut encore tenir debout.
Quand les jambes ont travaillé toute la journée, ont forcé chaque pas à prolonger le précédent, jusqu’au point d’arrivée où l’on marche encore, mais plus de la même manière : on ne suit plus le chemin, on marche simplement pour habiter l’espace, pour habituer son corps, soudain, à ne plus marcher.
Quelques pas de plus pour poser son sac, souffler, marcher pour réaliser qu’on ne marche plus.
On ne peut pas passer de la marche à l’immobilité en un claquement de doigt. Juste parce que la marche est finie. Alors on marche encore un peu pour s’en rendre compte. On continue de marcher encore pour déposer ses chaussures, ranger son sac, se rafraîchir le visage, préparer à manger, faire quelques pas sur la terrasse, entre le fauteuil et la cuisine. On tente de s’asseoir pour se poser, se relaxer, mais on ne peut pas rester assis, en place, on marche encore un peu, on fait les cent pas sur le tapis, pour réaliser qu’on vient d’arrêter de marcher.
Marcher encore pour aider à s’immobiliser.
Désarroi
Quand est-ce que la marche s’arrête vraiment ?
Quand est-ce qu’on arrête vraiment de marcher ?
Quand passe-t-on de la marche sur les chemins à la marche pour les gestes de tous les jours ?
Quand arrive ce moment où on passe de la marche en montagne aux déplacements quotidiens ?
Il faut écrire ce désarroi qui se met à l’œuvre pour épuiser mes forces. Le grand vide quand la marche est accomplie. Le corps debout. Il s’agite. Il doit se réhabituer à l’immobile, aux petites distances, aux gestes sans effort. Le corps est rentré dedans, revenu à l’intérieur, dans quatre murs épais. Le sentier est loin derrière la vitre. Le chemin est devenu un carrelage, une moquette, et peu à peu la plante du pied s’effrite sur ce sol artificiel. Le corps fait les cent pas, se met sans raison à traverser les pièces de long en large pour compenser la perte du sentier. A traverser l’appartement, à arpenter les pièces, à tourner en rond sans but, sans rythme, guidé par le vide. Une attraction qui ne l’attire nulle part.
Nature is not free
« – So guys, not too much tired ?
– Yeah, it’s ok.
– How did you like the 10 trekking days ?
– Such a epic hike, bro…
– …Sh my god… It was… I mean we’re still alive so…
– …So terrific and so wonderful at the same time…
– Oh god, yeah…it cost so many energy… Nature is not free… zero discounts in the wild !
– We’ve been a nice team together…
– No major injury, that’s fine, we’re safe…
– It probably wasn’t the best idea going in the very first week of the season, maybe even a little mad… there were too many instances where we could have missed a step, fall into oblivion n meet our ends…
Remerciement
– I felt myself the closest to life as I never did before… If this isn’t the call of the mountains, I don’t know what is…
– We could have all succumbed ourselves to nature…
– I can’t believe we did this with the minimum bag pack we had to carry…
– Ok guys, take care, have a safe trip back to Singapore ! Next time I will come for a hike in the shopping malls, I promise !
– It was real pleasure to share that trip with you, guys
– Thanks for all Marien, stay safe… We’ll send you all the trek’s pictures ! »
Sommets
Dans le train qui m’emmène vers Lyon, je regarde une dernière fois la carte IGN et tous ces points posés sur les lignes :
Pic Lory, Grand Pilier d’Angle, Grandes Jorasses, Aiguilles du Diable, Aiguille du Croissant, Pic Tyndall, Breithorn de Zermatt, Aiguille du Chardonnet, Grand Combin, Col de la Croix du Bonhomme, Fenêtre d’Arpette, Aiguille Verte, Col de Balme, Mer de Glace, Aiguille de Triolet, Grand Col Ferret, Sommet du Brévent, Dent du Géant, Aiguille du Midi, Mont Maudit, Dôme du Goûter, Aiguille de Bionnassay, Dômes de Miage, Aiguille de la Bérangère, Mont Tondu…
Tous ces sommets, tous ces sommets, tous ces sommets,
Cela donne envie d’aller jusqu’au plus haut
De soi-même,
Non ?
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