1er octobre 2017, Catalogne. Esteve et sa mère, Arantxa, ont vécu un dimanche noir, prenant de plein fouet la brutalité de la Guarda Civil, bras armé du pouvoir.
Il arrive parfois que l’Histoire fasse irruption dans la vie de simples citoyens. Voici le fil de leur étrange journée.
Le teint mat rehaussé de deux grands yeux bleus, Esteve Domici ne passe pas inaperçu. Avec son mètre 88 de muscles, cet ancien rugbyman est également un indépendantiste convaincu. Ce qui n’est pas le cas de tous les membres de sa famille. Sa mère Arantxa, quant à elle, ne jure que par le pouvoir central et voit dans le rattachement de Barcelone à l’Espagne un message adressé aux fantômes du passé. Elle avait l’intention de se déplacer pour voter, mais face aux risques de voir charger la Guardia Civil, elle a préféré renoncer et suivre les flashs d’information depuis son petit appartement de la banlieue barcelonaise.
Pour elle, comme son fils, la vie n’est pas évidente tous les jours. Le chômage frappe durement ces quartiers et les riverains ont l’impression tenace que le pouvoir central les a oubliés depuis longtemps. Si Arantxa pense qu’il n’en est rien, la dégradation continuelle de la situation économique pousse Esteve à s’engager plus concrètement dans le débat actuel.
Perdu d’avance
Au cœur de toutes les discussions, l’indépendance de la Catalogne n’est désormais plus un fantasme. C’est une réalité que les citoyens de la région prennent pour acquise. « Pour nous, c’est une évidence. La Catalogne doit retrouver sa liberté. Culturellement, économiquement, historiquement, nous n’avons rien à voir avec Madrid et ses satellites », précise le jeune homme. C’est donc d’un pas décidé qu’il s’est rendu dans le centre-ville pour y animer un bureau de vote.
Il connaissait les risques en proposant son aide, mais, selon ses dires, il ne pouvait faire autrement. Lorsqu’on lui demande pourquoi il est prêt à défier la loi (le référendum ayant été jugé non légal) et l’interdiction de se montrer, il répond sèchement : « C’est plus fort que moi. Quand il a fallu combattre Franco, les miens étaient là. J’ai des ancêtres qui sont tombés pour tenir le siège de Barcelone. À l’époque, personne n’est venu les aider. Mais personne n’a craqué. »
Pour lui, ce qui s’est passé le dimanche 1er octobre 2017 est la preuve éclatante que le gouvernement Rajoy est prêt à renoncer à l’idée même de démocratie pour maintenir son pouvoir. Pour lui, c’est certain, « l’Espagne a déjà perdu la Catalogne. Quand des millions de citoyens se mobilisent, marchent ensemble et parlent d’une même voix pour disposer d’eux-mêmes, la question n’est pas de savoir s’ils gagneront. Il s’agit de savoir quand cette victoire interviendra. »
Vêtu d’un maillot aux couleurs du FC Barcelone et floqué (évidemment) du nom de Gérard Piqué, le jeune homme est allé rejoindre ses comparses pour disposer les urnes, les bulletins et attendre les premiers électeurs. « J’avais même une procuration de ma mère pour voter contre l’indépendance. Je l’aurais fait avec plaisir. C’est une question d’amour filial et d’honnêteté intellectuelle », précise-t-il en souriant.
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Un bureau de vote dévasté
Oui, car la journée ne s’est pas passée comme il l’espérait. « Jusqu’au dernier moment, j’espérais que les flics respecteraient notre liberté d’opinion », annonce-t-il gravement. Alors que le bureau était plein à craquer, des cris ont retenti à l’extérieur. Très vite, les portes ont volé en éclats sous la charge d’une cohorte lourdement équipée.
Selon Esteve, l’intention de la police n’était clairement pas de parlementer. Les urnes ont été saisies rapidement, des bulletins violemment arrachés des mains des passants et des drapeaux catalans, comme un symbole, déchirés au hasard.
Face aux protestations, les coups de matraque ont fait la loi. « J’ai vu des femmes et des enfants le visage ensanglanté. Quand le pouvoir est sûr de son fait, il ne fait pas de détail. Et ordre avait été donné de casser de l’indépendantiste », reprend-il. Dans son bureau de vote, plusieurs personnes ont été durement blessées. Esteve se souvient notamment d’un jeune homme qui tenait le bureau avec lui. En essayant de sauver une urne, il a tenté de s’enfuir et a reçu deux coups de flashball dans le dos. « Il s’est effondré net. »
Des tensions anciennes
Bien que le scrutin jugé illégal par Madrid constitue une flambée, la crise qui tend les relations entre la capitale et la Catalogne n’est pas nouvelle. Elle couve depuis des décennies et a déjà été ponctuée d’escarmouches et de coups d’éclat. En 2006, le Parlement espagnol promulgue un statut tout à fait particulier qui renforce de facto l’autonomie de la Catalogne et dont le préambule la définit comme « Nation », à l’intérieur de l’État espagnol. Ce terme pèse lourd. Tellement lourd que le gouvernement conservateur a décidé, en 2010, d’effacer 14 articles du texte.
À Barcelone, cette décision est vécue comme une haute trahison et occasionne des manifestations massives qui cristallisent, jusqu’à aujourd’hui une défiance entre les deux centres du pouvoir. En novembre 2014, un premier scrutin (tout à fait symbolique) est organisé par le parlement local. Déjà interdit par le pouvoir, il recueille 80 % d’avis positifs. La machine est lancée malgré la faible participation. Seuls 33 % des inscrits se sont en effet déplacés à l’époque. Difficile, bien entendu, d’émettre un comparatif avec la situation du 1er octobre, l’intervention des forces de l’ordre ayant empêché le processus électoral d’aller à son terme.
Aucune haine
Par chance, Esteve a pu s’échapper par une fenêtre. Selon ses dires, il s’en est fallu de peu pour qu’il prenne un coup de matraque dans la tête. «Deux policiers m’ont pris en chasse, mais dans l’agitation, j’ai pu me fondre dans la foule », assure-t-il. Contacté via les réseaux sociaux par la rédaction du Zéphyr, le jeune homme ne savait pas, dimanche soir, s’il pourrait regagner son domicile en toute quiétude.
« Je ne suis pas un criminel. Je suis un citoyen qui aime son pays et qui veut le voir exister. Je n’ai rien contre les Espagnols. Je n’éprouve aucune haine à leur égard. J’ai de nombreux amis à Madrid, Valladolid ou à La Corogne. Mais ce pays n’est pas le mien. Je suis catalan et, même au fond d’une cellule, la répression ne fera pas de moi un Espagnol. » Au cœur de l’échange, Esteve prévient qu’il va devoir filer rapidement. Du bruit à l’extérieur, quelque chose d’assez inquiétant pour l’obliger à déguerpir sans délai.
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L’anti-Brexit
Avant de quitter la conversation, il répond à une dernière question. Parmi les détracteurs de son mouvement, certains parlent de xénophobie, d’isolationnisme et brandissent le spectre du Brexit. Pour lui, il n’en est rien.
« Dans mon discours, il n’y a aucune once de haine et de rejet. Je n’ai rien, je le répète, contre les Espagnols. Je veux simplement pouvoir décider de ce que je suis. Et je ne suis pas Espagnol. En Grande-Bretagne, les tenants du Brexit ont monté les Anglais les uns contre les autres en mentant de manière flagrante. Ici, tout le monde est libre de ses choix. En tout cas, je l’espère », précise-t-il pour toute conclusion.
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Quelques instants plus tard, Esteve quitte le fil de discussion et reprend certainement sa course vers un abri. Aucune autre réponse n’a été reçue depuis, mais, bien entendu, la rédaction compte tenir ses lecteurs informés des évolutions de la situation de ce jeune indépendantiste et de ses proches. De l’autre côté de la ville, le légendaire Barca s’apprête à livrer un match chargé de symboles face à Las Palmas. Plus que les points de la victoire, Gérard Piqué et ses compagnons vont livrer une bataille dans un Camp Nou étrangement vide.