Notre reporter se souvient d’une sacrée soirée qu’il a passée en la compagnie de Joe, Cole et Ian, le trio des Black Lips, au Silencio, le night club créé par David Lynch. Il tire de ce moment mémorable le portrait d’un groupe qui incarne à la fois l’acmé et le crépuscule du rock.
Décembre 2012. Je me suis incrusté au Silencio, le club privé conçu par David Lynch, pour voir le concert des Black Lips. Ce soir-là, les clubbers très BCBG ne s’attendaient probablement pas à voir des punks souiller les lourds rideaux de velours avec des litres de sueur, de bière et de whisky. Le groupe a sorti en 2011 l’album Arabia Mountain. Et, comme à leur habitude, les électrocutés d’Atlanta ont aboyé leur rock garage au son tout droit revenu des sixties. Tellement qu’on croirait entendre un pastiche des Ramones.
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JOE
Un quart d’heure après ce concert explosif, j’erre dans le sombre décor de la salle du Silencio, sirotant un verre de whisky de contrebande, avant de rejoindre l’enfilade de caves tapissées à la feuille d’or. Dans la pénombre, je crois reconnaître Joe Bradley, le batteur. Adossé à une ancienne structure métallique Eiffel, il tente d’engager la conversation avec une jolie Japonaise. Je m’approche et lui glisse : “Elle vient de dire : « Je suis boisson » , je crois… Oui, j’ai appris le japonais à 16 ans parce que je trouvais ça fun.”
Dans l’éclairage tamisé, le gars semble au bord de la descente d’acid ou de la montée de speed, je ne sais plus. Je lui demande alors pourquoi lui et ses acolytes n’ont pas intitulé leur album mont Fuji – plus raccord, selon moi, avec le concept du groupe de “flower punk”. Étrangement, le mec prend mon argument au sérieux.
“L’Arabia mountain, c’est une montagne à 45 km d’Atlanta… Bon, c’est pas vraiment une montagne, mais elle est à nous ! » À nous ? Oui, à eux : les gars de Géorgie.
J’explique ensuite au batteur que je suis rock journalist. Amusé, il me propose de faire la fête avec son band, à condition de participer aux frais.
J’ai à peine le temps de sortir un sachet de weed, une flasque et 5 euros de monnaie qu’il empoche le tout et m’embarque dans les coulisses pour rouler un joint. J’en profite pour demander : “Pourquoi tu joues ici ?“
“Le proprio aime bien ce qu’on fait, donc on s’est dit : pourquoi pas”, qu’il répond en tassant tout mon shit dans la feuille de son joint. “C’est un endroit cool pour chopper des mannequins.” Il tire une énorme taffe et commence à me raconter le truc le plus fou qu’ils ont fait on stage :
« Cole a plusieurs fois pissé sur les gens en visant leurs bouches. Mais, à force, ça devenait lassant. J’ai aussi vu Ian mettre 500 pétards [des vrais qui font boum] dans sa bouche et les faire exploser en les tenant pendant son solo. Mais, tu sais, c’est que du spectacle. »
Le reste du groupe débarque enfin en coulisses, accompagné de quelques potes.
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COLE
Alors qu’ils se prennent des traces de coke sur le comptoir du bar, je remarque Cole, le guitariste et chanteur du groupe, s’enfoncer dans un profond fauteuil en cuir. Avec son chapeau de cowboy et sa paire de santiags, il détonne. Je tente de l’amadouer avec mon joint. Enfin, il relève son couvre-chef, se sert du vin blanc et se présente.
« J’adore ce club. Vu que ce n’était pas un public de fans, on n’avait pas à se préoccuper du chaos de nos concerts habituels. On pouvait juste jouer et s’éclater. J’aurais bien aimé placer quelques blagues, mais mon humour ne marche pas très bien en France. »
Un exemple ? « Qu’est-ce que tu fais pour qu’un bébé flotte ? Tu enlèves ton pied de sa tête. »
CQFD, ce n’est pas forcément du goût de tout le monde. « Mais c’est pas grave, j’adore les Françaises, elles sont incroyables : leur amour est inconditionnel. Tu peux être le pire des enfoirés, c’est toi qu’elles veulent. Tu peux leur parler du fond du cœur. Elles sont beaucoup moins intéressées et prudes que les Américaines. »
Il boit un shot de Jack Daniel’s d’un trait, avant de poursuivre.
« Il y a beaucoup de règles de moralité chez nous qui n’ont pas de sens ici. Lemon Incest, de Gainsbourg, ce serait impossible aux Etats-Unis. Chez nous, on accepte le meurtre. C’est ça, notre culture. Chez vous, Polanski, qui se tape une mineure, ça ne pose pas de problème. » Enfin, presque. Passons !
Soudain, tout le monde commence à s’agiter. Je crois comprendre qu’ils vont bouger dans un bar. On commande des taxis.
« D’une manière générale, j’essaye de ne suivre aucune règle, sauf les miennes. Quand je pissais sur les gens, j’avais peur de me faire fracasser, mais je m’en suis sorti. Le rock, c’est une performance, tu joues toujours avec les limites. »
Je demande : “Vous avez l’esprit plutôt punk. Pourquoi avoir choisi de jouer de la country ?”
« La country est la musique la plus américaine qui soit. Je sais qu’on pense que c’est une musique de rednecks crétins, et ce n’est pas forcément faux, mais la narration y est d’une grande finesse. Dans le temps, c’était une musique très élégante, une sorte de soul blanche, une musique des tripes. »
Joe gueule à travers les coulisses que « le kid est cool et (qu’il) peut venir« , Cole acquiesce. Je me retrouve ainsi sur la banquette arrière d’un taxi, avec Ian, le guitariste qui me parle de sa ville.
IAN
« Atlanta est une ville nouvelle, elle a été en grande partie brûlée pendant la guerre civile. Donc les propriétés ne sont vraiment pas chères, on s’est payés une baraque pour répéter et picoler. La majeure partie de la population est noire (genre 55 %), c’est cool parce que cela donne une énergie vraiment particulière à la ville, ça fait partie de ce qu’on est. C’est le seul endroit où tu as des groupes de punk hardcore blacks. »
Ian partage son attention entre moi et une magnifique Italienne. Alors qu’il glisse sa main entre ses jambes, il se met à me causer business.
« Tu sais, le plus important pour un groupe, c’est d’enregistrer. D’avoir tes morceaux sur la toile et de les faire tourner. Si tu joues dans ton quartier, tu peux atteindre une centaine de personnes, mais, sur internet, avec un peu de chance, tu peux devenir la nouvelle star coréenne ou argentine. Ça change complètement la donne. C’est pour ça qu’on enregistre autant : juste pour continuer d’exister. »
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À peine arrivés dans le bar, les Black Lips se sont mis en tête de me faire enchaîner les pintes de Ricard. Et là, c’est le trou noir… puis la pire gueule de bois de ma vie. Mais qu’importe, pour une soirée, moi aussi j’étais un des bad kids qu’ils célèbrent dans leur plus gros hit. / Calvin Dionnet