Hervé Poulain a réalisé son rêve : participer aux 24 Heures du Mans avec son bébé : les art cars, des bolides customisés par de grands artistes contemporains.

les couvertures du Zéphyr

En démarrant sa M1 bleu nuit de 1980, mon parrain lançait : « Il y a les voitures, et puis il y a les BM. » Depuis, il m’est resté une nostalgie des courbes racées de ce modèle mythique. Alors, quand, BMW m’a invité à l’inauguration de l’exposition Art Cars dans son musée munichois (où l’on peut admirer des monstres mécaniques passés entre les mains d’Alexander Calder, Andy Warhol, Roy Lichtenstein ou Jeff Koons), j’ai mis un mouchoir sur mes convictions écologistes et m’y suis précipité. Et j’ai interrogé un homme à l’origine d’un sacré concept.

Le Zéphyr : Comment vous est venu l’idée de faire peindre des BM de course par des stars de l’art contemporain ?

Hervé Poulain: À l’époque, j’avais 35 ans, c’était le début des années 70, j’avais les cheveux longs, des pantalons à pattes d’éph’, j’étais commissaire-priseur, ça marchait bien pour moi… mais je voulais être un homme complet. Je voulais donner à ma vie une dimension d’action que j’ai trouvée dans la course automobile. Mon rêve était de participer aux 24 heures du Mans. Et je cherchais un moyen de m’ouvrir les portes d’un constructeur. C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’associer un artiste contemporain et un constructeur de voitures de course. Personne n’avait jamais fait ça. J’avoue qu’au début, même moi j’ai eu un doute : une voiture de course, c’est déjà une œuvre d’art. Ce n’était peut-être pas la peine d’en rajouter. Elles ont déjà belles, parce qu’elles sont sculptées pour la performance et dessinées par le vent. Y a qu’à les regarder, avec leurs gros biscotos et ces excroissances aérodynamiques… Et puis, je me suis dit : “Si Phidias a osé peindre l’Athéna du Parthénon, on peut bien peindre une voiture de course !”

Alexander Calder et Hervé Poulain Jouet BMW à l'origine du projet 1975 à Sachet - ...

Alexander Calder et Hervé Poulain, jouant avec le premier projet d’art car, en 1975

« Une sculpture mobile »

Pourquoi avoir confié la première à Alexandre Calder ?

Puisque cette voiture allait devenir une sculpture mobile, j’ai tout de suite pensé aux “mobiles” de Calder. Une chance, il vivait en France et je le connaissais bien ! Mais encore fallait-il trouver une oreille pour écouter mon projet. En 1973, l’art et l’industrie étaient deux mondes qui s’ignoraient totalement. Maintenant, Vuitton ne peut plus sortir un sac, sans que Murakami (artiste plasticien) n’y pose son estampille. Alors, j’ai commencé par aller voir de grands constructeurs français… chez qui j’ai subi un cuisant échec. Quand je leur ai parlé de Calder, ils m’ont répondu : « Qui c’est Calder ? » J’étais un peu dépité. Et là, je croise Jean Todd, le grand navigateur de rallies. Jean me dit : « Je sais exactement qui peut comprendre ton idée. C’est Jochen Neerpasch, de BMW. Je l’appelle tout de suite ! »

Jochen, lui, a tout de suite saisi le potentiel de ce projet. Il m’a répondu : « C’est une idée géniale, mais c’est dommage, toutes nos voitures sont aux États-Unis. Je vous rappelle ! » À ce moment-là, l’Europe était en plein choc pétrolier. Il faut se souvenir qu’à l’époque, il y avait vraiment un sentiment autophobe en Europe ! Rouler coûtait cher, on abaissait les limitations de vitesse. On interdisait même aux gens de sortir en voiture le weekend. BMW avait donc décidé de partir à la conquête du marché américain. Jochen a mis des mois à convaincre ses patrons de revenir sur les circuits français. Je crois que c’est le fait que Calder soit américain qui lui a permis d’emporter le morceau. BMW revenait en Europe tout en parlant au public américain. D’une pierre, deux coups !

Hervé Poulain par Franck Dielman, 1975

Hervé Poulain dans son armure d’amiante, par Franck Dielman, en 1975

En 1975, vous êtes au volant de la 3.0 CSL façon Calder, prêt à vous lancer sur le circuit des 24 heures du Mans. Le moteur crache, le volant vibre, que ressentez-vous ?

J’ai pensé : “Hervé, jouis bien, tu réalises le rêve de million d’hommes.” J’ai fait 11 fois les 24 heures du mans. Les 11 fois, quand j’ai mis en branle le moteur, que le tapis roulant du macadam est passé sous ma voiture, à chaque fois j’ai eu conscience de ça. J’avais aussi beaucoup de pression. D’abord, parce que nous n’étions que deux pilotes à courir Le Mans. Jean Guichet et moi. D’autres écuries en avaient quatre ou cinq. À deux seulement, faire Le Mans revenait à honorer une dame pendant deux heures toutes les deux heures… vous saisissez ? Faut aussi se souvenir qu’on se tuait sur les circuits à cette époque-là. Je ne vous dis pas les risques qu’on prenait pendant ces courses en rallye : les voitures explosaient, brûlaient. Et puis, je me rendais compte que j’étais au volant d’un mobile d’Alexander Calder ! Une pièce unique. Je me souviendrai toujours de la réaction de Calder au départ de la course. Un caméraman, venu filmer nos préparatifs, lui a demandé : « Mais pourquoi toujours un bleu, un jaune et un rouge ? » Il l’a regardé et lui a répondu : “C’est tout ce que je sais faire !” Ensuite, cette espèce de géant, qui aimait tant la vie, m’a pris dans ses grosses pattes d’ours et m’a dit avec son accent américain : “Gagne, mais please,va doucement !

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La 3.0 CSL façon Calder de 1975 (photo : BMW)

La 3.0 CSL façon Calder de 1975 (photo : BMW)

En 1979, BMW confie sa mythique M1 au tout aussi mythique Andy Warhol. Comment s’est passée la rencontre avec le pape du pop-art ?

Nous avons laissé à Warhol toute la liberté de créer ce qu’il voulait… mais sans modifier la carrosserie. Évidemment, c’est ce qu’il a essayé de faire. Il voulait même peindre les vitres ! BMW a dû refuser deux projets de Warhol. Alors, il est venu à Munich peindre la voiture en personne. J’ai tout de suite pris un avion pour l’Allemagne, je ne voulais pas rater ça ! Pendant des heures, Warhol a dansé autour de la voiture avec son pinceau. Moi qui pensais qu’il peindrait une boîte de soupe ou des Marylin ! Il en a fait une voiture gestuelle. Une fois terminée, il a promis : “À plus de 300 km/h, on ne verra plus qu’une seule couleur… mais laquelle, I don’t know !” Je me souviens aussi qu’avant de repartir, comme il lui restait de la peinture, Warhol a proposé à un ingénieur de BMW qui était avec nous, de lui peindre son auto personnelle. “Surtout pas !” a répondu le bonhomme ! Ahurissant !

Andy Warhol, peignant la BMW M1

Andy Warhol, peignant la BMW M1

Il paraît que vous avez failli rater le début de la course cette année-là…

Ça fait partie de la légende, oui. Mais, la vérité est que, ce mardi-là, j’étais encore au bureau quand ma secrétaire m’a crié : “Maître, vous avez les essais du Mans ce soir !” Putain ! J’étais tellement dans mon job… j’attrape mon casque, mes bottes, mon armure d’amiante, et me v’la parti au Mans. J’arrive, la voiture était prête, elle m’attendait. Je dis à Jochen Neerpasch (boss de l’écurie BMW) que je ne connais pas la voiture, que j’avais besoin d’un peu de temps pour me la mettre en main. Et Jochen, qui était très dur avec ses pilotes et ne souriait jamais, me regarde avec ses yeux plissés et me répond : “Hervé, vous faites 4-5 tours pour chauffer la voiture et vous rentrez. Vous aurez 24 heures pour vous la mettre en main !

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On compte aujourd’hui 19 ArtCars BMW, toutes signées par des sommités de l’art contemporains comme Roy Lichtenstein ou Jeff Koons. Comment avez-vous convaincu tous ces artistes ?

Franchement, ça n’a pas été si difficile. Après la Calder, tout le monde voulait entrer dans le panthéon. Ces BMW, ce sont des totems. Elles me font penser aux masques aborigènes, dont la valeur symbolique réside dans le fait qu’un chamane les ait porté pour danser lors d’un rituel. Ce qui fait la valeur de ces voitures, c’est qu’elles ont dansé ! Surtout, la force de ce projet était que le ramage coïncidait au plumage. C’est à dire que la qualité de la voiture était au niveau de celle des artistes. Et ces voitures étaient stupéfiantes : je me souviens d’avoir doublé une Ford Mirage en 3.0 CSL. Nous finissions régulièrement dans les 10 premiers aux classement général. Et puis il y avait la dramaturgie de la course : le bruit, la fureur, l’honneur d’une firme, le risque…

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Donc, les gens se passionnaient pour les voitures. Quand je passais devant les tribunes, tous les gens se levaient comme un champ de fleur ! C’était une formidable vitrine pour les artistes et ils en étaient bien conscients. Après Calder, le second artiste à qui j’ai proposé l’idée était Franck Stella : ce ne fut pas très difficile de le convaincre, il adorait la course automobile ! Il voulait à tout prix en faire une. Et nous avons accepté car, si la Calder était faite pour le grand public, la Stella, dont les lignes suggèrent la beauté mécanomorphe et l’ingénierie, s’adressait davantage aux initiés.

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À partir de là, nous avons démontré que l’art contemporain n’était pas réservé à une élite, mais accessible à tous… et les choses se sont enchaînées. En plus, je connaissais bien Léo Castelli, le grand marchand d’art new-yorkais, inventeur du concept de pop-art… il a joué le rôle d’impresario à quelques reprises et m’a ouvert beaucoup de portes. Je me souviens que Kenneth Noland voulait en faire une, et Jasper Jones aussi. Un jour, je trouve un telex de sa part sur mon bureau, il disait : « Je renonce à peindre la BMW, je n’ai aucune idée« , signé Jasper Jones… ! Quelle époque ! / Jacques Tiberi