Figure de l’ombre, anonyme en uniforme raillé comme tant d’autres, Arnaud est flic. Un simple flic pris en étau dans une situation qu’il ne contrôle pas. Entre la haine irrémédiable de certains citoyens d’une part et l’impunité de collègues, indignes de l’uniforme, d’autre part, le père de famille s’interroge sur son avenir et le sens de sa carrière.
« Il y a des mecs dans nos rangs qui ne méritent pas de porter un uniforme de flic, voilà la vérité. » À 43 ans, Arnaud s’est longtemps demandé s’il n’allait pas tout simplement démissionner. Lui qui s’est engagé après le bac pour « servir la République » se dit écœuré par les polémiques actuelles, mettant en cause des policiers, notamment l’affaire Adama Traoré, et par le sentiment d’impunité qui règne. « Comment voulez-vous contredire ceux qui disent que tous les flics sont des pourris lorsque vous voyez, de l’intérieur, ce qui se passe ? »
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Les choses qui l’ont presque dégoûté du métier, Arnaud pourrait en parler des heures. Exemples à l’appui, il se lance dans une description méthodique des cris de singe lancés dans un vestiaire au moment où un collègue d’origine africaine fait son entrée, des écussons de groupuscules d’extrême droite que certains sont fiers de collectionner, des discussions alarmantes surprises lors d’une pause café. Selon le policier, on ne se cache même pas dans les commissariats. « C’est même devenu un jeu, une sorte de défi, pour certains. »
Anonymat « indispensable »
Policier en région parisienne, le père de famille a accepté de répondre aux questions du Zéphyr si son identité était protégée ; une précaution qui lui a semblé « indispensable » pour continuer de travailler et de fréquenter son unité sans inquiétude. « La loi du silence, chez nous, c’est une réalité. Si tu l’ouvres, que tu parles à ta hiérarchie de ce que tu vois ou ce que tu subis, tu es foutu », assure-t-il.
Au cours de nos deux entretiens, nous avons tenu à écarter tous les détails qui pourraient trahir son identité et, par conséquent, le mettre dans une position délicate. Deux de ses collègues, selon ses dires, ont déjà été ouvertement menacés pour avoir tenté de s’exprimer et de prévenir leur hiérarchie des agissements de certains.
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« Allumeuse » et « Chaudasse »
C’était en 2018. Une femme était la cible de remarques très limites et de réflexions insistantes sur sa tenue vestimentaire. On lui lançait des « allumeuse » et des « chaudasse » en plein commissariat, devant un public hilare. La jeune femme n’a, elle non plus, jamais osé porter plainte contre ses collègues. « Ça m’emmerde de devoir le dire à la presse. Mais quand on n’est pas écouté parmi les siens, il faut bien aller voir quelqu’un », assure-t-il.
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Comment expliquer une telle omerta dans la police ? Pour Arnaud, ça tient finalement à peu de choses. La valeur de l’exemple doit pouvoir s’appliquer dans les forces de l’ordre, selon lui. Or, les exemples sont bien souvent défavorables. Parmi eux, il y a bien sûr les cas de violences sur la voie publique, ceux qui sont si souvent mis en lumière par l’excellent travail de David Dufresne, de nos amis de Streetpress ou de collectifs indépendants.
« Régime de la peur et de la honte »
Et il y a tous les autres. Ceux que l’on ne voit pas. Ceux qui rongent une brigade de l’intérieur et qui la plongent dans une atmosphère viciée. « Ces cas-là pèsent lourd. C’est un régime de la peur et de la honte qui s’installe. On sait qu’on ne sera pas écoutés, qu’on ne peut pas faire grand-chose si ce n’est aller frapper ces salopards. Alors on subit. » Plusieurs collègues d’Arnaud ont abandonné l’uniforme et l’idéal qu’ils avaient promis de servir. Lui-même se demande s’il ne va pas en faire autant.
« Quand tu as passé la quarantaine, tu as gagné le droit de dormir la nuit, de ne pas stresser à chaque début de service. Quand on part sur le terrain, c’est normal d’avoir un peu les boules. On ne sait jamais ce qui risque d’arriver. Mais ce stress-là, il vient de l’intérieur de nos rangs. Et ce n’est pas normal. »
Maudire les « journaleux »
Arnaud ne veut pas aller voir un médecin ou prendre des tranquillisants. Il ne veut pas céder face aux médicaments et à la peur. Mais c’est une lutte inégale qu’il livre en solo. Bien sûr, tous les représentants de la force publique ne sont pas des « ripoux ». Mais le policier précise que cela ne fait pas grande différence, tant que les coupables courent toujours, les bons restent entachés d’une honte et d’une faute dont ils ne sont pas responsables. C’est une double injustice qu’on ne met que rarement en avant. Le bruit sourd d’une condamnation qui reste en suspend.
Les sorties de presse et les enquêtes souvent retentissantes des spécialistes sont largement commentées dans les rangs. On maudit les « journaleux » qui déforment la vérité et qui chargent la balance. On les menace aussi. « J’imagine que vous avez vu les flyers contre certains reporters sur Twitter, lance-t-il à l’auteur de ces lignes. Ils sont affichés dans les vestiaires, à la vue de tous, et sont le prétexte à quelques paris pour celui qui en collera une, à l’individu représenté sur le prospectus », ajoute-t-il.
Quitter la police, ou rester ?
Cette haine anti-flics que certains présentent semble couvrir tous les individus qui portent un uniforme. Les bons, et les autres. Elle exonère les fautes, lisse les situations et amoindrit les fautes. Tout ce qui est dit est forcément faux, puisqu’il s’agit avant tout de haine anti-flics. Cette ligne de défense du « tous contre nous » est d’ailleurs la pierre angulaire de syndicats représentatifs de la profession sur les réseaux sociaux et dans les médias. D’un tweet incendiaire à un communiqué, on y décrit une armée d’assaillants qui en veulent à toute une corporation. La rhétorique est connue, trouée d’incohérences, et elle empêche toute réflexion profonde sur la situation réelle.
Ses deux enfants grandissent plus vite qu’il ne le voudrait. Un sentiment classique pour tout père de famille. Mais si l’avenir est pavé d’incertitudes, Arnaud est sûr d’une chose : il ne leur conseillera pas d’embrasser la carrière de leur papa. « Trop de stress, de déceptions, de rages accumulés. Je vois ce que l’évolution de ce métier me fait. Je connais trop la peine qu’on ressent quand on est trahis par certains collègues. Je ne souhaite pas ça à mes enfants », dit-il.
Va-t-il finalement rendre sa carte professionnelle ? Il ne le sait pas encore. Il se laisse encore quelques temps pour réfléchir. Mais, comme il l’assure, il ne se laissera pas chuter dans la dépression et les idées suicidaires. « J’aime mes gosses. Je ne leur ferai pas ça. » / Jérémy Felkowski
Lisez le deuxième témoignage de ce « simple » flic, encore plus fort.