1870. Alphonse Pénaud imagine une maquette qui préfigure l’avion moderne. Mais, faute de plaire aux riches et aux puissants, son chef d’œuvre restera un jouet.

les couvertures du Zéphyr

Cet ingénieur d’un vingtaine d’années, combattant une infirmité douloureuse par ses rêves de voltige, restera un pionnier oublié de l’aviation. Plus de 130 années après son suicide, nous avons enquêté pour vous raconter l’histoire d’un génie.

18 août 1871, dans une allée dégagée du jardin des Tuileries, baignée de lumière. Alphonse Pénaud, brillant ingénieur de 21 ans, entame sa démonstration devant les membres de la société aéronautique de France. Appuyé sur ses béquilles, une ostéomyélite de la hanche l’empêchant de marcher, il regarde son ami, le mécanicien Paul-Élie Gauchot torsader la lanière de caoutchouc qui actionnera le moteur de son invention : le planophore. Un aéroplane motorisé de 45 cm de long, actionné par un moteur révolutionnaire à élastique qu’il vient de créer. Aujourd’hui encore, on peut retrouver ce type de mécanisme à l’arrière des oiseaux de plastique tels que l’avitron, une sorte de drone.

“Un très jeune homme nous apprend à voler”

Paul-Élie Gauchot accompagne l’envol de la maquette en imitant, au ralenti, le geste du lanceur de javelot, puis libère le prototype qui s’élève à vingt mètres de haut. Poursuivi par certains spectateurs, l’engin plane, ou plutôt, il oscille – décrivant une série d’ascensions et de descentes – sur une soixantaine de mètres, avant d’atterrir, 13 secondes plus tard, dans un parterre de plantes aromatiques. On applaudit. « Aujourd’hui, un très jeune homme nous apprend à voler », sourit un honorable membre de la société aéronautique. L’expérience est sans précédent. Car, pour l’heure, nul objet plus lourd que l’air n’était parvenu à flotter ainsi.

Alphonse se sent pousser des ailes. Dans une lettre à son frère, il écrit : « Mon planophore démontre les possibilités d’un équilibre stable au cœur de l’air et promet de grandes machines d’une rapidité considérable. » Un an plus tôt, alors que la guerre et la Commune menacent Paris, le jeune diplômé de l’École navale présente à Gabriel de la Landelle, marin, homme de lettres et inventeur du mot « aviation », son ornithoptère : un petit oiseau artificiel aux ailes battantes, actionnées par un moteur à caoutchouc aux performances inégalées.

Cette passion du ciel, Pénaud le porte en lui comme il porte sa souffrance. Victime d’une fracture de la hanche mal soignée, ayant évolué vers une maladie dégénérative, il est contraint de renoncer à la carrière d’officier après l’École navale. Il se passionne cependant pour l’observation des oiseaux, la balistique, la météorologie, ainsi que par les mathématiques et se tourne – comme pour conjurer son infirmité – vers l’aéronautique, discipline encore balbutiante. Lui qui ne peut courir caresse le rêve de voler.

Plus lourd que l’air

Au cœur du XIXe siècle, la mode est aux ballons dirigeables. Plus légers que l’air, ils représentent l’innovation reine pour ouvrir à l’Homme la voie des cieux. Jusqu’ici, tous ceux qui ont tenté de s’élever dans un engin plus lourd que l’air, inspiré des croquis de Léonard de Vinci, ont lamentablement échoué. On ne croit alors pas plus aux « avions » qu’aujourd’hui aux voitures à air comprimé.

Pourtant, Pénaud fait le pari du « plus lourd que l’air » et prend la suite des travaux du physicien François Bienvenu. Quarante ans après la mort de son créateur, il donnera vie à sa machine volante : l’hélicoptère à deux hélices bipales contrarotatives. Cet appareil de 60 cm de long est muni de deux rotors faits de plumes d’oie. Perfectionniste à l’extrême, Pénaud confie la réalisation de ses moteurs à l’horloger Abraham-Louis Breguet qui en conçoit les plus petites pièces en aluminium pour plus de fiabilité.

On peut le croire, car son frère Eugène, de huit ans son cadet et surtout ingénieur, lui offrira ses services en construisant des mécanismes d’acier pour ses machines. Ironie du destin : c’est peut-être son infirmité qui préserve Pénaud du front, de la défaite, et lui donne le temps de perfectionner ses projets. Car voici qu’à l’été 1872, Alphonse Pénaud présente à ses pairs de la société aéronautique de France un nouveau prototype de planophore, encore plus fiable et performant. Ses travaux lui valent un poste d’archiviste au sein de la société aéronautique de France.

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Illustration des Maîtres du monde, de Jules Verne, par George Roux

Illustration des Maîtres du monde, de Jules Verne, par George Roux

Voler n’est pas jouer

Pénaud n’est pas qu’un inventeur de maquettes volantes. Ses clairvoyantes recherches en ingénierie, rédigées entre 1872 et 1875 avec un grand art de la vulgarisation, en font un pionnier de l’aviation. Il répond déjà, sans que l’époque ne s’en rende compte, aux questions fondamentales de l’aéronautique balbutiante : d’abord, comment contourner la résistance à l’air ? Ensuite, comment construire des machines à la fois légères et résistantes aux éléments ? Il faut aussi retenir ses articles visionnaires, publiés dans la revue L’Aéronaute, sur l’avènement des moteurs thermiques à hydrocarbures, quand la plupart des sommités scientifiques de l’époque ne jurent que par la vapeur ou l’électricité.

Cependant, en 1873, ce n’est pas en avion, mais en ballon que Pénaud réalise son rêve de voler. Il monte à bord du dirigeable conçu par Crocé-Spinelli et Sivel, l’Étoile polaire. Le 26 avril 1873, il est accompagné du docteur Félix Pétard. Alphonse prend un grand risque, car les atterrissages en ballon libre sont souvent houleux et les nacelles traînées sur de longues distances.

Malgré le danger – qui emportera son ami Crocé-Spinelli en avril 1875, à la suite du crash du dirigeable Le Zénith – Pénaud ne peut résister au plaisir de voler, et multiplie les excursions en altitude. Jusqu’à cette chute de 1878, où l’on retrouvera le jeune homme inanimé dans la nacelle, victime de nombreuses contusions.

Aviation

Le 11 juin 1875, son mémoire, Donner une théorie mathématique du vol des oiseaux, obtient le Grand prix des sciences mathématiques, ainsi qu’une récompense de 2 000 francs (soit près de 8 000 € actuels) remise par l’Académie des sciences pour ses « appareils de vol mécanique ». De quoi publier à compte d’auteur un ouvrage, sobrement intitulé Aviation, qui recueille l’ensemble de ses théories. La même année, Alphonse Pénaud est reçu au sein de la société des ingénieurs civils de France, en tant que membre associé. Sa créativité, alliée à son ardeur au travail et à la fougue de son jeune âge, en font un orateur très écouté des réunions de la société.

Avec ses deux hélices, un train d’atterrissage rétractable, des gouvernails et des instruments de navigation, l’aéroplane présente un design extraordinairement avancé, qui anticipe les hydravions d’aujourd’hui. « Ce brevet, c’est la bible. Il est résolument en avance sur son époque, explique Pierre Pailhe, président de l’association aéromodéliste Alphonse Pénaud que nous avons rencontré. Il révèle tout ce que deviendra l’avion contemporain. Ce planeur est, en fait, le chaînon manquant entre les calculs de Sir George Cayley, la père de l’aviation, et les frères Wright qui firent voler le premier véritable avion. »

Le nid douillet de la SAF

Mais comment expliquer que, 20 jours seulement avant le dépôt de ce brevet majeur, Pénaud a démissionné de ses fonctions d’archiviste de la société aéronautique de France (SAF), et, surtout, de membre actif du comité de rédaction de L’Aéronaute ? Certaines sources avancent des raisons de santé. Mais ne doit-on pas y voir le début d’une crise au sein de la SAF, entre l’avant-gardiste Alphonse et ses pairs, plus âgés ? « Il est vrai qu’à l’époque, la mode était au “plus léger que l’air” et que le “plus lourd que l’air” n’était pas encore pris au sérieux », estime Pierre Pailhe.

Cependant, ce dernier ne croit pas à une guerre des anciens contre les modernes. En effet, le conservateur du Musée de l’Air lui-même, Charles Dollfus (48 ans), écrira dans la revue Aviation française que « ce brevet est un véritable monument, car il contient l’essentiel de toute l’aviation moderne et même des conceptions qui, 70 ans plus tard, seront toujours d’actualité. Tout y est directement applicable, tout y est conçu en vue d’un fonctionnement réel. Aujourd’hui, la lecture du brevet force le respect et l’admiration ».

À cette lecture, on peut croire que nombre d’ingénieurs qui entourent l’inventeur soutiennent ses projets, malgré son jeune âge et ses positions anticonformistes. Alors, pourquoi quitter le nid douillet de la SAF ? L’envie de voler de ses propres ailes, peut-être ? De lâcher ce boulot alimentaire d’archiviste – que l’on qualifierait aujourd’hui de bullshit job – pour se consacrer pleinement à son rêve d’aéroplane ? Pourtant, l’image de l’homme d’affaires ne colle pas au tempérament du personnage. Selon l’historien Jean-Pierre Di Rienzo, Pénaud « n’avait rien d’un businessman ».

Contrairement à Gustave Eiffel, qui n’hésitait pas à user de son entregent et de méthodes commerciale agressives pour parvenir à ses fins, Alphonse n’est pas du genre à grenouiller dans les milieux mondains – peut-être à cause de son handicap qui réduit sa mobilité, et des souffrances tant physiques que psychologiques que cela lui inflige. Il ne semble pas non plus enclin à flatter ses pairs. Au contraire, ses relations avec les membres de la SAF tournent rapidement à la confrontation. « Il n’a pu imposer ses idées auprès de ses collègues de la SAF, ainsi, ses rapports avec les membres se durcissent, jusqu’à la scission », raconte Pierre Pailhe.

La chute

Aussi, lorsque Pénaud demande, en 1877, l’aide de la Société française de navigation aérienne pour construire son projet d’aéroplane, il essuie un refus. Il décide donc de s’en éloigner, comprenant qu’il était désormais persona non grata au sein du microcosme très parisien des aéronautes. Que faire, à présent ? À la manière des startuppers d’aujourd’hui, Alphonse commence certainement par tenter d’obtenir de la love money. Autrement dit : de l’argent de ses proches. Mais il semblerait que, de ce côté-là, la source ne soit tarie.

Pierre Pailhe note qu’en effet, « ses relations avec sa famille se durcissent » en raison d’une divergence d’opinion, tant politique que religieuse. Aigri, Alphonse se retire à la campagne et tente, cette fois, de s’autofinancer en déposant, le 24 janvier 1878, un nouveau brevet portant sur « l’emploi de l’hydrogène solidifié dans la navigation aérienne ». Mais cette voie ne semble pas plus payante que les précédentes. C’est donc dans une ultime tentative que Pénaud va solliciter, en 1880, la haute bienveillance de l’illustre Henri Giffard. Ses découvertes dans le domaine des dirigeables en ont fait un homme richissime, connu pour jouer les mécènes auprès de nombreux aéronautes. Pourtant, et contre toute attente, le quinquagénaire se désintéresse du jeune homme.

L’ornitoptère de Pénaud est inspiré de celui de Da Vinci

L’ornitoptère de Pénaud est inspiré de celui de Da Vinci

Ce jour-là, Henri Giffard fait subir au jeune Alphonse la même injustice qui l’avait empêché, à l’âge de 25 ans, de faire construire les révolutionnaires injecteurs à vapeur qui firent, bien plus tard, sa fortune. L’homme aurait-il oublié son passé d’inventeur et pensé en banquier ? Refuse-t-il de dilapider ses deniers dans un projet qu’il juge sans avenir ? Car Giffard est un balloniste, fervent défenseur du “plus léger que l’air”. Or, écrit le physicien Pierre Zweiacker dans son essai historique Morts pour la science : « Il faut en effet se souvenir que nous sommes en pleine bataille entre les “avionnistes” et les “ballonistes”, et ces derniers sont toujours convaincus qu’aucun avion ne volera jamais. »

On imagine ainsi Pénaud, déjà diminué par l’aggravation de son état de santé, sortir de cet entretien de la dernière chance, découragé et désespéré. Pierre Zweiacker veut pourtant croire « qu’à ce point de l’histoire, il semble que tout pourrait encore s’arranger ». Mais, malheureusement pour Pénaud, il ne s’agit pas de sa première récolte de fonds avortée, mais de la troisième. Par ailleurs, à 30 ans, il ne croit plus avoir de « longues et belles années devant lui » tant son ostéomyélite le fait souffrir. Enfin, Giffard ne se laissera certainement pas « convaincre par les progrès de l’aviation » et ne changera pas d’avis, car ce dernier souffre de neurasthénie – un mot de l’époque pour parler de dépression chronique – et s’est totalement replié sur lui-même.

Trouver « un autre investisseur plus clairvoyant ? », s’interroge Zweiacker. Mais c’est sans compter le complexe de persécution dont Pénaud semble atteint, et que confirme l’historien de l’aéromodélisme Jean-Pierre Di Rienzo. Dès lors, pour le jeune ingénieur, il n’y a désormais plus d’issue. Dans un geste désespéré, Pénaud se procure un petit cercueil d’enfant en bois, et y place les plans de son cher aéroplane et envoie un coursier expédier ce macabre colis à Giffard, qui, faute d’avoir été son business angel, sera son bourreau.

Quelques instants plus tard, Alphonse Pénaud met fin à ses jours d’une balle dans la tempe, à son appartement du 14 rue de Castellane, dans le quartier parisien des Marthurins. Nous sommes le 22 octobre 1880. Ironie du sort, moins de 2 ans plus tard, en avril 1882, Henri Giffard se donnera aussi la mort en respirant du chloroforme, léguant son patrimoine à la nation « à des buts scientifiques et humanitaires ». Il n’est jamais trop tard…

Épilogue

À 6 000 kilomètres de Paris, du côté de Dayton, dans l’Ohio, un matin de l’été 1874, le pasteur Milton Wright offre à son fils une maquette d’hélicoptère Pénaud. Fasciné par ce jouet, Wilbur Wright, 7 ans, a l’envie de construire son propre avion et communique sa passion à son frère cadet, Orville. Le 17 décembre 1903, à Kitty Hawk, en Caroline du Nord, Wilbur Wright réalise, à bord du Flyer, le premier vol motorisé de l’histoire. / Jacques Tiberi