Alba a beaucoup pleuré. Sur son bébé mort-né, sur ses filles qu’elle n’a pas vues grandir, sur les années perdues. Puis, de joie : une nouvelle libération vient de succéder à la sienne, éclairant d’espoir le récit de sa vie, brisée par la justice salvadorienne. La seule au monde à avoir pénalisé le crime de… fausse couche !
C’est un jour de Noël qu’Alba a été arrêtée, dans l’église de son village, pendant les funérailles de son fils, mort quelques heures après son accouchement prématuré. “Les policiers m’ont mis les menottes, m’ont frappée, m’ont poussée dans une voiture de police. La voisine qui m’avait aidée à accoucher les avait appelés, disant que j’avais tenté d’avorter, puis que j’avais laissé tomber le bébé par terre. Je ne sais pas pourquoi elle a fait cela, peut-être parce qu’elle devait de l’argent à mon mari.”
Des médecins en lien avec la police…
Ces dénonciations sont monnaie courante au Salvador : dans ce pays très catholique où l’avortement est totalement interdit, même en cas de viol, d’inceste, de danger pour la vie de la mère ou de malformation fœtale grave et mortelle, ceux qui aident une femme à avorter encourent jusqu’à douze ans de détention. Dès lors, comment s’étonner que des fausses couches spontanées soient dénoncées comme des avortements, souvent par des blouses blanches craignant les poursuites ?
Les médecins sont tenus, par la loi, de prévenir la police en cas de suspicion d’avortement. Le phénomène touche surtout les plus démunies : les femmes aisées peuvent se faire avorter discrètement et sans crainte dans les hôpitaux privés. Mais perdre involontairement son fœtus, ou accoucher d’un enfant mort-né à l’hôpital public, risque de vous mener directement en prison. C’est ce qui est arrivé à Alba, qui n’avait alors que 21 ans et déjà deux petites filles de 2 et 4 ans, Nori et Juanita.
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Des témoins qui risquent gros…
“Leur papa était parti chercher du travail aux États-Unis. Ma mère était très malade, je m’occupais d’elle. Puis elle est morte, et quelques jours après, j’ai ressenti de violentes contractions. Je n’étais qu’au cinquième mois de grossesse. je n’ai pas eu le temps d’appeler les secours. Je souffrais tant, j’ai perdu tout le contrôle de moi-même. Je criais, ma voisine est venue. Grâce à elle, j’ai réussi à expulser le bébé. Il respirait, il était vivant, mais il est mort quelques minutes après…”
Lors de son procès, expéditif, sa belle-mère a essayé de la sauver, risquant elle-même la prison : “Elle leur a dit que je n’avais jamais eu l’intention d’avorter, elle a produit les certificats médicaux prouvant que j’avais effectué tous les contrôles pour le suivi normal de ma grossesse. Mais cela n’a servi à rien, au contraire : on a requis cinq ans de détention contre elle, car elle avait été appelée à témoigner contre moi et elle avait osé témoigner en ma faveur ! Heureusement, elle a été relaxée.”
Des détenues ostracisées…
D’abord accusée d’avortement, délit passible de 8 à 9 ans de prison, Alba a vu son chef d’accusation requalifié, six mois après, en “homicide aggravé”… entraînant une condamnation beaucoup plus lourde : trente ans de réclusion. “Je suis tombée très bas, j’ai voulu plusieurs fois mourir. Nous étions plusieurs à avoir été condamnées pour avoir perdu nos bébés ; pour les autres détenues, nous étions des meurtrières d’enfants. Elles nous frappaient, nous brutalisaient dès qu’elles le pouvaient. La seule chose qui me faisait tenir, c’était la pensée de mes filles. Je n’ai plus jamais entendu parler de mon mari, il est resté aux États-Unis. Mais ma belle-mère ne m’a jamais lâchée, elle venait me voir en prison dès qu’elle en avait l’autorisation, une ou deux fois l’an, avec mes petites.”
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Aujourd’hui, Alba l’appelle maman ; à sa libération, cette mère d’adoption l’attendait avec Nori et Juanita, qui ont désormais 12 et 14 ans, dans un lieu tenu secret de la capitale salvadorienne, géré par l’association Tiempos Nuevos Teatro (TNT). Celle-ci mène des projets de réinsertion des détenus par le biais des arts et de la culture, et a constitué un pool d’avocats spécialisés pour faire rouvrir les dossiers, refaire les enquêtes bâclées. Alba en a bénéficié : c’est la Cour suprême qui a décidé de sa libération, convaincue par une nouvelle enquête et un bon dossier.
“J’avais des certificats de bonne conduite et de participation aux cours de TNT. Cela m’a aidée à être bien évaluée par l’équipe technique de la prison. Le 11 février, un ministre est venu, je l’ai rencontré, et le 28 février, j’étais libérée !”
Cachée dans San Salvador
L’association l’a d’abord hébergée dans sa “Casa de Encuentro” : interdiction d’en divulguer l’adresse, ce serait mettre en danger celles qui y vivent en attente d’un logement, d’un travail, d’un procès en appel, d’une réhabilitation. Toutes sont menacées, par des proches ou par les “maras”, ces gangs mafieux qui contrôlent et gangrènent la société salvadorienne, imposant leur loi dans des quartiers entiers.
“Ceux de mon village m’ont interdit de rentrer chez moi, raconte Alba, en larmes. Ils m’ont forcée à m’agenouiller et à demander pardon à la voisine qui m’a dénoncée. Ils m’ont forcée à quitter à nouveau ma maman, mes filles, je n’ai même plus de maison. Si je reviens, ils ont dit qu’ils me tueraient.”
Alors, Alba est partie chercher du travail au Mexique. Mais elle a dit qu’elle reviendrait bientôt à la “Casa de Encuentro” de San Salvador. Dans cette jolie maison blanche qui s’articule autour d’un patio et dispose même d’un studio de musique et d’un jardin d’enfants, elle a trouvé du réconfort, des amies, Teodora surtout. Devenue un pilier de l’association après onze ans derrière les barreaux, Teodora est source de chaleur et de courage.
Jetée encore inconsciente à l’arrière d’un camion, à la suite d’une dramatique fausse couche et d’une dénonciation, laissée des heures suspendue à des menottes, alors qu’elle perdait encore son sang, Teodora est tombée dans le coma. Dont elle n’est sortie que pour entendre un médecin lui dire : “Vous pouvez marcher maintenant, allez en cellule : votre place n’est pas ici.” Depuis, Teodora a trouvé sa place, et une famille, aux côtés du collectif “Las 17”. Elle milite sans relâche pour les droits des femmes, elle organise des sorties.
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L’été dernier, toutes sont même allées à la mer, pour trois jours, entre ex-détenues : une incroyable parenthèse de liberté et d’amitié. Qui a redonné le sourire à Alba. Puis, en août, « Las 17 » se sont retrouvées devant le tribunal de Ciudad Delgado, pour accueillir Evelyn Hernandez, libérée par la Cour suprême après avoir été condamnée, comme Alba et pour les mêmes motifs, à trente ans de réclusion. Mais la libération est provisoire : le parquet, ayant fait appel, a rouvert le dossier.
Un pas en avant… trois pas en arrière
Dans l’ombre de ces quelques libérations médiatisées (et peut-être provisoires !), la lutte continue. La récente élection d’un président plus jeune que ses prédécesseurs, Nayib Bukele, 37 ans, n’a apporté aucun signe de changement. Sans étiquette, mais à la tête d’un mouvement populiste, il semble au contraire durcir à nouveau la situation. Ce que regrette Julio Cesar Monge, qui dirige l’association TNT. “Le nouveau gouvernement ne donne pour le moment aucun signe en ce qui concerne le problème des femmes emprisonnées pour des problèmes obstétricaux… Et, en matière pénitentiaire, elles sont touchées, comme toute la population carcérale, par des coupes dans le respect des droits de l’Homme”, estime-t-il.
Le soutien de la France, qui a remis au printemps 2019, à Paris, le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes à la Salvadorienne Sara Garcia Gross, coordinatrice du « Rassemblement citoyen pour la dépénalisation de l’avortement », n’y change rien.
Derrière les barreaux, 17 jeunes femmes restent considérées comme les meurtrières d’un enfant qu’elles n’ont pas connu. Toutes ont seulement connu la terrible douleur, au ventre et au coeur, d’une fausse couche ou de l’accouchement prématuré d’un bébé mort-né. Elles se sont évanouies dans des flots de sang et de larmes, et se sont réveillées menottées. Toutes espèrent, comme Alba, un assouplissement de la loi d’airain qu’impose à ses femmes le pays de l’or. / Brigitte Valotto