Pas besoin d’ouvrir le dictionnaire : la poétesse Kamila Chérif prend la plume pour raconter en vers et en prose les différentes formes d’addictions. Laissez-vous surprendre.
Vous en êtes à la deuxième partie de ce recueil de poésie
Cigarette
Nuit claire
Je fume parce que ça me rappelle toi.
Ces moments sur le balcon, chez toi, chez moi, avec toi, la nuit, ton odeur,
ces volutes nacrées, et nocives, s’échappant de nos lèvres entre ouvertes à l’amour.
Tu vois, j’en reprends une.
On dit que ce n’est pas bon lorsqu’on est triste.
Vois-tu, moi je fume parce que je me rappelle toi. Ce n’est pas triste. C’est beau.
C’est bien joli de mentir. Par honneur, par fierté. Rire, sourire, plaisanter. Foutaises.
Moi je fume parce que ça me rappelle toi. Le brûlant, l’indécis. L’illusion amoureuse, celle qu’on nourrit pour une seconde, pour un baiser, pour ton corps chaud près du mien, pour ton âme en moi.
Je suis maintenant seule chez moi, à me remémorer tes imperfections, à penser que je m’en fous éperdument, qu’elles n’ont aucune importance ; sinon la mienne.
Je finis ma torpeur dans le froid, assise à même le sol de ce triste balcon.
Je fume ma cigarette dans la nuit claire et étonnée, glacée.
Nuit fraîche
Est-ce que cela me rassure, de m’attacher à quelque chose, de construire ce lien d’adoption et d’envie, fugace drogue ? Cela me rassure donc… Ah, parce que à quoi se fier, sinon ce à quoi on s’attache sciemment ? Au moins, cela reste quand tout décide de partir.
Je veux le dangereux, je veux provoquer ma défaillance, comme si je voulais planter en moi l’horreur de l’addiction, pour être proche de toi, chaque nuit, quand je me faufile dans le silence pour te ranimer un peu en l’allumant, en la fumant, en l’aimant, celle que je déteste, tout comme toi ; ce poison brûlant empoisonnant ma gorge et rentrant dans mon corps, seul refuge de ton être perdu ; derniers extraits de ta substance.
Nuit noire
Ça ne fonctionne plus, je suis là sur ce balcon humide et froid, essayant de retenir dans un souffle de plus un seul souvenir de toi, mais ça ne fonctionne plus, ça ne me fait plus rien. Je vais réessayer.
…
Il a disparu dans un souffle, et ses souvenirs se dispersent sans que je n’y puisse plus rien. Sa voix, son visage, son parfum, comment étaient ils déjà ? Ils n’en reste que des débris, des soupçons glacés se baladant encore dans mon esprit confus.
…
J’ai réessayé ; ça ne sert plus a rien, ce poison a repris son parfum dégueulasse propre, il a repris son individualité, et plus rien ne te retiens plus vers mes sens, plus rien ne te raccroche plus à moi désormais.
Anorexie
0 kcal. J’ai les os encore lourds, la chair tendre et visqueuse. Dans un demi-sommeil je tombe les rideaux et recommence à vivre. Je sens mon thorax dur comme du bois sous la pulpe de mes doigts squelettiques et cela me rassure. Je me pèse, rien ne bouge. Je n’ai pas faim, je n’ai pas faim ; c’est impensable. Je craque. Je bois du jus ; son acidité me donne envie de vomir. 50 kcal. Je regarde mes poignets et m’approche du grand miroir. J’ai encore de la graisse, de la peau que je tire et que je mesure. Je me sens mal. Je regarde mes côtes saillantes et mon ventre creux ; ça va. Je m’habille de mon tee-shirt blanc, qui tombe un peu large maintenant, donc je fais dépasser une épaule ; j’enfile un jean et des bottes noires épaisses qui amincissent mes jambes. Je vais en cours, cela m’occupera un peu l’esprit. Ah, le regard des gens à la cantine, et ces assiettes immondes remplissant mon plateau…
Je me pose avec des amis, je fais semblant de manger. Je fais tourner la fourchette dans mon assiette pour disperser les aliments et tends la fourchette presque vide à ma bouche. Un fille me regarde avec insistance, j’enfile une vraie bouchée dans ma bouche. Je suis obligée de manger, je me force. J’en laisse la moitié. 300 kcal. Ils ne sont pas inquiets, je plaisante avec eux. Je sens mon ventre gonflé, gros, et toute la nourriture que j’ai avalée alourdissant mon corps. Je culpabilise, et je m’éclipse. Je me sens sale, lourde. Je trouve des WC, m’enferme et enfonce deux doigts dans le fond de ma gorge, caressant ma glotte, et jaillit le flot tant attendu. 0 kcal. Parfait. Je vérifie mes clavicules, tout y est. J’ai les yeux éteints, la face livide, mais le sourire aux lèvres. Le cou bien creusé, la tête haute.
Sexe
Dans mes tourments, je voyais ton visage plaqué sur tous les autres, masque anonyme au sourire bienveillant… Et, chaque fois, je me souviens des voix se mêlant aux sursauts de nos gestes, jusqu’à ce que l’on s’élève ensemble en danse saccadée. Les yeux amusés d’une lueur étrange, je me souviens de ce moment où elle, où il, posait son regard extraterrestre sur moi. Des chaleurs et des corps, toujours, encore.
Quand le jour venait, je ne me souvenais plus de rien, et ma soif et ma faim reprenaient mes esprits. Le manque. Je me hantais chaque jour avec la même fureur de ce besoin charnel, torturais mon esprit pour le satisfaire. Avec ce même désir, avec cette fougue et cette même obsession, je devais séduire, partager mon corps avec celui d’un autre. Alors, je m’abandonnais, je m’épanchais. Un sourire était un gage, une parole était une promesse future. Mon cerveau en ébullition voulait de la matière, voulait se reposer sur une chaire amie. Et mon coeur s’élevait avec la même envie sur chaque corps étendu de plaisir. Et les visages se mélangeaient dans mon esprit confus, et les pronoms, je ne m’en souviens plus.
Ne ratez rien de l'actualité du Zéphyr
Ne ratez rien de l'actualité du Zéphyr
Vie
Les tôles rouges des toits
Essuient les premières lueurs
Du jour ;
Du soleil éclaté les fenêtres
resplendissent
En mille clarté sur l’aube
De la ville ;
Et ces chaleurs mêlées rappellent
Dans chaque trait,
La beauté de la vie
Et du temps qui l’écoule.
Jeu
Le jeu le possède et il s’exécute.
Ses mains nerveuses font courir ses doigts sur le clavier, dont les cliquetis donnent un rythme tranchant. Le casque sur les oreilles échauffées, la musique tourne en boucle sous les bruitages du jeu, et le maintient en immersion. Il n’y a rien d’autre que cet écran aveuglant, projetant les images du jeu aux couleurs criardes. Ses yeux luisant d’excitation et de concentration se ferment rarement, et le blanc de ces yeux bleuâtre est décoré de dizaine de vaisseaux éclatés. Son cerveau s’impatiente, remue, s’emporte, et il joint toutes ses forces à la bataille.
Il y joue toute la nuit,
Autour de lui plus rien,
Pendant que les hommes dorment,
Lui vit enfin.
La dernière beuverie
Dans le bar dansaient ces âmes assoiffées,
Hurlant de toute part d’un air indolent,
Catharsis festoyant, universellement.
Les gosiers se remplirent de liquides gazeux,
Intrépides libations au coeur de l’ouragan,
Tous oubliaient par-là leur chute imminente.
Pas un éclair, pas une secousse, rien,
Ne pouvait les contraindre à quitter le festin,
Eux qui s’épanchaient pour la dernière fois.
D’un joie effarante et d’un rare cynisme,
Les voilà tous en ronde,
Criant et chantant à leur fin du monde,
Exorcisme tapageur, insolence inouïe.
Tout d’un coup : un éclat, une cassure sourde,
Dans les corps brisés par la mort soudaine,
Certains vomirent, certains pâlirent,
Mais tous, certainement, se distinguèrent sourire.
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Poèmes et illustrations de Kamila Chérif