En 1939, le quotidien Paris-Soir devient le premier média à publier une enquête d’opinion. Un premier coup d’essai qui sera un échec médiatique retentissant. A l’initiative : Alfred Max, le futur patron de l’Ifop, rédacteur en chef d’un mensuel à la mode et maire d’une commune dans le Var.
1939, samedi 22 juillet. En une du quotidien Paris-Soir, des nouvelles du Tour de France, qui en est à sa dixième étape entre Toulouse et Montpellier, notamment, et une « exclu ». Le journal, repris par l’homme de presse Jean Prouvost neuf ans auparavant, qui tire à plus d’un million d’exemplaires, devient ce matin-là le premier titre français à publier un sondage d’envergure dans ses pages. Il a été réalisé par le Centre d’études de l’opinion publique (CEOP), « un organisme indépendant aux destinées duquel président M. Gallup et un comité de techniciens experts en l’art de la statistique », écrit, le jour de la publication, le journaliste Pierre Daninos, ravi. « Ses 300 enquêteurs, à travers le pays, (tâte) le pouls des Français, (écoute) leurs penchants, (capte) leurs sentiments, (enregistre) leurs passions. »
L’auteur de l’article en est convaincu : « Les enquêteurs sont 700 (…) et la marge d’erreur infime« , précise-t-il, avant de se préparer à la critique de ses lecteurs. « Peut-être remarquerez-vous : « Moi, je n’ai pas été interrogé et ma femme non plus ! » Mais on peut connaître l’opinion de 40 millions de Français sans les interviewer tous. Aux 300 enquêteurs français, plusieurs milliers de personnes ont répondu pour cette première enquête », ajoute-t-il sous le charme.
Hitler détesté
Si le dispositif est inédit en France, il a acquis ses lettres de noblesse aux États-Unis grâce à George Gallup, un ex-professeur de journalisme dans l’Iowa qui a commencé à sonder ses compatriotes en 1936 à l’aube des élections présidentielles. « En 1936, (ce) jeune chercheur entreprenant à l’esprit novateur démontra publiquement, par un exploit provocant et stimulant et spectaculaire, qu’il était capable, en interrogeant seulement 1 500 personnes sélectionnées selon quelques critères démographiques très simples, de serrer de près la réalité d’un scrutin présidentiel : la réélection de Franklin Roosevelt. »
L’enquête de Paris-Soir porte sur la popularité des pays européens et de leurs hommes politiques. Des centaines de Français ont été appelés à donner le nom des Etats et des dirigeants qu’ils préfèrent, ainsi que de ceux qu’ils détestent. Leurs réponses ont été comparées à celles des Anglais et des Américains, sollicités conjointement.
Les résultats, peu surprenants à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, indiquent que l’Américain Roosevelt et le Britannique Chamberlain caracolent en tête, en France. Ils sont très loin devant… Staline et Salazar. Les interrogés affirment, en parallèle, détester Hitler et Mussolini. Ils aiment les États-Unis, la Grande-Bretagne, ne supportent pas l’Allemagne et l’Italie. Néanmoins, certains sondés citent, tout de même, le pays du Duce parmi les pays appréciés.
« Une expérience non renouvelée »
Selon le chercheur Loïc Blondiaux, « la signature de ce contrat résulte d’une négociation directe entre George Gallup et le directeur de Paris-Soir Jean Prouvost, vivement impressionné par la réputation du sondeur américain ». Il poursuit dans l’ouvrage Le chiffre et la croyance, l’importation des sondages d’opinion en France ou les infortunes d’une opinion sans public (Politix, 1994) :
« Nul hasard si c’est le premier, et pour longtemps le seul, journal français à investir massivement dans la technique nouvelle. Paris-Soir ne se présente pas comme un quotidien comme les autres. Sa formule, définie par Pierre Lazareff, repose en effet sur une démarcation du modèle. Et sur des critères d’excellence du journalisme américain. Le titre au succès foudroyant expérimente depuis 1927 de nouveaux savoir-faire journalistiques, importés en totalité des États-Unis. Articles courts, dissociation des faits et des commentaires, illustration photographique omniprésente. La statistique de l’opinion se trouve en affinité avec la recherche ostentatoire de l’« objectivité » qui est propre au journal. »
Un bourgeois sur les routes de Washington
À l’initiative du dispositif, le fondateur du CEOP, Alfred Max, que Paris-Soir ne cite pas en ce 22 juillet 1939. Le réalisateur de cette grande enquête inédite est un jeune Parisien. Né dans le 16e arrondissement de la capitale en 1913, il passera sa scolarité dans le lycée Janson-de-Sailly. Et il sera diplômé de Science Po en 1933.
Ses voyages le formeront. Pendant quelques mois, il s’installe au Moyen-Orient et bosse pour la Société des nations. Il revient en France, se fait embaucher par l’agence Havas comme rédacteur, mais repart assez vite pour suivre des études aux Etats-Unis, à Washington. Des études financées par le centre d’étude de politiques étrangères, l’ancêtre de l’Institut français des relations internationales. Sur place, il rédige un mémoire sur la politique extérieure des Etats-Unis. C’est là-bas que ce garçon, fortement soutenu par Georges Gallup (comme le rapporte Loïc Blondiaux), découvre la méthode des premiers sondages. Avant de vouloir dupliquer le dispositif en France.
Un sondage qui fait flop
Mais pas de bol, la première tentative… échoue. Et le journal ne renouvellera pas l’expérience de suite. La direction juge en effet que les Français ne sont au final pas prêts. « C’est un flop médiatique, précise Loïc Blondiaux, dans Histoire des nombres (Taillandier, 2013). Les chiffres ne sont ni repris ni commentés. »
Pas grave, en 1941, il persévère et publie un essai d’initiation aux sondages avec son maître à penser, Georges Gallup. Un livre paru aux Presses universitaires de Princeton. Quant à l’utilisation des sondages par la presse, il faudra attendre la Ve République et l’élection présidentielle au scrutin universel direct, mise en place en 1962 par le général de Gaulle. Les médias, qui aujourd’hui en raffolent (comme les politiques), en commanderont de plus en plus pour analyser les intentions de vote durant les campagnes électorales…
Sondeur, journaliste et… maire
Alfred Max, lui, devient au lendemain du conflit mondial rédacteur en chef du mensuel Réalités. La revue, lancée en 1946, va devenir une référence dans les années 50. Elle sera tirée à environ 160 000 exemplaires. Son patron envoie reporters et photographes couvrir les événements du monde entier.
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Ce poste de coordination, Alfred Max l’occupe jusqu’en 1974. Puis l’initiateur de la première grande enquête publiée par un quotidien français rejoint la direction de l’Ifop. Cela va durer trois ans.
Alfred Max se lance également dans une carrière politique. Conseiller municipal puis maire entre 1959 à 1971 de Garde-Freinet, un village du Var, il est par la suite élu conseiller général du Var (apparenté PS). Et aussi conseiller régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Il racontera en 1977 ses expériences de premier magistrat ou de « médecin des âmes » dans un livre, SOS, Monsieur le maire, lui l’élu parachuté dans cette bourgade du Sud (qui décédera en 1990). / Philippe Lesaffre