Alexandre Melnik, expert en géopolitique et ancien diplomate russe, porte un regard aiguisé sur l’évolution les projets de Poutine et les rapports de force entre la Russie et l’Occident.
« Poutine ne connaît aucune limite »
Le Zéphyr : Alors que le rapport Mueller d’avril 2019 évoque d’importantes manipulations russes sur le scrutin présidentiel américain de 2017, on se demande comment les gouvernants occidentaux pensent vraiment de Poutine…
Alexandre Melnik : En ce qui concerne les gouvernements occidentaux, il faut bien se rendre compte d’une chose : ils sont tous pris d’une peur panique de Poutine. Ils sont littéralement tétanisés. Ils perdent tout discernement. De son côté, Vladimir Poutine ne connaît aucune limite. Il n’est freiné ni par des questions morales ni par des contraintes politiques. Il fonce tout simplement. Dans ce contexte de panique des autorités, la proximité de la presse française avec les cercles du pouvoir fait qu’elle joue le jeu des autorités. Aujourd’hui, le rôle de contrepoids que devrait jouer la presse selon le principe des Lumières et du conseil national de la Résistance n’a plus cours. Il est urgent de réinitialiser le système pour que les médias redeviennent vite l’un des piliers de la société civile et de l’esprit de la démocratie.
Autre point important, nous vivons dans un monde où le flot de l’information ne cesse d’accélérer. Nous perdons progressivement le sens du fond et de la forme. À ce titre, l’affaire de Roman Souchtchenko est passée littéralement à la trappe. Il s’agit pourtant d’un journaliste et des valeurs de liberté prônées par notre civilisation occidentale. Si nous perdons ce fil conducteur, l’Occident sortira de l’histoire et disparaîtra au profit de régimes autoritaires voire autocratiques comme la Russie, la Chine ou l’Iran. Ces pays-là foncent. Et nous, nous les regardons en nous préoccupant uniquement de nos grandes incertitudes et de nos états d’âme.
L’Europe a-t-elle trop longtemps fait abstraction de la Russie dans la définition de sa diplomatie depuis 30 ans ?
Sans aucun doute. L’Europe, mais également l’Amérique, ne s’est jamais demandée ce qu’ils deviendraient au 21e siècle. C’est pourtant une question de prospective qui devrait obséder nos dirigeants. Quelle doit être notre diplomatie ? Comment doit-on éduquer la jeunesse ? Quelle place pour la science dans la société de demain ? L’ensemble du logiciel doit être immédiatement réinitialisé. On vit un bug, ni plus ni moins. Evidemment, avec cette absence de vision à long terme, on ne peut que tourner en rond. Face au monde russe, nous sommes des ignorants absolus. Mais nous sommes persuadés d’avoir tout compris. Nous traitons donc les questions relatives à cette région en usant de concepts qui sentent clairement la naphtaline. C’est pourquoi aucune réelle politique russe n’a encore vu le jour en Occident.
Mais cette situation n’a-t-elle pas toujours perduré ?
Durant la seconde moitié du 20e siècle, l’ensemble des forces occidentales était polarisé sur le combat mené contre le communisme. Il s’agissait alors de remporter la guerre froide, de défendre ses valeurs… Mais une fois l’empire soviétique tombé, l’Occident s’est perdu. Il a tout simplement oublié de se réinventer autour d’un projet.
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« On est très loin de cerner la complexité de la Russie »
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A-t-on jamais vraiment compris la Russie ?
Sans doute pas. Mais plus que la Russie, l’Occident n’a jamais rien compris au communisme et à son impact sur le monde. Selon moi, le communisme est un crime contre l’humanité tout à fait comparable au nazisme. Mais il y a une différence majeure entre ces deux fléaux : le communisme n’a jamais été jugé pour ses crimes.
Si je m’adresse aujourd’hui à mes étudiants, la moitié d’entre eux dira que le communisme est finalement un idéal sympathique basé sur le partage et la mutualisation des biens. Un idéal qui a un peu dérapé… On oubliera, dans ce propos, que les goulags sont antérieurs aux camps d’Auschwitz et que les dirigeants communistes ont réussi à isoler une moitié de l’humanité. Le communisme a gelé le développement du monde pendant près d’un siècle. Quand le mur de Berlin est tombé, l’occident est tombé dans une relative facilité.
À l’époque, il était de bon ton de narguer la Russie et de l’accuser d’être le pire repère de la corruption. Les pires clichés étaient véhiculés à son propos. Mais la vérité, c’est que l’on peut comprendre l’Afrique, l’Amérique, l’Asie et le reste du monde. Mais on est très loin de pouvoir comprendre et cerner toute la complexité du monde russe. Et force est de constater que ces clichés servent de palliatifs à nos énormes lacunes. Par manque de recul et de maîtrise, on mélange le tsarisme, le communisme, le poutinisme et toutes les notions liées. L’objet de nos fantasmes remplace le sens de la mesure et la clairvoyance d’une analyse géopolitique.
Et les démocraties dans tout ça ?
Le monde est totalement sclérosé face au danger. Alors que nous devrions, toutes et tous, travailler pour promouvoir les valeurs fondatrices des civilisations occidentales, nous restons passifs face au développement et la montée en puissance des régimes autocratiques. On parle énormément de la barbarie de Daesh et de ses crimes immondes. Mais une autre barbarie est à l’œuvre à l’est et emporte énormément de suffrages dans le monde.
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Une Troisième Guerre mondiale est annoncée par certains médias russes. Qu’en pensez-vous ?
C’est une conséquence logique de l’esprit paranoïaque et de la surenchère qui ont cours en Russie actuellement. Mais il ne faut surtout pas prendre ces gros titres à la légère. En fait, la guerre a déjà commencé depuis l’invasion de la Géorgie en 2008 par Moscou. J’ai fait partie des premiers à dénoncer la politique belliciste de Poutine durant ses deux premiers mandats de 2000 à 2008. Ce système n’était pas seulement nocif pour la société civile russe. Mais il présentait également un danger pour la paix mondiale. La guerre est latente et hybride. Les prochains conflits ne seront pas ceux des tranchées mais beaucoup plus sophistiquées.
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Des guerres notamment menées sur le terrain de l’information ?
Entre autres, oui. On le voit avec la prolifération de la propagande dans les médias et sur des plateformes qui se font passer pour des médias. Mais ce n’est pas tout. Une véritable guerre informatique a cours actuellement. Outre ces cas avérés, une cinquième colonne est en plein développement dans les pays occidentaux et dispose d’un véritable pouvoir de nuisance. Tous ces éléments font partie d’une politique russe visant à saper les fondements de l’Occident afin de prendre le leadership mondial. Tout le monde pense qu’il veut récupérer la Géorgie, l’Ukraine ou la Transnistrie comme n’importe quel colonisateur. Mais son véritable objectif est mondial. Moscou se voit comme une troisième Rome, un leader du monde face à un Occident dépravé et ayant vocation à disparaître. / Jérémy Felkowski