Le « poète de proximité » Marien Guillé prend la plume. Laissez-vous surprendre par son récit de voyage, en France. Un voyage qui ne laisse pas indifférent.
Vous en êtes à l’épisode 7 : « Lever le pouce »
« – Bonjour, je cherche à redescendre vers Nantes, c’est votre route !
– Hum, ouais… Ok c’est bon… Je peux te déposer à Loudéac.
– Super ! C’est bien sympa de votre part !
– Oh c’est rien, allez grimpe… Fais pas gaffe, c’est un peu le bordel dans l’engin… Tu peux mettre ton sac dans le coffre… »
Il a remonté la vitre, jeté un œil dans le rétroviseur, puis redémarré. Ce matin, la route est calme. Il est encore tôt. J’ai grimpé, glissé mon sac sur mes genoux, me suis attaché. Rien qu’une voiture, c’est déjà une maison. Je me sens un peu comme un guest, reçu sur le siège passager. En levant le pouce, j’ai invité les gens à m’inviter dans leur maison motorisée, et ce type à la bouille sympathique a répondu à mon invitation.
« – Tu vas à Nantes, alors ?
– Ouais, enfin, peut-être un peu plus au sud encore, mais si j’arrive à Nantes ce soir, ce sera pas mal déjà !
– Tu vadrouilles ?
– J’étais chez des amis…
– Ah ouais… et t’habites où ? »
Moi, j’erre par plaisir, j’ai perdu volontairement mon confort
Paf. Bim. Schlack ! Et ça c’est la question.
Me l’a-t-on déjà posé depuis ce mois d’avril où j’ai décidé d’interrompre une vie localisée ? Où est-ce que je vis ?
Comment répondre à cette question lorsqu’on demeure sans adresse, devenant résident du moindre brin d’herbe qui nous accueille ? Comment expliquer qu’on vit sans domicile fixe sans pour autant ne pas inspirer la crainte ? Quels mots trouver pour assumer, revendiquer cette vie déréglée et poétique ? On pourrait dire « je vis dehors », mais c’est inexact, on pourrait dire « je voyage », et pourtant je suis chez moi, on pourrait dire « j’ai quitté ma maison », aussitôt les gens s’imagineraient qu’on mendie, qu’on dort sous les ponts, qu’on vit avec des chiens, qu’on boit de l’alcool toute la nuit.
Dès qu’on mène une vie en dehors des règles, dès qu’on remet en cause le fait de vivre quelque part, d’habiter une maison, tout de suite on est assimilé à l’image d’un « SDF », oui, c’est vrai comme eux, je n’ai pas de maison, mais, pourtant, évidemment les gens me voient comme quelqu’un de plus « abordable »… – est-ce que j’aspire davantage confiance ? – mais le regard porté par la plupart des gens sur ces personnes n’est pas très lumineux. Les « gens de la rue » comme on les appelle, comme ils disent, sans vouloir les dénigrer, les rabaisser, leur manquer de respect, moi je trouve la formule plutôt poétique, mais la réalité l’est beaucoup moins, et ça me gêne qu’on m’y associe… Je ne me sens pas plus respectable qu’un SDF, la question n’est pas là. Ce qui me met mal à l’aise, c’est cette catégorisation : on met ces trois syllabes sur des gens qui pourtant ont des noms et des visages, qu’on éloigne le plus possible de nos peurs, eux qui pourtant vivent au plus près de nos vies.
Difficile de se dépatouiller avec ces considérations sur le statut social des individus, fabriquées d’ignorance et d’idées reçues, de projections et de digestion de journaux de 20 heures. Aucun humain n’est au-dessus d’un autre, je respecte complètement ceux que l’on nomme « SDF », si je ne me reconnais pas dans cette assimilation, c’est plutôt pour un principe de réalité… Si je disais que ma vie ressemble à la leur, ils se demanderaient tous pourquoi ils ne vivent pas comme moi, j’ai bien trop de confort, trop de toits où m’abriter, trop de cœurs prêts à m’aider, trop d’argent sur mon compte, trop de choses dans la chambre qui n’est pas la mienne, mais où j’ai laissé mes affaires avant de partir. Moi, j’erre par plaisir, j’ai perdu volontairement mon confort, comme si je partais faire un Koh-Lanta de l’autre côté de ma région, oui, c’est ça, moi je joue, et pas eux. Je joue à ce jeu du voyage et de la vie errante, eux ils n’ont pas le choix, eux c’est pour de vrai.
« SDF » c’est une case
Je ne suis pas dans le besoin, je suis plutôt dans le dépouillement, je cherche à réduire le poids de mon existence matérielle ; aucun abandon, aucune humiliation, aucune misère n’habille sur moi ses vêtements déchirés de crasse et de poussière, non, ce serait indigne de tenter un rapprochement avec les SDF, je me sens trop aisé pour mériter ce grade, cette promotion, ce serait presque l’étape suivante du dépouillement : vivre dehors sans avoir aucun endroit où aller et en sachant qu’on n’a aucun droit de retour, aucun lieu où revenir le jour où on sera fatigué de jouer ; et puis non, à bien y réfléchir, ce n’est pas un statut, aucun privilège n’est accordé ou enlevé, on ne peut pas se définir ainsi, ce serait trop réducteur de la vie humaine, non, « SDF » c’est une case, un tiroir dans lequel on enferme ces gens pour les laisser dehors, on leur laisse ces trois lettres comme des miettes de poussière, pour nier toutes les individualités d’êtres vivants derrière cette appellation, ce n’est pas une compression seulement lexicale, c’est une compression de leur identité, une abréviation de leurs souffrances, de leurs abandons, de leurs pertes, de toute la vie qui se cache derrière ces trois lettres.
J’aim’rais qu’çà cesse – esse – esse / De s’dégrader – der – der / Sans un bénef – ef – ef / S.D.F.
Ce qui me blesse – esse – esse / C’est d’être soldé – dé – dé/ Pour pas bézef – ef – ef / S.D.F.
Chanson d’Allain Leprest
Non vraiment, je ne voudrais pas qu’il y ait de malentendu, je ne suis pas un sans domicile fixe au sens statistique du terme – on dit aussi « sans-abri » – même si ce que je présente de moi ressemble plutôt à ce qu’on peut imaginer de leur vie.
Alors où est-ce que j’habite… ?
Je tente une réponse : « Il y en a qui habitent dans la rue, moi je vis sur la route… Je me promène. »
Je prends conscience de l’importance de l’implantation géographique pour pouvoir se définir, en tant que personne, aux yeux de ceux qui ne connaissent rien de nous. Oui, on est forcément de quelque part, on a bien une adresse, on vit bien sur un bout de terrain, une parcelle de l’immense monde, et pourtant, oui, on peut dire d’où on vient, où on était avant, ce qui nous a poussé jusqu’ici, on peut retracer notre parcours depuis nos premiers pleurs, mais ce sera toujours imprécis. Tant de lieux vivent en nous sans qu’on y ait une quelconque adresse.
Tant de choses ont pris corps en nous dans des lieux du monde qui pourtant n’ont rien à voir avec ceux où on s’installe…
L’indispensable nécessité de partir
Si on n’est pas capable de se définir par une identité géographique, alors on se présente comme étant en déplacement, en mouvement. Et, davantage que le mode de vie des oiseaux, la récente crise des migrants offre à ce mot l’occasion de venir toquer à la porte de la discussion. Il entre aussi dans la voiture, s’infiltre entre nos lèvres. Il glisse sur mes cordes sensibles. Voyons s’il semble mieux adéquat…
Les images se brouillent dans ma tête. Je les traverse rapidement pour me situer au milieu de tout ça. Des unes de journaux, des reportages télévisés, des vidéos sur internet. Des posts. Des articles.
Des images qui font le tour du monde alors qu’eux-mêmes ont tant de mal à quitter leur pays.
J’imagine des cris, des bombardements, la peur, les arrestations, la soumission, le danger de mort.
J’imagine la fuite.
L’indispensable nécessité de partir. La survie.
La peur du vide. L’océan. La faim. La soif. La chaleur. La peur. Le vide immense. La nuit noire. Ne pas savoir nager.
Rien à perdre et le peu qu’ils ont.
Le danger. Les passeurs. Faire confiance au prix de sa vie.
De milliers d’êtres vivants qui quittent tout pour atteindre une terre plein de promesses.
Une errance, quatre étoiles
A tout moment, je peux m’arrêter quelque part, stopper cette vadrouille, et je pense à eux.
Quelle est la vie que je mets en danger ici ? Qu’est-ce que je quitte ? Qu’est-ce que je risque ?
Loin de moi l’effroi, la perte et la mort. C’est une promenade que je fais. Une virée au grand air. Ma vie ne ressemble pas à la leur. J’ai tout ce qui leur manque : la liberté, le confort, l’assurance d’un foyer, les moyens de se sauver de toute situation par la parole, par l’effort ou le compte bancaire.
Nos vies sont si différentes et pourtant nous faisons la même chose. Nous avons le même mouvement, celui d’avancer, de partir, avec l’essentiel sur le dos. Seul notre mouvement se rejoint, nous est commun. On s’est mis en route. On va vers quelque part sans trop savoir où on va arriver.
L’aventure, en occident, du moins chez les peuples dont la vie matérielle est garantie, c’est un peu une sorte de luxe. De jeu organisé et sécurisé. C’est l’aventure, le danger en moins. Une errance quatre étoiles, tout confort. Les pieds ne saignent pas, l’eau ne manque jamais, le désespoir n’envahit rien. C’est du tourisme.
En partant se confronter volontairement au monde lorsqu’on a déjà une vie meilleure, quels dangers on s’attire ? Quels dangers on quitte ?
Si ce n’est pas pour survivre – puisqu’aucune guerre, famine ou catastrophe climatique ne nous menace – qu’est-ce qui nous pousse en avant ? Quelle déchirure, quel tremblement nous pousse à partir ? Comment devient-on un migrant, même dans son propre pays ? Qu’est-ce qu’on quitte ? Qu’est-ce qu’on rejoint ?
En cherchant bien, je me dis, qu’au fond, moi aussi je me sauve d’une mort, une fausse mort. Une mort intérieure. C’est presque une imposture, je joue au migrant alors qu’aucun danger ne plane sur ma tête. Si on part du principe qu’on devient migrant dès le premier pas vers l’inconnu, j’ai presque honte de faire ce parallèle entre ces gens qui fuient par nécessité et moi qui me promène par plaisir.
On se met volontairement dans la posture de celui qui a besoin d’aide. Et en réalité, on n’en a pas vraiment besoin. On pourrait faire autrement, on en aurait les moyens, mais on veut essayer, voir ce que ça fait, on veut tester ses limites, ses compétences de wanderer, on veut s’abandonner au jeu de la providence ; à peu de choses près, on veut jouer au pauvre. C’est un luxe de riche. Comme les gens qui mangent même quand ils n’ont pas faim. Juste parce qu’ils peuvent se le permettre. Ou qui jeûnent juste par plaisir.
On est en route, on devient un fake migrant, qui ne fuit rien, aucune guerre, aucune tyrannie, aucun bain de sang. Je ne crains pas pour ma vie, justement, je crains qu’elle ne meure doucement sous les balles lentes et invisibles du confort, alors je joue, je joue au migrant, je fuis un peu ma vie qui s’endort, je fuis mon quotidien, mes murs, ma maison, j’abandonne mon confort et ma tranquillité, je pars réveiller les cellules endormies de mon corps dans le plein exercice de la vie errante. Mon corps de nomade. Mes réflexes primitifs d’homo sapiens: se déplacer pour survivre. En quête d’une nourriture spirituelle.
C’est une machine à remonter le temps, une bulle de paléolithique dans laquelle je traverse en titubant le monde moderne des homo consumericus rapidus.
« En ce moment je migre ! »
Avec la conscience de jouer un jeu là où d’autres jouent leur vie.
Il n’y a pas de migrant partout, mais un migrant peut naître n’importe où. Tout près de chez vous. Il suffit de peu. Un pas de côté. Un geste. Une déviation. Un faux pas. Un faux départ. Un malentendu. Il suffit parfois de peu pour devenir habitant de la route.
J’habite sur la route mais je ne vis pas dans la rue. Je m’invente cette drôle de vie-tout-confort, comme une chambre toute équipée que je loue à la semaine, un costume qu’on me prête et que je devrais rendre. Presque une imposture, mais qui laisse en moi des goûts d’évasion, de liberté et de grands espaces. Qui laisse un souvenir vivant d’aventure, un tremblement, un frisson dans le corps, qu’on cache quelque part, une fois revenu dans la vie raisonnable et quotidienne, comme un bout de papier au fond de la poche. Un oiseau qu’on cache à l’intérieur de sa veste quand on se promène au milieu des chasseurs. Un chant qui résonne dans notre mémoire quand on erre sur les routes d’un pays où il est interdit de fredonner.
Les questions ne s’arrêtent pas là. Vient ensuite celle du « et qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Vous voulez dire, en ce moment, ce que je fais, dans la vie, en ce moment, mon travail, mon activité, mes projets ? Rien.
Je visite, je voyage, je vadrouille, je me promène…
Qu’est-ce que je fais là ? Sur ces routes inconnues à attendre qu’une bonne âme ralentisse, baisse la vitre et pousse la porte pour me laisser grimper ?
Allez dire à quelqu’un : « En ce moment je migre ! » Il va vous prendre pour un drôle d’oiseau exotique !
Je dis que je suis poète.
De toute façon, au point où j’en suis, je n’ai plus besoin de faire dans le sérieux.
Poète, c’est ton métier…
– « Alors t’es poète, c’est ton métier…
-Ouais, poète de proximité, pour apporter la poésie au plus proche des gens, parce que souvent elle reste dans des étagères ou dans des salons de poètes fréquentés uniquement par des poètes…
-Moi j’aurais du mal à dire que je suis artiste, j’aurais l’impression de m’la péter… Comme si je disais un mot trop grand pour moi…
– Oh tu sais, on a pas à rougir, c’est un métier comme un autre… quand on dit qu’on est boucher ou garagiste, on dit pas qu’on est le meilleur boucher ou le meilleur garagiste ; c’est pareil pour poète, c’est pas parce qu’on dit ça qu’on se considère ou qu’on se présente comme un bon poète… on est artisan des mots, c’est tout… »
Seulement, voilà, les poèmes peuvent attendre : à l’heure actuelle, ici et maintenant, artisan ou pas, ma seule richesse, mon seul travail, ma seule nécessité, c’est de lever le pouce et d’attendre.
C’est l’inattendu que j’attends. Je cherche à me rendre là où je ne serais pas allé de ma propre initiative. Mes pas guidés au hasard des routes, je lève le pouce. Une voiture s’arrête. Une vitre se baisse. Une porte s’ouvre. On prend place dans un fragment d’univers, on découvre un visage, on partage un morceau d’une vie. Rieurs, malades, bienveillants, éveillés, désœuvrés, écorchés, as du volant, dangereux solitaires, naïfs curieux, bavards, silencieux, parfois intéressés…tous roulent vers quelque part, et le temps d’un lift, comme disent les anglais, un échange, une rencontre, un transport – dans le sens profond du terme – quelques fragments de vie partagés sur le souffle d’un moteur, assis à la même place, en mouvement sur la terre.
On lève le pouce et d’un coup une voiture peut s’arrêter ! On peut monter dedans et on peut rencontrer des gens. Quand j’ai réalisé ça, autour de mes 17 ans, j’étais ivre de joie. Comme si j’avais découvert un trésor.
J’ignore tout de leur vie, de leurs malheurs, de leurs joies, de leurs souffrances, de ce qui les tient debout et de ce qui leur coupe le souffle ; j’ignore où ils habitent, d’où ils viennent, ce qu’ils votent. J’ignore parfois même leur prénom. Mais leurs visages, comme des amulettes, des figurines, restent dans ma mémoire. Alors je les nomme, selon ce qu’il me plaît d’imaginer, et j’en fais des compagnons pour l’éternité.
On peut tomber sur des hommes seuls, des femmes seules, des familles, des jeunes, des vieux, des punks avec beaucoup de chiens, des parents avec des bébés, des apprenties chevrières, des prêtres, des chasseurs, des dealers de haschisch, des russes, des australiens, des togolais, des rêveurs, des blasés, des gens qui roulent sans permis, des écolos comme d’autres qui votent fn, des suicidaires, des désespérés, des businessmen qui traversent la France en conduisant avec une oreillette et le bluetooth reliés à leur téléphone, des hippies, des gens qui ont peur mais qui s’arrêtent quand même pour nous prendre, des gens qui ont fait beaucoup de stop dans leur jeunesse, des retraités qui n’ont plus rien à perdre, des ados qui viennent juste d’avoir le permis, la veille, et dont le rêve était de prendre très vite un autostoppeur, I’m your man,. Je me souviens de ce van gris dans lequel un père voyageait avec son fils. Tout en discutant, il lui glissa à l’oreille : « Bon, mon p’tit loup, faudra pas le dire à maman qu’on a pris un monsieur en stop, ok ? »
T’as du fric, du con ?
Parfois on refait le monde et on est presque triste de se quitter, parfois je monte chez eux boire un verre après une longue traversée de chaleur, parfois je crains pour mes fesses tant le comportement du chauffeur est étrange, parfois je tombe amoureux, parfois je m’ennuie, parfois je dois subir des discours d’aigris, des propos racistes, parfois des nymphomanes voudraient m’emmener dans leur lit et simulent un malaise pour que je reste à m’occuper d’elles, parfois des hommes voudraient s’arrêter dans les buissons…
Tantôt je raconte ma vie sans rien omettre, parfois je m’en invente une – sans jamais dire mon vrai prénom – conscient qu’aujourd’hui, tout le monde se retrouve sur internet…
Avant de monter dans un véhicule, il arrive que l’on doive attendre longtemps, des heures, parfois. La vie au bord de la route est curieuse. On peut croiser des promeneurs, des livreurs, des marginaux qui se cachent du monde, des cyclistes qui ralentissent et sourient sous leurs casques : « Désolé, on n’a pas de place ! » On peut rencontrer des habitants, des flics, des chiens errants, d’autres autostoppeurs qui vous saluent et vont se poster quelque dizaines de mètres plus loin avec une pancarte en carton…On attend, on lève le pouce, on sourit, on attend. On râle. On s’épuise. On transpire. On espère.
Parfois les chauffeurs s’amusent en faisant semblant de diriger la voiture pour vous écraser, parfois ils évitent le regard que vous leur lancez, ou bien ils lèvent les mains au ciel en lâchant le volant comme pour dire qu’ils sont désolés, ou encore ils pointent du doigt la route en voulant dire qu’ils s’arrêtent juste un peu plus loin… parfois on me jette des œufs sur les pieds, parfois on me lance des doigts d’honneur, parfois on me fait le geste qui veut dire : « T’as du fric, du con ? »
Demeurer flottant
On me lâche partout : à des carrefours, le long des champs, au cœur des zones industrielles, devant des gares… ou bien on m’avance un peu, on m’évite de traverser la ville, on m’indique un bon spot… même la nuit la providence peut surgir sous la forme d’un vieille fiat punto grise… je me souviens, c’était après le 15 août, j’avais fait un chassé-croisé tout seul avec moi-même en traversant le nord de l’Italie et puis la Suisse le pouce levé. Une fois revenu en France, dans le département de l’Ain, on me dépose à un péage d’autoroute à onze heures du soir. Vu l’heure tardive, j’anticipe déjà le dépliage du sac de couchage sur l’herbe, au bord de la chaussée, en cherchant un coin que les lampadaires n’éclairent pas, pour être à l’abri de tout regard. Soudain surgit la voiture qui ralentit à mon niveau :
« – ‘Soir, vous allez vers Lyon ?
– Euh… Ouais… Je peux t’emmener… »
Quand l’emplacement où on vous a déposé laisse peu de place pour se garer, il faut parfois attendre longtemps que quelqu’un ait l’audace de ralentir en plein milieu de la route pour que vous montiez. Ou alors il faut avancer, marcher, trouver soi-même le lieu de son envol. Il peut suffire de faire quelques mètres, de dépasser un giratoire pour qu’une piste propice se dessine – règle numéro un : il faut toujours un endroit où les gens puissent se rabattre sur le côté – mais il peut arriver qu’on doive traverser toute une ville entière avant de se faire prendre par une voiture. Tout au long de la route, devant les boutiques, les maisons, les arrêts de bus, on essaie, on lève le pouce sur les trottoirs, on demande directement par les vitres ouvertes aux conducteurs immobilisés aux feux rouges. Notre comportement suscite toute sorte de réactions, entraîne des discussions, des attitudes étranges, de rejet, de solidarité, de colère ou d’euphorie.
« Nous, on aimerait bien être moins méfiantes
Mais on regarde beaucoup la télévision, vous savez
Quand on voit tout ce qu’il se passe, on n’a pas envie
De s’arrêter, les gens bizarres, hop, on passe à côté
Quelqu’un qui marche comme ça, sur le bas-côté…
Il y en a, je suis sûre, elles s’arrêteraient, mais nous…
Nous c’est pas pareil, nous on a des enfants, vous savez… »
Ne pas savoir où aller, décider de ne pas choisir, ne pas savoir où dormir, ne pas reconnaître chez soi. Etre dans l’attente. Demeurer flottant. Etre coincé sans savoir par quelle issue, quel moyen, quelle direction avancer. Y a-t-il des analogies entre l’errance et les blocages que nous rencontrons dans notre vie intime ?
Sur la route, être en errance, ce n’est ni être en arrêt, ni être en mouvement ; ni prendre une route qui mène quelque part, ni demeurer immobile figé ; c’est avancer entre deux bords, habiter un corps qui ignore ce que la vie fera de lui mais tente, doit tenter, d’accepter sans amertume ni colère, sans joie excessive non plus, avec modération et raison, le sort qui lui sera réservé, quel qu’il soit. Accepter les épreuves, traverser les péripéties, les coups de chance, les grandes satisfactions, accepter joie comme souffrance avec la même humilité et la même disponibilité aux hasards et aux imprévus. La même capacité à ébranler les certitudes et à conforter les doutes.
Assise devant la vie
Observer la vie et le monde faire de nous ce qu’ils entendent. Se laisser faire.
Renter en état de poésie.
La poésie contemple sans traverser. Je voyage à la vitesse de mes yeux.
La poésie est un art de l’écoute. L’oreille collée au monde, elle participe à son bruissement et l’entend de vive voix. Avec les yeux également le poème apparaît. Se dresse une figure humble et évidente. La poésie regarde le monde dans les yeux et, sans détourner le regard, détourne l’attention vers ce presque invisible. Elle regarde au-delà des choses, comme une espionne.
Elle enlève l’apparence pour accéder au cœur de la vie. Droit au cœur. Enfin, là, elle s’adonne à son plaisir le plus simple et le plus sérieux : elle contemple.
Assise devant la vie. Elle ne passe pas à côté.
Sans savoir ce que je poursuivais, j’avançais droit devant les yeux fermés, certain de l’inexistence de mon but. Tout était l’œuvre du hasard. Chaque matin était vêtu d’un inconnu encore plus grand que la veille.
L’errance. Et rien n’est venu.
Les jours étaient des brins d’herbe que je caressais, les semaines d’immenses prairies où je pouvais m’allonger en fermant les yeux, les mois se dressaient comme des arbres en pleine croissance, âgés de plusieurs siècles, à la sève insaisissable.
Ainsi rien ne me retenait. Je devais fuir évidemment l’immobilisme et l’absence totale de but qui dépouille de toute énergie. Je me fixais des petits objectifs à atteindre au fur et à mesure mais je n’avais aucune urgence. Lenteur et patience étaient mes sœurs alliées.
On éloigne de nous le quotidien. Les gestes sont chaque jour à réinventer. Chaque jour est une aventure sans lendemain. On ne reste pas, on demeure en mouvement, toujours en partance, on traverse la vie. Marcher un sac sur le dos, c’est ma façon d’être au monde, de résider sur la terre. Clochard ou voyageur ? Ami curieux ou sérieuse menace ?
Ce ne sont pas que des affaires que je transporte avec moi. C’est plus que ça. Je me suis dépouillé et j’emporte autour de moi suffisamment de vide nécessaire pour refaire ma vie ailleurs, temporairement.
C’est la vie qui me transporte.
Jetez un regard sur moi.
Mon sac à dos, c’est le poids de ma liberté.
Jetez un regard sur moi.
J’avais le temps. Ce provisoire des merveilles, comme l’écrivait Jean Malrieu. J’en mesurais la valeur chaque fois que je pouvais m’abandonner à la marche des heures sans en prendre le moindre contrôle. Chaque fois que je pouvais m’asseoir devant un paysage, sur un rocher en bord de mer, au bord d’une route, m’allonger dans l’herbe sous les nuages, sans avoir un seul projet pour m’occuper l’esprit, en pouvant totalement me consacrer à la contemplation du monde sans aucune contrainte horaire.
Sans avoir à me dire « faut que j’y aille ! », sans avoir aucune obligation de départ ou d’angoisse d’être en retard, sans gêne d’être attendu.
Juste pouvoir rester là, ne rien faire qu’être là, aussi longtemps que bon me semblera.
J’étais seul maître de mes rendez-vous avec le bleu de la mer, le silence des montagnes, l’ineffable immensité du ciel.
Des instants, sans but, sans finalité, sans objectif, complètement inutiles, très inutiles. Et, par leur indépendance vis-à-vis de la course du temps, infiniment précieux. Du temps perdu ? Au contraire ! Du temps à ne rien faire ? Non de non !
Un clochard, un voyageur, un réfugié, un délinquant ?
Est-ce perdre son temps que de prendre conscience de ce qui nous entoure, au rythme où il s’installe autour de nous ? Qu’il y a-t-il de plus urgent, que de s’arrêter pour le contempler ? Temps suspendu, temps à moi que personne ne peut me prendre, temps précieux, temps gagné sur la course folle et la marche forcée du monde, dont la vitesse contraint même la lenteur à presser le pas.
Je me souviens de ces moments sur la pointe du port de la Ciotat, où je m’asseyais chaque fois avec le même enthousiasme. Ce bleu intense qui ne ressemblait à aucun autre – pas même à ceux du lagon de Calédonie – et les bateaux, petits et grands, barques, chaloupes, voiliers, yachts, navires de pêche, qui rentraient et sortaient du port, entraînant des flots de gabians, sifflants ou grondants, tous sur la mer avec le même rêve d’aller effleurer les froissures de l’enveloppe du soleil.
Il y a des gens qui vivent dans la rue, moi j’habite sur la route
Il y a ces gens qui n’ont plus rien, nulle part où vivre, moi je n’ai rien pour me retenir
Comme eux j’avance dans le jour sans savoir ce qui m’attend
Comme eux ma maison est un doux rêve dans lequel je m’endors
Au coin de la rue
Dans ma valise je n’ai rien que l’on puisse me prendre
Car personne ne pourra voler les paysages qui sont au fond de mes yeux
Personne ne pourra me dérober mon voyage intérieur
Il est rempli de paysages et de rencontres
C’est un rêve constant qui m’emporte tout entier
Et me remplit de lumière quand la nuit est trop sombre
En partant ainsi, sans rien, juste pour rencontrer et contempler, sans but, sans projet, quand on marche au bord des routes où défilent les voitures, quand on traverse une ville au petit matin en dessous des fenêtres, sous les yeux qui doucement s’éveillent derrière les rideaux et les volets, quand on porte un sac énorme, le visage fatigué, les cheveux hirsutes, le visage pas rasé, les vêtements froissés par trois nuits de plein air… pour qui on passe auprès de ceux qui jettent un regard sur nous ?
Un clochard, un voyageur, un réfugié, un délinquant ? Un suspect ? Est-ce qu’on nous remarque ? Est-ce qu’on passe inaperçu ? Qu’est-ce que ça éveille chez les gens, qu’est-ce qu’ils pensent ? Est-ce qu’ils ont de la peine pour nous ? Est-ce qu’on leur inspire de la crainte ? De l’envie ? Détournent-ils le regard ? Est-ce que ça réveille chez eux le désir de voyage et l’envie de tout plaquer ? Ou est-ce qu’au contraire ça renforce l’assurance de posséder une vie calme et contenue dans la chaleur d’un foyer rempli d’amour ?
Plus tard, à la sortie de Nantes, un autre type me prend, dans une camionnette blanche. Il descend jusqu’à Angoulême. « Oh ben y’a pas de problème…si on peut rendre service… », dit-il, en jetant un œil sur le rétroviseur, avant de redémarrer.
« Les gens aujourd’hui, ils s’entraident plus trop, hein… c’est plutôt chacun pour soi, etc etc…chacun regarde sa télé bien gentiment…toi c’est bien tu vois, tu voyages, tu vois du pays… Moi j’essaie, tous les jours, j’essaie d’ouvrir les yeux, mais bon, avec le boulot tout ça… Ah merde qu’est-ce qu’il veut lui… Ben avance alors, ah les gens j’te jure, j’ai grandi ici moi tu vois… Toujours vécu près de la Loire… Ah quand j’étais gamin avec mes frères et les petits voisins on allait se tremper… C’était les seuls moments où on s’amusait parce qu’à la maison… Aïe, aïe, aïe… Avec mon père ça rigolait pas… Il était pas de bonne humeur… Mon père… Mon père, quand il était pas content… Tac ! Moi je m’en suis sorti mais mon frère…Ah les chats font pas des chiens… »
Il y a des trajets qui se passent dans un silence complet et pesant. Où la moindre parole serait une bouffée d’air. Où le silence fait grandir la méfiance et le malaise. Et il y a aussi des rencontres avec des gens qui nous déversent leur vie comme un torrent, une tornade. J’ai été comme ça, aussi, adolescent. Dès que j’avais un ami sous la main, il fallait que je lui montre tout, tout de suite, que je lui raconte tout, tout de suite, que j’épuise mon réservoir, mes ressources, que je vide mon sac.
« Je m’appelle Antoine, Antoine Grangé », il dit. « Et moi Marien. Marien », je dis.
La nuit est tombée lorsqu’on arrive. Je m’imagine déjà au bord du péage, à attendre les phares surgir au loin… «Tu peux dormir à la maison si tu veux et tu repars demain », propose Antoine, les yeux fixés vers la nuit. Il a l’air extrêmement seul et je suis extrêmement fatigué. J’accepte.
On traverse les rues d’Angoulême. Pas un chat. Visiblement les places de parking en bas de chez mon hôte sont prises. Il tourne à gauche, à droite, fait le tour du pâté de maison.
« Oh putain… Putain… Merde… C’est quoi ce trottoir… Oh merde… Oh putain, je vais aller demander à la municipale si on peut se garer là… »
L’enthousiasme nerveux d’Antoine se marie mal avec sa fatigue. Le créneau est une épreuve. Ses nerfs lâchent un peu et l’envoient balader lorsqu’il les rappelle à lui. Une fois garée, la camionnette ronfle encore. « Une longue route avec ma dame blanche, hein ! »
Il attrape ses affaires à l’arrière, vérifie toutes les portières. Je le suis dans les ruelles de ma première rencontre avec Angoulême.
« Bon, ben, tu vas inaugurer le canapé ! », il dit.
Moulin à paroles
On monte les marches vers son appartement. Sur la place, les maraîchers installent leurs camions sur leurs emplacements et s’endorment sur leurs banquettes.
« – Alors voilà, on est chez Antoine Grangé, je dis en souriant.
– Ouais ouais… Tu fais pas attention hein, au bordel… Chez Antoine Grangé… Un jour, je vais le convoquer dans mon bureau, je vais lui dire ça suffit, Antoine, ça suffit… »
On fait chacun son tour un brin de toilette, puis on déplie le canapé. Pendant qu’on étale les draps, le moulin à paroles se remet en marche.
« J’avais acheté ce canapé, je l’ai jamais déplié… si des amis venaient dormir à la maison, je voulais quelque chose de bien quand même… je l’ai monté avec un collègue de boulot… Je lui ai demandé, il m’a dit ok, alors un soir après le boulot, on est venu ici… C’est sympa quand même, mais il a regretté. Oh là là… il m’a dit comme ça, c’est un âne mort ton truc ! C’était lourd ! Oh là là… Puis dans l’escalier, ça passait pas, enfin, bref… »
Je dors dans les draps de tous ces efforts.
Entrer chez des gens, c’est entrer dans un monde. Un univers. C’est passer la frontière d’un petit pays, généralement peu peuplé, au territoire singulier. C’est être un peu comme à l’étranger.
Découvrir un ami – ou même un inconnu – chez lui, dans son royaume, c’est se laisser porter, se remettre complètement à ce qui arrive, accepter ce qu’il propose, être plongé dans des gestes, des habitudes, des discussions qui ne sont pas forcément ce qui vous attire, bref, vous êtes ailleurs ; vous découvrez, vous êtes un étranger qui arrive pour la première fois dans le pays de l’ami, chez des gens que vous n’avez jamais visité, que vous n’avez parfois jamais connu en dehors d’une rando dans la forêt, en dehors d’une terrasse de café ou d’un festival de musique actuelle, d’une salle de classe, d’un bureau, d’un train…
Il y a des visages d’une personne qu’on découvre seulement en allant chez elle, même si on la connaît depuis des années. On ne la connaît qu’en dehors, dans son aspect social, dans ce qu’elle montre d’elle quand elle sort pour entrer dans le monde. Il y a en chacun une part de nous qui ne se dévoile qu’une fois passé la porte de la maison.
Dès que j’arrive, je scrute la bibliothèque. Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es.
Les livres où les yeux se sont posés, de longues heures durant, disent beaucoup sur l’identité du lecteur. La manière de les ranger, également, d’en prendre soin. Des les relire, ou des les regarder sans les saisir, sans les toucher.
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Soulève le cœur
On plonge dans la vie des gens et c’est notre seule, notre meilleure aventure. Le dépaysement prend corps au coin d’une chambre, autour d’un petit déjeuner, dans une pièce sombre ou sur une terrasse ombragée. Parfois même la curiosité, la chance nous poussent au bout d’un jardin, sous un tilleul joyeux, sur l’herbe humide, sous la tonnelle ; on saisit l’aventure à bout de bras dans un voyage du quotidien, dans des paroles de tous les jours, avec des gens ordinaires qui mènent une vie simple, je veux dire une vie qui n’explose pas à chaque instant, qui ne déborde pas, qui mène sa barque comme elle peut, à coup de bonheurs et de blessures, chaque jour supporté avec une capacité inégale, une vie qui vibre, mais pas tout le temps, une vie qui soulève le cœur, mais pas trop. Une vie qui nous lance le défi de vivre mais qui n’est pas réglée comme si l’incroyable était la règle. Une vie lumineuse et belle, faite de journées qui tantôt se ressemblent, tantôt se réinventent. C’est là le vrai voyage : dans la vie ordinaire. Il n’y a pas meilleur endroit pour que jaillissent les miracles du quotidien, blottis dans la surprise, l’attente, la fatigue, les gestes de tous les jours.
L’incroyable est à portée de vivre.
Rien de mieux que l’ordinaire pour que la vie explose de joie, se retourne et nous prenne dans ses bras pour danser.
En entrant chez quelqu’un pour y passer du temps, on pousse la porte d’une vie parfois conforme à la vie, aux attentes, aux regard des autres, aux critères de la société, mais qui trouve toujours des failles dans les murs pour faire jaillir de l’air, de l’amour, du rire, une vie qui titube et s’enivre, se réinvente et s’illumine, une vie parfois retenue, une vie mesurée, parfois insaisissable, une vie qui se lâche, se libère, tombe et s’envole pour mieux tenir debout.
Arriver chez quelqu’un et y rester, c’est comme observer un animal dans son milieu naturel. C’est une porte pour découvrir un être dans le nid où il s’est installé, dans le terrier qu’il a choisi et creusé entre les murs de son logement, là où il peut se sentir suffisamment libre d’être lui-même, un refuge où il se retrouve et, de temps en temps, s’ouvre un peu pour vous faire de la place dans cet espace intime, fragile.
C’est comme observer un animal dans son terrier plutôt qu’au zoo : il vous découvre une part plus importante de vérité et d’authenticité, chez lui, dans son environnement familier. Dans son territoire intime.
Il y a, à être chez quelqu’un, une rencontre plus profonde qu’à la terrasse d’un café ou dans n’importe quel lieu extérieur et neutre.
Les gens sont des paysages vivants, sans aucune immobilité
Parfois la maison est un poids, parfois une nécessité, une évidence, dont vos choix vous ont privé. C’est un lieu où l’intime s’ouvre un peu ; c’est découvrir où s’incarne l’existence d’un individu. On y voit quelque chose du corps qui s’ancre. On découvre l’autre dans les gestes qu’il a pour occuper son royaume, dans le coin du monde qu’il maîtrise, à travers la vue qu’il y a tous les jours à sa fenêtre; dans sa manière de s’occuper de ses plantes, à travers la place qu’il accorde à la lumière et à l’ombre entre les murs, dans sa façon de ranger ou de faire le ménage, sa façon de laisser traîner ses affaires, sa façon de se réveiller, de se coucher, de regarder le ciel depuis son balcon.
Les gens sont des paysages vivants, sans aucune immobilité. Les observer dans le fouillis de leur bureau, de leur chambre, dans ce qu’ils montrent et ce qu’ils cachent, ce qu’ils retiennent et ce qu’ils ouvrent, ce qu’ils taisent et ce qu’ils racontent. C’est comment ils aménagent les pièces et ouvrent les portes, ce qu’ils accrochent aux murs, c’est dans quelle orientation ils dorment, les premiers gestes en se levant, c’est comment ils compartimentent, comment ils gèrent l’espace, les couleurs, les odeurs ; comment ils se protègent de leurs blessures, font de la place à leur fragilité, comment ils concilient faiblesse et sens pratique, vigueur et bac à linge sale, jardin secret et taille de la haie. Comment ils font entrer la lumière et se protègent de l’obscurité.
C’est comment ils vous accueillent et, finalement, d’où naît leur capacité à s’approprier un espace pour s’accueillir eux-mêmes chaque jour dans leur propre maison.
Les serrures, les planches à repasser, le matériel de camping, les vêtements, ce qu’ils mangent, ce qu’ils lisent, ce qu’ils écoutent, quelle vue ils ont lorsqu’ils écrivent, lisent, quelles promesses tiennent leurs fenêtres, où ils rangent les papiers administratifs, les bols, les cuillères, les pinces à linge, ce qu’ils lisent aux toilettes, les journaux, les serpillères.
Comment ils conjuguent intensité et quotidien dans un même lieu.
C’est un monde en soi, fascinant et singulier. On découvre toujours plus de quelqu’un en pénétrant chez lui. Plus de son être, plus de sa personnalité, plus de son histoire.
On est les témoins privilégiés de ces bâtisseurs de quotidien qui, gestes après gestes, jour après jour, assemblent leurs peines et leurs joies, leurs inspirations et leurs frénésies, s’épuisent et s’essoufflent pour bâtir la vie qui les tient, pour tenir debout dans la vie, pour tenir la vie entre leurs mains.
Le pays où crèche un ami
C’est notre pays
Et la rue de la ville de l’ami
Et c’est ma rue aussi
Tant de noms, tant de lieux me traversent
Si je comptais, j’aurais mille adresses
Je suis partout chez moi si l’ami
Partage son toit avec moi
Je suis partout chez moi si l’ami
Partage avec moi
Chanson de Philippe Forcioli, marin des routes
Sur un tee-shirt à Antoine, un peu abîmé par la peinture et la poussière, jeté en boule sur une chaise du salon, on peut lire le slogan d’une marque de sports de montagne : « Find a beautiful place and get lost. »
Ma destination est encore incertaine. Je crois que je voudrais voir la mer. La mer pleine de soleil et de langues chaudes. La Mer Méditerranée. Perpignan. Sète. Camargue. Marseille… On verra bien… selon les personnes qui s’arrêteront. En attendant, il est à peine 9 heures, Antoine m’a déposé au rond-point de l’avenue Jean Mermoz. J’ai été pris assez rapidement par un couple à l’accent italien, nous filons droit vers Ussel, via Périgueux et Tulle, en plein Limousin.
L’inconnu est au bout du chemin.
Les kilomètres défilent le long de la route. Mes yeux s’évadent à toute allure par les vitres.
La lenteur est réservée aux mots que je n’ai pas besoin de chercher dans ma tête. Ils viendront plus tard, sur la page blanche du carnet. En attendant, je laisse le poème se faire à l’intérieur de moi.
La poésie contemple sans traverser.
Je voyage à la vitesse de mes yeux.
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