Le « poète de proximité » Marien Guillé prend la plume. Laissez-vous surprendre par son récit de voyage, en France.

Vous en êtes à l’épisode 4 : « En marchant »

 

Un croisement, une route, un tournant
Je vais où je veux
Pas besoin de mettre mon clignotant
Je marche en chantant

La marche est le seul moyen de déplacement que notre corps puise totalement en lui-même. Le seul moyen de déplacement pour lequel nous n’ayons pas besoin d’un outil extérieur à nous, qui éteindrait notre corps. A pied, nulle dépendance à la flambée du baril de pétrole ou à un retard de train. Les sentiers sont mon autoroute et mon bâton un levier de vitesse. Le temps est mon essence. La force du vent mesure le prix d’un litre. En marchant, on éprouve vraiment ce qu’est se déplacer.

les couvertures du Zéphyr

Et c’est le meilleur moyen de ne pas être coupé de son environnement. Car nous découvrons notre terre à chaque pas. Nous marchons avec le monde entier. Cette nuit, j’ai été tranquille, mais jamais seul. Dans le bruissement de la forêt, des milliers de présence se manifestent : de la vie sous les pierres aux pensées qui courent dans les bois de notre esprit ; les arbousiers, les cistes, les chèvrefeuilles, les genettes, les lézards et les chauves-souris…

Ermite caustique et bon vivant

Les lumières du jour pointent leur nez à la porte du ciel. J’ignore quelle distance j’ai parcouru. Je me suis plusieurs fois arrêté pour écouter la nuit. Pour m’assoupir. Rêver. Repartir. Et recommencer.
Le Fournel. La Bergerie. Des lieux-dits qui ne disent plus rien. Des points sur la carte qu’on traverse sans remarquer. Les Clapiers. La Cavalière. Ravin des Pétignons.

Quel nombre exact de pas il faut avant d’y arriver, je ne sais, mais le spectacle d’une merveille surgissant dans le jour qui monte vaut tous les efforts : l’imposant Rocher de Roquebrune, semblable en tout point et toute mesure au rocher sacré d’Arunachala en Inde, borde le lac de l’Argens. C’est cette vision qui m’apparaît, soudain, au détour d’un lacet du sentier. Au-delà des cimes des chênes, le Rocher, peau rouge flamboyante dans la lumière naissante, attire mon corps tout entier. Je connais cet endroit, bien sûr, mais à chaque fois, il me réinvente.
C’est ici le lieu de ma première grimpe, il y a des années, ici que j’ai senti pour la première fois mes bras s’accrochant au roches pour grimper jusqu’au sommet. Première victoire sur un corps musclé de carences.
Trois croix résident au point culminant et embrassent la vue. Dans les matins les plus clairs, on peut voir jusqu’à la Corse.

Ici a élu domicile, il y a plus de 45 ans, un homme qu’on pourrait croire sorti d’un film, d’une fiction, ou d’une soucoupe volante. Un ermite. Frère Antoine. Une vie de moine pendant une dizaine d’années l’a convaincu que le monastère n’était pas pour lui. La solitude l’a saisi et il a suivi son appel. En arrivant ici, il a senti tout de suite le frisson. Le frisson d’un lieu qui l’attendait. Où il pourrait rester toute sa vie. Il s’est installé dans une grotte creusée sur un versant du Rocher. Avec le temps et du bricolage, son antre est sortie de la vie sauvage pour devenir une coquette bicoque aménagée avec cheminée d’aération, bacs à eau de pluie, terrasse ombragée, porte en bois, carreaux en plexiglas…et même des rideaux, très peu souvent tirés !

Derrière la vitre, juste avant d’entrer, on devine son petit visage rond et souriant, un peu comme un renard, ou quelque chose comme ça, une petite bête qui guette non pas de la nourriture à chaparder mais la première occasion de rire.

Frère Antoine, dont on ne serre jamais la main mais qu’on salue par un « Namasté » – les mains jointes –, à qui l’on peut rendre visite sur irruption, pratique depuis son installation dans sa grotte un accueil inconditionnel et chaleureux, dans le partage, l’humour et la méditation. Un ermite caustique et bon vivant.
Très vite, on oublie la vue sur l’autoroute et cette société de vitesse pour plonger droit au cœur des choses. Vivant dans une sobriété exaltante, ce vieux bonhomme de 92 ans est presque aussi âgé qu’un enfant. Il sait se réjouir de la simple présence au monde.

Rendez-vous cosmiques

Ma rencontre avec cet ermite remonte à 8 ans, grâce à Martine, fidèle parmi les fidèles, vagabonde des chemins du massif et exploratrice de territoires intérieurs. Depuis que Frère Antoine s’est retiré dans la solitude, paradoxalement, les visiteurs affluent du monde entier. De grands maîtres spirituels aux touristes, curieux de voir la bête de foire dans son terrier, en passant par les habitués qui, comme au comptoir, viennent se servir régulièrement un verre de joie de vivre et de béatitude avec ce grand enfant spirituel. Quels que soient ses hôtes, ils leur laisse toujours de la place et trouve toujours une parole de bienvenue. Ou un simple regard.
Sans qu’il ne demande rien à personne, chacun vient ici avec des offrandes – en plus grande quantité que les bouches à nourrir – qui s’accumulent dans les étagères à provisions creusées dans la roche. Il se retrouve donc envahi de pain, gâteaux, bouteilles, fromages, boîtes de conserves, fruits en pagaille…lorsqu’on a soif, il lance :

« L’eau est chère par ici, il faut boire du vin. »

Et si quelqu’un a l’audace de demander où il fait ses besoins, son regard malicieux répond : « Ici, il n’y a personne pour me faire chier ! » La journée s’allonge, s’étire, s’éparpille en silence, en contemplation et en paroles légères.

Nous échangeons sans nous dire grand-chose. Il suffit d’être là. Et la vie en nous et autour de nous fait tout le reste. La nuit sera bonne, à l’abri de tout vacarme végétal : je vais dormir dans une cavité voisine de sa grotte, qu’on appelle entre nous « la chambre d’amis ».

Au jour levé, le matin chante déjà son énigme. J’émerge de ma chambre rocheuse et prends en silence un long bain de lumière. Je plie bagage. À cette heure, l’Ermite est déjà aux affaires avec le ciel. Ses rendez-vous cosmiques s’enchaînent. Il voit du beau monde dans son silence. Je ne veux pas déranger les pourparlers de la vie intérieure. Je le salue depuis mes godasses. Dieu est dans toute chose. Et au diable la délicatesse avec quelqu’un qui vit au fond des bois ! Notre raffinement est dans l’effort que chacun fait pour se rencontrer soi-même. Lui déjà au bord du paradis, moi, ayant juste à peine tourné le dos au chemin des ombres.

Je retrouve les sentiers qui traversent le massif. Avec lenteur, mes pas s’additionnent les uns derrière les autres tout au long de la journée. Cap sud-ouest. Contemplation totale et feux de tendresse allumés.
Il est plus de 22 heures lorsque j’arrive à Collobrières. Le village est plongé dans la nuit. Il a plu un peu avant mon arrivée. Le goudron est humide. Les lampadaires sont suspendus aux murs des maisons de pierre. Le lavoir et la fontaine écoutent l’eau s’écouler d’eux-mêmes.
Je passerai la nuit ici.

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On a fumé, on s’est baladé et elle est partie

Une seule enseigne brille encore, celle du Bar de la mairie, à côté du grand platane.
« – Bonsoir ! Il est pas trop tard pour un demi ? »
Je demande au comptoir.
Le patron est derrière. Il reste quelques clients. Que des hommes. Une entrée en godasses de rando avec sac sur le dos, tard le soir, dans un si petit village, forcément, ça se remarque : ils m’apostrophent.
« – Oh tu vas où comme ça avec ton bâton ? Tu marches ?
– Je ne sais pas où je vais. Je fais un tour dans le Massif des Maures. Je suis parti de Roquebrune ce matin…
– T’as marché jusqu’ici !?
»

Ils me coupent.
« – Tu vas à Compostelle ou bien ? »
Ils se regardent avec des yeux rieurs.
L’un d’eux vient vers moi. Il a envie de parler :
« Un jour, je suis parti moi aussi – j’avais 19 ans – avec une fille… J’étais amoureux, mais amoureux,tu vois… On est allé jusqu’à Amsterdam… Tu connais Amsterdam ? On a fumé, on s’est baladé, on s’est aimé et, puis, elle est partie… avec un autre. »

Je bois ma bière lentement, plaquant de temps en temps la chope contre mon oreille. La fraîcheur m’envahit, comme si elle me murmurait des secrets. D’une oreille, la douceur d’un verre frais, de l’autre la douceur d’une histoire touchante par un homme curieux.

Au moment de régler, je sors quelques pièces de ma besace, le patron me fait signe de la main :
« – C’est cadeau pour le marcheur, fils ! »
Un autre client, le visage comme effrité par le temps, s’avance :
« – Bonsoir jeune homme ! Tu vas bien ? Tu vas dormir où ce soir ?
– Hum… Je me demandais s’il n’y avait pas un coin abrité, parce que s’il se remet à pleuvoir… Peut-être le lavoir, c’est couvert…
– Viens à la maison
, lance-t-il d’un ton presque autoritaire. Tu viens chez moi, c’est juste à côté. »
Je me laisse faire. Je me laisse prendre. On salue tout le monde et il m’embarque. Il titube un petit peu ; l’ivresse du soir fait de lui comme un enfant qui apprend à marcher, un oiseau blessé. Son pantalon, sans ceinture, descend le long de ses cuisses, laissant voir son slip. Son tee-shirt n’est pas assez grand pour envelopper complètement son ventre qui dépasse comme un ballon. « Tu crois que comme j’ai bu, que je contrôle pas, mais je contrôle ! » dit-il.

Le thé est prêt

Sa voix est chaude, mais sa parole tremble un peu. Il a bu. Il s’est rempli. Il est ailleurs et il est là. Il divague, mais il sait où il va. On s’avance vers la sortie, je lui tiens la porte, il ne dérape pas, ne trébuche nulle part, il sort des clés de sa poche, se dirige vers une vieille Citroën bleu foncé, il met la clé dans la portière, on s’installe. « Je contrôle, je contrôle. » Il allume le moteur, roule au pas. La voiture, presque sans faire de bruit, comme si elle glissait au-dessus du sol, trottine quelques dizaines de mètres avant de s’arrêter au niveau d’un petit portail en bois. « C’est là. T’as vu ! Je contrôle. On est arrivés. Tout le monde descend. » Du bar à chez lui, on a traversé un monde. Tout de suite, je vois qu’on est dans son domaine, et que, même ivre mort, il serait comme un poisson dans l’eau. Je prends place autour de la table. Il me sert à boire puis sort des légumes de son frigo et on se met à les éplucher.

Il attrape une poêle, allume la gazinière, on jette tout sur le feu.

« – Plus jeune, j’étais champion de lutte ! J’savais faire quelque chose de mon corps ! Et puis les compétitions, tout ça… J’rentrais tard, j’étais pas là, je devais faire attention à tout… Ma femme, elle est partie… Notre fils, il a un problème, il est handicapé. Il est dans un centre spécial, à Pierrefeu. Sa mère et moi, on peut pas s’en occuper. Il vient que l’weekend. Là, derrière, c’est sa chambre. Tu vas dormir dans son lit. »

Il s’est mis à me raconter sa vie, tout en mangeant, comme s’il ne l’avait jamais raconté à personne. Sa langue bouillait comme l’eau dans la casserole. Il a cueilli dans le jardin des tiges de menthe fraîche. Du placard, il a sorti une montagne de sucre. Le thé était prêt. « Comme dans le désert. Le vrai. » Au fil de la soirée, son récit devenait vacillant, perdait de sa superbe, comme s’il s’endormait la bouche ouverte, laissant trembler dans sa voix une fatigue d’homme qui ne rêve plus. Puis aussitôt sa langue se ravivait comme une flamme, ardente, fiévreuse, prête à l’envol.

« Après, j’ai été homme à tout faire à la Chartreuse de la Verne. C’est un monastère pas loin d’ici. Y’a seulement des moniales qui habitent…que des femmes ! J’étais le seul homme ! J’en ai vu des choses, tellement de choses que j’peux pas dire… qu’avaient rien à voir avec Dieu ni avec la religion… »

Il s’emportait, s’exclamait, fougueux et adolescent, faisait un opéra de tout le verbe du monde, puis redevenait un gosse joueur qui racontait un secret, me livrait les faiblesses de sa vie sur le ton de la confidence. J’étais le témoin d’un être humain qui s’exposait sans limite, sachant qu’il aurait tout oublié demain et que sa vie d’avions en papier recommencerait sans peine. Il aurait pu me raconter tout ce qu’il voulait, être tout ce qu’il avait toujours voulu être. S’inventer une autre existence à mille lieux de sa réalité. Faire un spectacle d’une vie fantasmée dont j’aurais été l’unique spectateur. Mais il a choisi d’être sincère comme un homme qui n’a plus rien à perdre. De m’ouvrir la porte de sa vie sans rien maquiller.

Père digne d’un fils démuni

« Ah, t’as voyagé, toi ! Tu rentres d’Inde, là ! Ah… Tu vois, l’Inde, ça m’attire pas… LaxmiMittal, ça fait pas bander hein ! » Aller chaque jour sur la place du village. Passer sous le grand platane. Saluer les visages qu’il connaît. Trinquer avec eux. Échanger des messes basses et des railleries à voix haute et les oublier illico. Voilà son voyage. Son escapade quotidienne. Son pèlerinage.

« Demain tu vas où ? Ah tu pars par là… Ah non… Non ! Je prends des médicaments pour dormir. Le matin, je m’lève pas avant 11 heures. »

La parole de cet homme est un flot continu qui m’a inondé durant toutes ces heures volées au sommeil. Je me suis laissé envahir. J’étais bien. J’ai plongé dans une existence pétrie de manque et de maladresse, mais qui tient debout. Qui tient peut-être même encore mieux debout quand il a bu, quand il a trinqué et bu encore. L’ivresse le rend lucide.

Il voit bien le doux désastre du monde. Il ouvre grand les yeux sur sa vie en friche qu’il laisse s’assécher au soleil et se tremper aux gorgées de verres vides. Il est lucide et il a envie de le dire pour s’en convaincre. Mes oreilles sont là pour recevoir son histoire, comme une porte qui m’est ouverte sans que j’eusse frappé. Une longue histoire qui me fait du bien. Que j’écoute dans la pénombre de la lampe blafarde d’une cuisine habillée de lassitude.

Négligence

Sa parole est un fleuve dans lequel je trempe mes membres engourdis par une longue marche dans la lumière du jour. Comme une récompense après l’effort. Une rencontre en signe de trophée. Une médaille évanescente qui ne sortira pas d’ici. Un cadeau qu’il me fait et qu’il se fait, et personne à part nous ne peut en supposer l’existence.

Ce qui le tient debout c’est de savoir que son fils viendra. Il vient toujours. Le weekend. C’est cette visite qui apaise un peu le cœur de cet ours fatigué. Il ne me le dit pas, mais je le devine : c’est ce jour-là qu’il se rase. Qu’il se fait beau. Qu’il enfile une chemise repassée et un pantalon serré à la taille. C’est ce jour-là qu’il est beau et qu’il le sait. Ce jour-là que l’élégance le saisit pour faire de lui un père digne dans les yeux d’un fils démuni.
Il attend ce jour-là pour être ce qu’il est de plus beau. Je le vois à la négligence qui habille le reste de la semaine. Et dans laquelle je le rencontre ce soir, tout naturellement. Comme si cet instant était prévu depuis longtemps sans que nous le sachions.

Rien n’allait contre nous. Tout pouvait nous arriver. Tout serait fini demain.
Nous n’avions pas besoin de justifier quoi que ce soit. Nous étions ensemble au cœur du monde, peut-être les meilleurs amis de la terre, nous éclaboussant dans sa joie, dans sa tristesse, sa richesse, aussi. Il m’a fait du bien. Il était là, mes sens le reconnaissaient comme un être exceptionnel pour sa simplicité, son effort à me recevoir, sa confiance à me faire exister comme un fils le temps d’une soirée sans lendemain.

Rien ne pouvait nous enlever l’un à l’autre.
Je suis parti au petit matin. J’ai laissé un mot sur la table. Il dormait comme un bébé ours. Des ronflements résonnaient dans la maison comme un chant de paix au cœur d’une clairière.

Lever le voile

Ce partage entre lui et moi ne devait durer qu’un soir. C’était dit comme un accord tacite entre nous. Cet homme existe, je le reconnais vivant, ici, et j’ai entendu son histoire. Il n’avait que ça à m’offrir, avec le gîte et le couvert. Et pour moi c’était tout. Ma seule richesse. J’étais arrivé dans ce village sans rien attendre et ce cadeau m’était tombé dessus.

Mais je savais que je ne resterai pas. Lui aussi le savait. Et c’est pour ça qu’il m’a ouvert sa porte. J’étais comme une bouffée d’air, un brin d’insouciance, la silhouette d’un rêve. Comme un souffle d’ailleurs qui est entré dans sa maison. Ma force, c’est de repartir. C’est à ce prix que l’on m’accorde la confiance de pénétrer sans retenue dans une vie, fragile et tremblante. C’est parce qu’on sait que je ne vais pas rester. On ne s’attache pas. Ailleurs est ma destination. Je suis toujours en partance. On m’autorise à lever le voile juste pour un soir. Il n’y a pas de risque que je revienne. Je n’étais qu’un visiteur, qui passe sans habiter. Je n’étais qu’un passant. Un passant sur la terre.
Fidèle à mon chemin, je dois repartir. La route est déjà devant moi. Mon sac ne pèse pas plus lourd. Le poids de cette rencontre allège mes pas. Il a lavé ma fatigue et rincé mes efforts. Le soleil s’avance, haut dans le ciel. Mille chemins m’attendent et je souris déjà aux visages à venir…

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