Le « poète de proximité » Marien Guillé prend la plume. Laissez-vous surprendre par son récit de voyage, en France.
Vous en êtes à l’épisode 1 : « Prologue ».
C’est toujours la même histoire. Sur la piste, il y a des avions qui atterrissent et d’autres qui décollent. Devant nous, de grandes baies vitrées derrière lesquelles on regarde. Ça ressemble presque toujours à une grande joie accompagnée d’une grande détresse. L’une et l’autre se tiennent la main, que ce soit pour partir ou pour rentrer. Qu’est-ce qu’on perd ? Qu’est-ce qu’on quitte ? La terre pour quelques heures. Il tremble en nous deux choses : à la fois une grande excitation – sortir de chez soi – et à la fois une immense frayeur face à l’immensité du monde et à la rapidité avec laquelle on peut la traverser.
On a toujours faim dans ces moments-là. Alors on hésite, un moment, et puis on achète un sandwich pâteux et sans goût qu’on croque à toute vitesse, comme si on voulait le digérer avant d’embarquer dans l’avion qui est déjà accolé à la passerelle. Dehors, il y a toujours la ville au loin qui se dessine. Il y a toujours des dizaines de petites lumières qui brillent, ça et là, et d’autres qui gigotent dans l’espace, fixées aux véhicules en tout genre qui traversent la piste, aux ailes des avions, aux panneaux de signalisations, aux passerelles estampillées des logos des banques les plus prestigieuses du monde. La nuit est tombée. Il fait noir comme dans une ville en plein jour. Et ce spectacle, à chaque fois, vous repose la même question : « Est-ce qu’un jour, enfin, partir sera plus rassurant qu’arriver ? »
Aéroport de Delhi
« Mesdames et messieurs, nous entamons notre descente sur l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle ; notre arrivée est prévue à 14h20, le ciel est assez couvert aujourd’hui sur la capitale, la température extérieure est de 17 degrés. Nous vous souhaitons un bon retour à Paris, et pour les passagers en transit, une bonne suite pour votre voyage. » L’incertitude est déjà là. Dans quelle catégorie me situer ? Je rentre chez moi, mais le transit n’est pas terminé. L’avion atterrit, mais moi ? Combien de temps me faudra-t-il avant que mon corps touche terre, reprenne ses esprits ? On rentre de voyage, certes, mais les pays traversés nous quittent-ils un jour vraiment ?
Je suis en train de rentrer chez moi. C’est quoi toutes ces heures qu’on perd et qu’on rattrape, dans l’espace aérien où la réalité terrestre se fond dans la subjectivité du temps quadrillé ? En avion, on ne connaît jamais l’heure exacte. Il n’existe que l’heure au point de départ et l’heure au point d’arrivée. C’est tout. Pour moi, il est l’heure de rentrer. Point. « Tchallo, bahi ! », la dernière phrase entendue après avoir quitté l’aéroport de Delhi. La nuit est passée sans avoir eu lieu. On l’a traversé sans la ressentir, sans en mesurer la durée, fragmentée entre fuseaux horaires. On sauté une nuit comme on enjambe un ruisseau d’heures claires. Egalement, on a traversé le ciel, accroché à la machine qui vole, machine à remonter le temps, à démonter la nuit, à broyer les heures qui passent.
La nuit qu’on a repoussée, raccourcie, rétrécie, rallongée, étendue, étirée, compressée, comme un fil élastique qu’on tire entre les étoiles. Une heure en moins ici, une escale, une heure en plus ici, un transit. Il est plus tôt que l’heure à laquelle on est parti, et pourtant on est plus loin.
Rentrer chez moi
On avance vers chez nous, mais on recule dans le temps. C’est vertigineux. C’est comme tanguer sur un navire, avoir le cul entre deux horaires. On se tient en équilibre, suspendu en haut du ravin des heures creuses. Et puis tout s’estompe. Je pose à nouveau le pied sur un morceau de temps continu. Sur une terre de temps ininterrompu. Je reprends place dans la marche mesurée du temps. On installe la passerelle. La porte de l’avion s’ouvre. Les membres d’équipage sont parés de leurs plus beaux sourires. Une excitation s’empare de moi, mes lèvres gigotent pour ne pas éclater de rire. Franchir la porte, c’est toujours plonger.
Je reviens en France et j’ai moins l’impression de rentrer chez moi que d’atterrir dans un pays étranger dont j’ignore tout. Mes yeux s’ouvrent sur le ciel à travers la baie vitrée. Jusque là, rien de nouveau. Des avions, j’en ai vu, ces dernières saisons, des avions d’été, d’hiver, de printemps, des avions de solstice et de mousson, des avions de tempête et d’océan, des avions d’archipels et de grandes lignes, des avions vides et pleins à craquer… Tout est calme ici. Aucune nervosité, aucune précipitation, aucune euphorie non plus. La mesure en toute chose.
Passeport
Derrière moi, la densité de l’Asie, les rues bondées des mégapoles indiennes, l’urbanité parfaite de Singapour, les plages de Thaïlande, les routes désertes de Nouvelle-Zélande, la caresse douce comme une mangue de la vie néo-calédonienne… des paysages, des visages, des rives intérieures, de longues attentes et des silences à en perdre haleine, des dialectes, des sons, des odeurs, des ferveurs humides, des couloirs d’air chaud, des rues de soleil, des infinis qui n’en finissaient pas, des mots accrochés aux souvenirs, des paroles du bout du monde, des langues qui s’entrechoquent, et soudain, un mot, un seul, qui m’avait pourtant manqué : « Bonjour. »
L’agent de la douane est une femme.
« Passeport s’il vous plaît. » Je lui tends. Elle hésite une seconde.
« Ah oui c’est vous… il y a un petit changement par rapport à la photo, vous avez gardé la moustache…
Oui, je suis resté un peu…euh… à la mode indienne !
Ah ah ! merci, bonne journée ! »
Les gens
Une grande joie. Ça faisait une éternité que je n’avais pas foutu les pieds sur un sol où ça parlait français. Ça fait du bien par où ça passe la langue. La langue dans laquelle on est né, la langue qu’on a dans le corps, dans le cœur, la langue qu’on a au bout de la langue. Je file droit vers la gare pour prendre le RER. Le piano en libre-service allume mes feux de tendresse. Je ralentis et, au milieu du passage, un sac sur le dos, l’autre posé par terre, je reste paralysé, stupéfait, ébahi, interdit, confondu, les mots me manquent et ne manquent pas, devant une musique si claire, si spontanée, si écoutable, au milieu d’un silence relatif. Le silence pour entendre une musique. Elle rentre en moi comme une lampée d’eau vive. Ici, je reviendrai dans les gares juste pour écouter les gens qui jouent du piano.
La queue va trop vite. Je n’étais plus habitué.
Un monsieur : « Fait chier, il y a tous les Chinois qui se pointent ! »
C’est à mon tour d’utiliser la borne de vente automatique de tickets.
« Choisissez votre mode de paiement. »
Je n’ai que des roupies.
Mince, elle est où ma carte bleue ? Ça s’insère dans quel sens déjà ? Suspense… Yes, ça marche !
RER
Le RER n’a rien à voir avec les Indian Railways. Mais l’Inde ne tarde pas à revenir. Evry-Courcouronnes. Every people like strangers. French people from everywhere, from Every-Courcoronnes. Châtelet. Si Châtelet n’existait pas, Paris serait une ville formidable, avais-je toujours pensé. Et pourtant, en milieu d’après-midi, le changement à Châtelet est presque agréable. Il y a du monde bien sûr, mais rien à voir avec la nervosité, la panique qui anime les quais de gare des banlieues de Bombay où j’étais encore la semaine dernière.
Dans le hall, on entend le bruit des talons qui claquent, qui frappent, qui résonnent à l’unisson. Impossible d’entendre cela en Inde. Les talons. Traversée de la galerie marchande, les portes automatiques me laissent pénétrer la sortie, me laissent entrer dehors. Et soudain la lumière. La lumière de la France. La lumière d’être en France. Mais aussi la lumière d’être revenu.
Plus tard, TGV. Paris-Marseille. Tout me paraît soudain propre, calme, silencieux, souriant.
Je n’ai plus de maison ici. Plus d’adresse. Quasiment plus d’identité administrative. Et c’est seulement entouré de mes amis que j’ai la sécurité sociale. L’un d’eux, d’ailleurs, me reçoit chez lui quelques jours. Le temps d’atterrir. Le temps de me retourner. Pour voir si mon âme a bien suivi mon corps. Plateau de charcuterie, fromage, tisane, vin rouge. Je plane ! Le lendemain, j’ouvre la fenêtre. Le vertige. Je viens de ce pays. J’y suis né. Mais je ne le reconnais plus. C’est chez moi. Mais je m’y sens comme le plus étranger des visiteurs.
Le son des cloches
En moins de vingt-quatre heures, j’ai davantage été dépaysé par mon quotidien que par le bout du monde. Retrouver mon environnement m’a plus perturbé que me perdre dans les nébuleuses urbaines, Delhi ou Hong-Kong, ou même mourir sous le soleil, écrasé par la douceur de vivre calédonienne. Rentrer, c’est redécouvrir, se réadapter, se relocaliser. Revisiter son pays avec des yeux qui sont allés voir ailleurs s’ils y étaient. C’est vivre le cœur en voyage, la curiosité en bandoulière.
La fenêtre était grande ouverte. Je me suis allongé sur le sol, j’ai laissé l’air pénétrer ma peau, j’ai respiré longtemps avant de fermer les yeux. Les cloches qui sonnaient sept heures m’ont réveillé. Le son des cloches, encore une redécouverte, encore un trésor que j’avais oublié. Mes oreilles frémissent. Je suis rentré chez moi mais j’ai tout à redécouvrir ici : les gens, les visages, les habitudes, les lieux, l’histoire, la sensation même d’être ici. Ça commence où le voyage ? Quand je vais au bout de la rue, chercher mon pain, quelles frontières je dépasse ?
Je suis français
J’y réfléchis déjà, mais sans grande conviction : comment faire, après toutes ces destinations, pour retrouver un chez soi, un petit logement de quelques mètres carrés, une chambre, tous les jours la même, une vue, tous les jours la même, la même porte à pousser, à fermer, à chaque fois ? Comment faire pour dormir chaque soir à la même adresse quand le corps a tellement bougé ? Comment, après avoir embrassé tant d’espace, retrouver un bout de terre qui ne soit rien qu’à soi ? À la télévision indienne, le guru Baba Ramdev disait souvent : « Heureusement que mes territoires intérieurs sont infinis ! »
L’immobilité m’effrayait. Comment avoir suffisamment d’énergie pour ne plus la dépenser à inventer chaque jour sa route ? À se laisser porter par les chemins et les rencontres ? Comment se relocaliser sans mettre au placard sa curiosité ? Je suis français et fier de l’être. Plus je voyageais, et plus cette conviction se greffait à l’intérieur de moi. Je ne vivrai pas dans un autre pays, pour rien au monde, mais entre vivre et voyager, où trouver un point d’équilibre ? Pendant ces trois années de voyage loin d’ici, je n’ai jamais vraiment habité quelque part.
L’équation était simple : ne pas avoir de maison m’a obligé à demeurer en état de découverte permanente, en écarquillement constant. Alors si aujourd’hui je décidais de ne pas reprendre un logement tout de suite, cela me laisserait l’opportunité, pour la première fois, de redécouvrir mon pays comme si je venais d’ailleurs. De voir les choses d’un œil neuf, d’être émerveillé et agacé par ce qui fait l’identité de ce pays, de parcourir la France comme un touriste, de voyager chez moi comme dans un pays inconnu.
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A la découverte de mon propre pays
Pourquoi ne pas continuer ici à vivre chaque jour comme une nouvelle aventure, volontairement contraint par l’instabilité et la surprise ? Pourquoi ne pas tenter de redécouvrir la France comme une contrée exotique, sans port d’attache, dépouillé du confort et de l’habitude de pouvoir rentrer chez soi ? J’y vis, en France, mais qu’en connais-je, de ce pays le plus visité au monde, envié par les trois quarts de la population mondiale ? De mémoire, Jacques Lacarrière disait quelque chose comme : « A quoi me sert d’être allé au bout du monde si je ne connais pas ce qu’il y a derrière la colline à côté de ma maison ? » La fenêtre est toujours ouverte. Je me suis relevé. La nuit est tombée. C’est décidé : la France sera mon nouveau voyage. En commençant par revisiter les lieux de mon enfance où je suis passé trop vite, où j’ai oublié d’ouvrir les yeux assez longtemps. En commençant par rendre visite aux amis qui vivent aux quatre coins de ce territoire, sans que jamais je ne sois allé toquer à leurs portes.
Sac sur le dos, remis à la providence de l’amitié et des rencontres, dans l’espoir d’être accueilli là où ce sera possible, le temps que cela sera possible. Dans l’espoir aussi de me perdre et de ne pas savoir où aller, pour enfiler temporairement la peau d’un étranger dans mon propre pays. Il est trop tôt pour poser mon sac. Tant de routes m’appellent. Tant de points sur la carte encore à explorer. Il est l’heure de faire un tour du côté de chez moi, pour ne pas rentrer trop vite.
Demain, je pars à la découverte de mon propre pays, les yeux ouverts comme si j’étais ailleurs.
Finalement, le voyage continue. Et je suis loin d’en revenir…
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