Photographe et homme de théâtre, Khaled Barakeh est un artiste engagé. Il nous explique pourquoi il a exposé des photos d’enfants migrants échoués sur une plage.
Citoyen syrien expatrié à Berlin, Khaled Barakeh puise dans les fondements de son identité pour nourrir ses créations. Le temps d’une rencontre, il nous confie ses rêves de paix au Proche-Orient et nous parle d’humanité, d’engagement et de vivre-ensemble.
Sa famille est originaire d’une région reculée de Syrie. Une région en situation de guerre depuis la fin des années 1960. Lui est né dans la proche banlieue de Damas. Il a d’ailleurs fait une partie de ses études à l’Académie des Beaux-Arts de la capitale avant d’entreprendre un Master à la Funen Art Academy d’Odense au Danemark. Durant les premières années de son parcours d’artiste, il a eu la chance d’être exposé un peu partout en Europe ( Stuttgart, Irlande du nord) et à New York, avant de terminer mon cursus en 2013 à Francfort.
Pouvoir de l’image
Aujourd’hui, il vit et crée à Berlin. Vers 2003, comme tous les jeunes citoyens syriens, il a dû accomplir son service militaire dans les rangs de l’armée du régime de Bachar el-Assad. Très rapidement, ses officiers ont détecté ses talents d’artiste et lui ont confié une mission spéciale : peintre officiel en charge des portraits d’Hafez el-Assad, père de l’actuel président. Du matin au soir, il enchaînait les reproductions d’images officielles. « Je crois que c’est durant cette période que j’ai réellement pris conscience du pouvoir de l’image, de sa force et du fait qu’au final, une image est une arme« , dit-il.
Le Zéphyr : Les gens qui te connaissent le mieux disent de toi que tu es un artiste éclectique…
Khaled Barakeh : Je ne suis pas un artiste. Je suis un activiste. Il y a une différence majeure entre les deux termes. Pour moi, ce terme revêt une complexité particulière. Un activiste conscientise son travail et ses interventions. Il soulève des questions et s’implique concrètement dans le débat. L’activiste ne se positionne pas qu’en termes de création ou d’exposition.
Il pense, agit, s’engage comme un citoyen. Je milite dans plusieurs associations. Je monte des projets et collabore à ceux d’autres activistes. Je me suis également engagé au sein d’un large collectif qui rassemble plus de quatre cent citoyens syriens, artistes, cinéastes et intellectuels. Notre but est d’aller au devant des besoins de la population, d’aider nos frères et sœurs à affronter la guerre.
Au début de l’expérience, nous espérions pouvoir tempérer les velléités guerrières et vengeresses au sein de la population. Nous espérions faire comprendre aux Syriens qu’une radicalisation du mouvement vers une riposte armée signifierait, à terme, la destruction de la société syrienne. A titre personnel, je travaille dans plusieurs domaines.
Le théâtre, la peinture, la sculpture, la photo, un peu de musique… Mais je ne peux pas déconnecter mon travail de l’urgence de l’actualité et notamment celle de mon pays. Mon histoire personnelle ainsi que celle de mes concitoyens ont eu et auront encore une grande influence sur mon travail. J’en suis persuadé.
Une partie du public français t’a découvert au travers d’une série de photos. Tu peux en dire quelques mots ?
Il s’agit d’une série intitulée Cimetière multiculturel (disponible en fin d’article, les photos sont dures et peuvent heurter la sensibilité des plus fragiles, ndlr) et présente des clichés de migrants morts noyés alors qu’ils tentaient de fuir la guerre. J’ai pris ces photos sur la place de Marsala, une petite ville à la pointe occidentale de la Sicile. L’île voit, comme Lampedusa, régulièrement débarquer des embarcations de fortune chargées de réfugiés. Ceux que j’ai photographiés n’ont pas eu la chance de découvrir la ville. Hommes, femmes, enfants, mêlés gisaient dans le clapotis des vagues. Tous étaient morts, seuls, dans la nuit.
Pourquoi avoir diffusé ces photos terribles sur les réseaux sociaux et sans en restreindre l’accès (Facebook permet, dans ses paramètres, de restreindre un contenu à un public précis, ndlr) ?
Pour que les gens les voient. Pour qu’ils débattent. Pour que les citoyens européens prennent la pleine mesure de ce qui se joue à leurs portes. Je devais le faire.
J’imagine que les clichés ont beaucoup circulé. Comment les gens ont-ils réagi ? As-tu eu des retours ?
Les réactions ont été partagées. Bien entendu, certains m’ont contacté pour me dire qu’ils étaient scandalisés de voir de telles images circuler sur Facebook. Je peux le comprendre. La vision d’une enfant de trois ans noyée sur une place italienne a tout d’un spectacle traumatisant. Mais ce genre de réaction n’a pas été majoritaire. Énormément de monde m’a remercié d’avoir fait ça. Plusieurs personnes m’ont confié leur dégoût de la situation, bien entendu, mais également l’importance de pouvoir disposer de tels documents, pour eux, pour leurs propres enfants, pour l’avenir.
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Cette série de photos fait forcément écho à la photo du petit Aylan, prise sur une plage turque par la journaliste Nilüfer Demir…
Oui forcément. Comme tout le monde, j’ai été frappé par ce cliché et la vision de ce petit bonhomme mort sur cette plage turque. Je pense qu’il y a de nombreuses similitudes entre le travail de cette photographe et le mien. L’image qu’elle a publiée est puissante. Vraiment puissante. La fragilité du petit corps contraste avec l’apparence idyllique de la plage. C’est presque un oxymore. Et le fait que l’AFP l’ait rapidement relayé a sans doute joué aussi dans l’impact de ce cliché.
Avec la diffusion de cette série de photos, tu as accompli un travail au confluent des mondes artistique et journalistique. Que penses-tu de la relation entre ces deux univers ?
Les deux sont intrinsèquement liés. Le journaliste et l’artiste s’impliquent consciemment ou non dans le débat public. Ce sont des piliers de la démocratie.
Dans L’Inavouable, un livre-enquête consacré au génocide rwandais, Patrick de Saint-Exupéry affirmait qu’on ne revenait jamais vraiment d’un tel traumatisme. Qu’en penses-tu ?
Une partie de moi est morte sur cette plage de Marsala. Je comprends tout à fait les mots du journaliste français. Que l’on soit face aux résultats d’un massacre de masse, d’un naufrage meurtrier ou aux portes d’un camp de concentration, on ne ressort jamais indemne d’une telle expérience. On s’y brûle les ailes et les coins de l’âme. L’affaire est comparable à l’expérience vécue par les premiers soldats qui ont pénétré dans l’enceinte du camp d’Auschwitz. Mettre les pieds dans de tels endroits, y voir de tels spectacles… Il y a de quoi se perdre.
Le battage médiatique autour de la guerre crée une distance entre le public français et la Syrie. Pour un citoyen syrien, à quoi ressemble cette guerre ?
Le monde ne s’en sortira qu’en s’ouvrant. Abattre les frontières est une solution. Tendre la main en est une autre. En cela, ce que fait le gouvernement d’Angela Merkel est admirable. Le pays accueille des milliers de migrants depuis plusieurs mois. Bien entendu, il y a des mécontents. Les extrémistes du mouvement Pegida se font entendre notamment dans les villes du nord et de l’est. Mais globalement, il se passe de belles choses tant au niveau fédéral que dans certains Länder. A l’échelle européenne, les choses sont plus compliquées. On le voit avec l’exemple de la Hongrie, nous sommes face à des états indépendants les uns des autres qui protègent leurs propres intérêts.
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La mort du journaliste , ça t’évoque quoi ?
J’ai appris son assassinat. C’est une terrible nouvelle pour tout le monde. Avec Naji, la Syrie perd l’un de ses citoyens les plus honnêtes. C’était un type bien, un activiste et un journaliste courageux. On pouvait reconstruire ce pays avec des hommes comme lui. Naji était connu dans toute la région pour son combat.
Il s’opposait avec la même détermination au régime de Bachar el-Assad et aux islamistes de Daesh. On l’a descendu au silencieux dans la ville turque de Gaziantep. Dans son tout dernier documentaire, Daesh à Alep, il avait permis aux activistes, aux médecins, aux victimes de tortures de faire entendre leur voix. / Jérémy Felkowski (photos de Khaled Barakeh)