Tombé dans l’abîme de la crise des subprimes, Bruce Skinner a failli tout perdre. Absolument tout. Au bord du gouffre, il s’est finalement reconstruit grâce à un simple jeu vidéo et, tandis que son avatar explorait une galaxie lointaine, lui redécouvrait son univers intérieur.
Dans Le Zéphyr n°6 (sur la photographie), le journaliste Jérémy Felkowski vous propose le meilleur des clichés de Bruce, dont la crise a révélé ses talents de photographe. #Expo à retrouver là.
Au cœur de la nébuleuse du crabe, là où les gaz chauffent jusqu’au million de degrés et se parent de mille couleurs, deux étoiles jumelles se tournent autour comme dans un ballet débuté aux origines de l’univers. A quelques années-lumière de là, un pulsar file à toute allure, crevant la nuit galactique d’une lueur irréelle. Propulsé par l’explosion d’une supernova il y a déjà bien longtemps, il ira sans doute se perdre dans le vide.
A la surface de Titan, les effets de la gravité jupitérienne dessinent des arabesques et de profondes crevasses dans la calotte glacière qui la recouvrent. A cent kilomètres, un océan renferme peut-être des formes de vie en sommeil. Dans les épaisses forêts qui bordent le lac Michigan, une silhouette se faufile entre les souches de sycomores et les troncs énormes de quelques conifères. La nuit tombe et projette aux alentours les ombres aux formes grotesques de son ancienne existence. Bruce Skinner a emprunté de nombreuses routes pour se retrouver là, seul, face à lui-même.
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Quand la crise des Subprimes a frappé, Détroit a fait partie des premières à tomber. Nous étions en 2008 et le rêve américain d’une croissance immuable sombrait corps et biens, à mesure que les banques fermaient. Jadis fleuron de l’
Industrial Belt, la capitale de l’État a vu s’évanouir ses rêves de grandeur et ses idéaux. En moins de temps qu’il en faut pour fabriquer une berline sur les chaînes de montage de GM, les rues se sont vidées de cette foule qui, hier encore, grouillait aux heures de pointe, allait chercher un café au Starbucks du coin, flânait, consommait.
Voie familiale
En un rien de temps, les 300 000 ouvriers des glorieuses années 1960 ont disparu, ne laissant derrière eux que 25 000 manœuvres dans les ateliers. On érige des monuments avec la certitude qu’ils résisteront au temps. Finalement, on se lance dans des travaux colossaux avec la même naïveté que dans les préparatifs d’un mariage. Rien ne prépare les hommes au long terme. Absolument rien. Détroit et ses dix-huit milliards de dollars de dette ont sombré.
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Bruce Skinner a vu son monde se fissurer en février 2010. Responsable de production chez l’un des sous-traitants de General Motors, le quadragénaire s’est vu signifier son licenciement en arrivant à l’atelier. « Un carton vide m’attendait sagement à côté d’une pile d’autres cartons tout aussi vides. Une dizaine de collègues faisaient les frais d’un coup de balai. J’en faisais partie aussi », se souvient-il.
Dans le Détroit des années 2000, comme partout ailleurs, la transmission du geste et l’identité que l’on se forge sur le labeur sont des notions concrètes. Après vingt ans de bons et loyaux services, le père de famille s’estimait béni de travailler pour le leader mondial de l’industrie automobile. Il assurait même à qui voulait l’entendre que sa vie, comme celle de son père, était toute tracée, et que son fils Jason suivrait «logiquement » cette voie familiale.
La crise, et ses conséquences désastreuses
Grâce à l’accord de sous-traitance obtenu quelques années plus tôt, la boîte de Bruce a vaillamment résisté aux premiers assauts de la crise. En interne, on se disait confiant. Mais au fur et à mesure, les contrats et les commandes se sont faites plus rares. « Quand vos clients mettent la clef sous la porte les uns après les autres, c’est difficile de résister. » En quelques mois, la moitié du carnet de commandes avait disparu, emportant par le fond les espoirs de toute une équipe.
Bruce a simplement fait partie d’une de ces charrettes que l’on remplit à la hâte comme un canot de sauvetage… La destination mise à part. En un rien de temps, la crise a tout balayé. Les petites entreprises, les grands groupes, les artisans, les banques du centre-ville et les familles. On estime qu’en 2014, près de 44 000 maisons ont été saisies. Parmi elles, des milliers ont été cédées aux enchères pour quelques milliers de dollars, faisant les affaires de quelques entrepreneurs un brin opportunistes.
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D’une porte claquée à l’autre, huit tout petits mois se sont écoulés. Huit mois après avoir jeté un dernier regard sur les lourdes grilles de fer rouillé de sa boîte, Bruce découvrait un petit mot sur la table de la cuisine familiale. Un mot déposé là, entre les tasses sales et les miettes du breakfast. Un simple “I give up” (“J’abandonne”, dans la langue de Bruce Springsteen), asséné par son épouse en guise d’adieu.
« I give up »
« Il y avait de l’eau dans le gaz depuis quelques temps déjà. Je n’ai sans doute pas fait tout ce que j’aurais dû pour la protéger. Avec le recul, je comprends sa décision.» « I give up, trois petits mots griffonnés sur une feuille de papier, comme un préavis avant expulsion, une condamnation à l’errance. Bruce a conservé le papier pendant des années… Tout d’abord dans un tiroir de sa commode, puis dans son portefeuille lorsqu’il a fallu vendre la commode et la maison avec.
En deux ans, Bruce a perdu son job, sa femme, son fils Jason, sa maison et ses amis. Un scénario catastrophe tel qu’on ne devrait en voir qu’au cinéma.
Mais c’est bel et bien arrivé, derrière les épaisses murailles de la certitude et de la honte. Privé de repères, coupé des siens, Bruce s’est rapidement enfoncé dans les terres les plus reculées de son esprit. Peut-être y cherchait-il un refuge, quelques pierres d’évidence pour ériger une nouvelle forteresse… En équilibre précaire entre la rage et la folie, il s’est vite retrouvé à la rue.
Grandes incertitudes
Dans un pays où les aides sociales sont restées à l’état de simple fantasme, une telle chute est souvent fatale. L’ancien chef de production a été sauvé de justesse par un ex-collègue qui l’a hébergé quelques temps. Suffisant pour panser les morsures du froid et se prémunir des regards inquisiteurs. Mais pas pour se reconstruire.
Reparti à la dérive quand son bienfaiteur n’a plus eu les moyens et la force de le tenir à bout de bras, Bruce s’est de nouveau retrouvé dehors. Dans le Michigan, les températures chutent souvent sous les -15°C en hiver. En cette période, la neige recouvre tout. Les buildings de verre et d’acier, les réverbères aux lueurs blafardes et les corps des naufragés du monde moderne.
Trois ans de galère, de petits boulots, de chapardages occasionnels et de grandes incertitudes. Trois ans passés loin de son fils parti avec sa mère en Louisiane. Trois ans pour survivre, se relever et tenter de reprendre la route. De 2014 à 2017, Bruce s’est battu pour trouver un petit appartement dans la banlieue de Détroit, traîner sa grande carcasse maigrelette, reprendre son souffle, dénicher un emploi…
Reprendre la route
Mais les épreuves qu’il a traversées l’ont durablement marqué. « Même si je n’étais plus dehors, mon esprit était toujours happé par le vide et l’angoisse de replonger. Depuis la fermeture de mon entreprise et ma dégringolade, je sais que ce genre de choses peut arriver rapidement. On est élevés dans un sentiment artificiel de sécurité. »
Pendant les périodes de déprime, Bruce se renfermait systématiquement dans un long cycle où les journées se résumaient à une interminable gueule de bois. « C’est une espèce de mécanique qui se relance. Dans ces moments-là, tu te dis que tu n’es qu’une merde, que tu n’es capable de rien et que ce qui t’arrive est une condamnation divine »
Armé de quelques cachets dégotés à prix d’or dans une pharmacie du coin, Bruce trouve la force de reprendre la route et se présente au bureau d’une petite boîte d’informatique. Bonne pioche.
Il y est engagé à l’essai comme manutentionnaire deux semaines plus tard et voit l’horizon se dégager. Il s’y fait des amis, même si son côté taciturne en interloque plus d’un. Il tente de reprendre contact avec son fils. Mais, face à l’accueil glacial de son ex-femme, Bruce hésite et, finalement, se rétracte la plupart du temps.
« La dernière merveille des jeux vidéos »
« C’est pas évident d’aller au-delà de la honte, de choisir ce qu’on peut dire à son fils. J’avais honte des années que je venais de vivre. Je ne voulais pas qu’il me voit comme un loser. J’en étais pourtant un.» Revenir à la surface quand on nage les pieds lestés des pierres de son passé…
Un jour, profitant d’une pause-déjeuner, Bruce s’est immiscé dans un petit groupe qui semblait dévorer une vidéo sur le web. Trois collègues discutaient à bâtons rompus de « la dernière merveille des jeux vidéo ».
Quelques mois plus tôt, un petit studio indépendant avait édité No Man’s Sky, un jeu tout à fait atypique qui place le joueur dans la peau d’un explorateur spatial à la recherche de sa propre identité. Difficile d’imaginer plus claire allusion à la trajectoire de Bruce… Très attendu par les spécialistes du genre, le jeu de Hello Games promettait une expérience inédite grâce à un concept inédit : la génération procédurale.
« J’ai découvert autre chose »
Fondateur et dirigeant du studio, Sean Murray assurait alors que l’immersion serait totale et permettrait aux joueurs de partir à la découverte de planètes uniques aux environnements originaux. Si les bugs ont eu raison de l’enthousiasme des premiers explorateurs, l’essentiel était là pour Bruce.
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«Au départ, j’ai vu ce jeu comme une fuite en avant, un moyen de me soustraire à mon quotidien et mes problèmes personnels. Mais très vite, j’ai découvert autre chose », assure-t-il en souriant. Derrière les pixels et les musiques futuristes, Bruce venait d’entrevoir les richesses qui sommeillaient en lui depuis longtemps. Lui qui, pour ainsi dire, n’avait jamais vraiment touché une manette de sa vie, s’est mué en « hardcore gamer », accumulant plusieurs centaines d’heures de jeu.
Explorant un à un les systèmes planétaires qui se présentaient sur son chemin, analysant et répertoriant chaque espèce animale ou végétale, prenant des clichés et tentant de perfectionner ses techniques, Bruce voyait évoluer sa psyché pendant que son avatar se frayait un chemin au cœur de la galaxie Euclyde.
Absorbé par le jeu
L’ancien responsable de production de l’un des plus grands constructeurs automobile du monde glissait doucement dans la combinaisonhigh tech d’un explorateur galactique et, à mesure que s’écoulaient les heures de jeu, Bruce se révélait à lui-même. Lui qui avait toujours tenu à être rasé de frais se laissait désormais pousser une large barbe brune.
« Dans les premiers temps, j’ai été totalement absorbé par le jeu, la conquête, la découverte de nouvelles planètes, la curiosité technique« , dit-il en passant en revue l’ensemble de ses petites victoires. Il a dû batailler pour construire sa première base, marcher des heures pour dénicher une espèce animale qui se dérobait encore à sa vigilance, réfléchir, beaucoup réfléchir, pour comprendre les stratégies inhérentes à une telle aventure.
Mais un jour, alors qu’il venait de passer une énième nuit blanche à retaper le vieux cargo qu’il s’était offert au prix d’une bataille spatiale démentielle, Bruce a ouvert la porte de son petit appartement, a humé l’air du matin et s’est lancé. Faisant quelques pas en direction de son arrêt de bus, il décida soudainement de continuer à marcher et, chemin faisant, a poursuivi le long des dix kilomètres qui le séparaient de son travail. « « Inutile de préciser que je suis arrivé en retard ce matin-là », dit-il en riant. Mais ça en valait la peine.
Libre, Bruce peut s’exprimer
Pour la première fois depuis des années, Bruce avait pris le temps de respirer, de lever le nez de ses embrouilles et de regarder le monde. Le lendemain matin, il entreprit de partir une heure plus tôt pour avoir le temps de s’arrêter en chemin. Et c’était fait…
Le temps d’une promenade sur les sentiers d’un monde à l’abandon, Bruce était devenu randonneur galactique. L’un de ces personnages de sang et de pixels qui parcourent les rues sans qu’on les devine. Les semaines suivantes, Bruce multiplia les virées. Le matin pour aller travailler, le midi pour sa pause-déjeuner, le soir au soleil couchant. Même ses weekends y passaient. Troquant la bruyante soufflerie d’un ordinateur rafistolé contre la brise printanière du Michigan, Bruce commença à croquer ce qu’il voyait, à photographier des paysages comme son alter ego virtuel le faisait dans les contrées inconnues de No Man’s Sky.
Mais, par-dessus tout, c’est à la contemplation qu’il s’adonnait. « J’ai vécu des années avec un bandeau sur les yeux. Un bandeau tissé dans mon propre malheur et qui, par conséquent, en ajoutait encore davantage.» Pur hasard ou prise de conscience, Bruce n’en saura sans doute jamais rien. L’essentiel n’est pas là. Libre, il pouvait désormais s’exprimer.
« Prendre un carnet, c’est libérateur »
Se réapproprier sa capacité de création, quand on est le prototype du quadra de la classe moyenne américaine, n’est pas évident. Au début de ses expérimentations, Bruce concède volontiers qu’il se sentait « un peu con » à dessiner de petites fleurs et à photographier un vieux pont de banlieue. Les rôles que la société vous octroient engendrent de l’inhibition. Ne pas sortir du cadre, ne pas dévier, ne pas se faire remarquer…
Mais, après des années de galères, coincé dans un trou noir où même la lumière des éclairages publics ne lui parvenait plus, il était passé à autre chose. « Se poser quelque part, loin des voitures et des quatre voies, prendre un carnet à croquis et griffonner, c’est libérateur. On ne l’imagine pas tant qu’on n’a pas essayé. On est là, seul face à une fleur ou un caillou et on se sent bien. Pour la première fois depuis longtemps, j’accomplissais quelque chose. Quelque chose dont j’étais fier. »
En quelques mois, Bruce accumule les sorties en solo. Ici, il entreprend d’explorer les ruines d’anciens complexes industriels de Détroit à la recherche d’une ligne, d’une lumière. Là-bas, il s’enfonce dans les épaisses forêts de feuillus qui bordent le lac Huron, au nord de la ville, pour y observer ce qui s’y passe. C’est sans doute là-bas qu’il se sent le plus vivant. Au milieu des arbres et des bruits de la nature.
« Une idée de l’espoir »
Il se met progressivement à collectionner de menus objets, confectionne des herbiers et envoie régulièrement des fleurs séchées à son fils en prenant soin d’accompagner les brins d’une notice explicative et de quelques nouvelles de son père resté en périphérie du trou noir des SubprimesQuand le silence se fait autour de lui, le père resurgit sous l’écorce du voyageur. « C’est toujours lors de mes sorties en forêt que j’écris le plus à Jason. Je m’y sens à l’aise et, bizarrement, la douleur de la séparation fait place à une certaine idée de l’espoir. »
Pourrait-il faire des sorties en groupe ? Sans doute pas. Bruce se sent encore fragile et ne peut partager cette énergie mystique et naturelle qu’avec une personne : son fils. Mais, sans l’accord de sa mère, rien ne peut se faire. Il reçoit parfois quelques mots couchés sur une page déchirée d’un cahier d’écolier. Son fils lui décrit la vie en Louisiane, ses amis, ses profs qui ne sont évidemment pas commodes, ce manque dont il ne peut parler à personne. Trois ans qu’ils ne se sont pas vus au moment où Bruce se livre pour Le Zéphyr.
Trois ans, dans la vie d’un enfant, c’est une éternité. Dans celle d’un père, également. « Tout ce que je fais, c’est une sorte de reconstruction. Un peu comme le centre-ville de Détroit qui, depuis quelques temps, retrouve un semblant de vie. Des gens y reviennent, des jardins partagés apparaissent, des start-up y ouvrent. C’est le retour de la vie. »
Ils marcheront ensemble un jour
Malgré ses blagues, l’éclat de ses yeux noirs disparaît soudainement lorsqu’il parle de Jason. Comme si, malgré tout ce chemin parcouru, le père de famille n’avait finalement jamais quitté la véritable ligne de départ.
Un jour, Bruce et Jason marcheront ensemble dans les forêts du Michigan. Il en est persuadé. Mais en attendant, Bruce revêt chaque jour sa combinaison de randonneur galactique et part faire un tour sur les sentiers du monde réel. Affairé dans sa quête de résurrection, il s’est également plongé dans la lecture. Nombre de références à la science-fiction et l’astronomie sont disséminées dans les scenarii de No Man’s Sky.
Asimov y croise Planck et Barjavel dans une galaxie de réflexions philosophiques. Suffisant pour aiguiser la curiosité d’un profane. « Il m’a fallu construire pas à pas un semblant de culture générale pour apprécier ces références. Je me suis plongé dans tous les bouquins qui me tombaient sous la main. Je me suis abonné aux comptes Instagram de la NASA, des observatoires américains, de tout ce qui concernait les étoiles. C’est dingue ce que l’on peut découvrir en relevant un simple nom sur l’un des écrans-titre d’un jeu vidéo ».
En attendant de franchir le pas et d’aller directement trouver son fils en Louisiane, Bruce poursuit sa route en solitaire. Armé d’un carnet à croquis, de quelques crayons usés et d’un sac à dos savamment rempli, il arpente les petites routes et les grandes prairies. Pour la beauté du geste, le marcheur pourrait couvrir les 1 700 kilomètres qui séparent Détroit de la Nouvelle-Orléans à la seule force de ses jambes. L’image serait belle, comme il le dit.
Durant le trajet, il ferait des haltes pour observer les biotopes environnants, prendrait le temps de dessiner un peu, camperait à la lisière des forêts de la côte Est. Et il repartirait au petit matin, se remémorant peut-être cette phrase prononcée un jour par l’immense Stephen Hawking : « Cet univers ne serait pas grand-chose s’il n’abritait pas les gens qu’on aime.» / Jérémy Felkowski
Dans le numéro du Zéphyr n°6, Jérémy Felkowski vous propose le meilleur des clichés de Bruce, dont la crise a révélé ses talents de photographe. #Expo à retrouver là.